ROME, vendredi 19 octobre 2012 (ZENIT.org) – Avant de partir pour Madagascar, le bienheureux P. Jacques Berthieu, s. j., qui sera canonisé par Benoît XVI dimanche prochain, 21 octobre, s’était consacré au Sacré-Cœur de Jésus, au sanctuaire de Paray-le-Monial, en Bourgogne, et il a été un apôtre de ce culte parmi les chrétiens malgaches.

C’est ce qu’explique le père général des Jésuites, le P. Adolfo Nicolas Pachon, dans cette lettre en date du 15 octobre, aux membres de la Compagnie de Jésus, à l’occasion de la canonisation du jésuite français.

Lettre du Rév. P. Nicolas Pachon :

A TOUTE LA COMPAGNIE

Chers frères dans le Christ,

Le Père Jacques Berthieu, jésuite français (1838-1896), prêtre et missionnaire à Madagascar, fut déclaré bienheureux martyr de la foi et de la chasteté par le pape Paul VI en 1965 durant le Concile Vatican II. Il sera canonisé à Rome le 21 octobre prochain avec six autres bienheureux; ce jour coïncide avec la Journée mondiale des missions et s’inscrit au coeur de l’Année de la Foi et du Synode des Evêques sur la Nouvelle Evangélisation. Pour la Compagnie, cette année 2012 est de plus celle de la Congrégation des Procureurs qui s’est tenue en juillet à Nairobi ; la vitalité apostolique des provinces d’Afrique et Madagascar regroupées dans le JESAM et la prise de conscience renouvelée du sentire cum Ecclesia nous invitent à recevoir avec ferveur le témoignage de Jacques Berthieu. Après avoir rappelé les étapes de sa vie et son martyre telles que les sources les présentent, je dégagerai certains aspects de sa sainteté qui nous interpellent aujourd’hui.

Né le 27 novembre 1838 sur le domaine de Montlogis, à Polminhac, en Auvergne, au centre de la France, où ses parents étaient fermiers, Jacques Berthieu fit ses études au séminaire de Saint-Flour, avant d’être ordonné prêtre de ce diocèse en 1864 et nommé vicaire à Roannes-Saint-Mary où il restera neuf ans. Désirant partir évangéliser dans des contrées lointaines et fonder sa vie spirituelle sur les Exercices de Saint Ignace, il demande son admission dans la Compagnie de Jésus et entre au noviciat à Pau en 1873. Il quitte en 1875 le port de Marseille vers deux îles au large de Madagascar, la Réunion puis Sainte-Marie (alors sous dépendance de la France et aujourd’hui appelée Nosy Bohara) où il étudie la langue malgache et se forme à la mission.

En 1881, la législation française ferme aux jésuites les territoires français, mesure qui contraint Jacques Berthieu à passer sur la grande île de Madagascar. Il y travaille tout d’abord dans le district d’Ambohimandroso-Ambalavao, à Fianarantsoa, dans la partie sud des hauts plateaux. Puis, durant la première guerre franco-malgache, il assure des ministères divers sur les littoraux est et nord. A partir de 1886, il dirige la mission d’Ambositra, à 250km au sud d’Antananarivo, puis celle d’Anjozorofady-Ambatomainty, au nord de la capitale. Une seconde guerre l’oblige à s’éloigner. En 1895, l’insurrection des Menalamba (les toges rouges) contre les colonisateurs vise également les chrétiens. Jacques Berthieu cherche à placer ceux-ci sous la protection des troupes françaises. Privé de la protection d’un colonel français à qui il avait reproché sa conduite envers les femmes du pays, il dirige un convoi de chrétiens vers Antananarivo et s’arrête au village d’Ambohibemasoandro. Le 8 juin 1896, les Menalamba font irruption dans le village et finissent par trouver Jacques Berthieu qui s’était caché dans la maison d’un ami protestant ; ils s’emparent de lui et le dépouillent de sa soutane ; l’un des leurs lui arrache son crucifix, en disant : « Est-ce là ton amulette, est-ce ainsi que tu égares le peuple et vas-tu prier encore longtemps ? » « Il me faut prier jusqu’à la mort, répond-il.» Un des leurs lui porte un coup de machette au front ; il tombe à genoux, son sang coule abondamment. Les Menalamba l’emmènent pour ce qui sera une longue marche. Blessé au front, Jacques Berthieu dit à ceux qui le conduisent : « Lâchez-moi les mains, que je prenne mon mouchoir dans ma poche pour essuyer le sang au dessus mes yeux car je ne vois pas le chemin. » Plus loin, quelqu’un s’approche et Jacques Berthieu lui demande : « As-tu reçu le baptême, mon enfant ? ». « Non », répond l’autre. Alors, fouillant dans sa poche, Jacques Berthieu en tire une croix et deux médailles qu’il lui donne en ajoutant : « Prie Jésus-Christ tous les jours de ta vie. Nous ne nous reverrons plus, n’oublie pas ce jour, apprends la religion chrétienne et demande le baptême quand tu verras un prêtre ».

Lorsqu’après une dizaine de kilomètres de marche il arrive au village d’Ambohitra où se trouve l’église qu’il avait fondée, quelqu’un déclare qu’il n’est pas possible qu’il entre au camp car il en profanerait les objets sacrés, désignant ainsi les fétiches. A trois reprises, on lui lance une pierre, à la troisième il tombe prosterné. Non loin du village, alors qu’il est en sueur, un Menalamba lui prend son mouchoir, le trempe dans la boue et l’eau souillée et lui en ceint la tête ; des huées s’élèvent : « Voici le roi des Vazaha (Européens) ». Certains vont même jusqu’à l’émasculer, provoquant une nouvelle perte de sang qui l’épuise.

La nuit est proche. A Ambiatibe, village situé à 50km au nord d’Antananarivo, après délibération, décision est prise de le tuer. Le chef rassemble un peloton de six hommes armés de fusils. A cette vue, Jacques Berthieu s’agenouille. Deux hommes tirent ensemble et le manquent. Il se signe et s’incline. Un des chefs s’approche et lui dit : « Renonce à ton odieuse religion, n’égare plus le peuple, nous ferons de toi notre conseiller et notre chef et nous t’épargnerons.». Il réplique : « Je ne puis y consentir, je préfère mourir.». Deux hommes tirent de nouveau. Il s’incline encore pour prier, on le manque. Un autre tire le cinquième coup et l’atteint, sans le tuer. Il reste à genoux. Un dernier coup presque à bout portant achève Jacques Berthieu.

Missionnaire, Jacques Berthieu décrivait ainsi sa tâche : « Voilà le missionnaire : se faire tout à tous, à l’intérieur et à l’extérieur ; s’occuper de tout, hommes, bêtes et choses, et tout cela finalement pour gagner des âmes, d’un coeur large et généreux. » En témoignent ses multiples efforts en vue de promouvoir l’instruction scolaire, la construction de bâtiments, l’irrigation et le jardinage ou la formation agricole. Il fut un infatigable catéchiste. Un jeune maître d’école, l’accompagnant en tournée, voyant qu’à cheval il avait son catéchisme ouvert sous les yeux, lui dit : « Mon Père, pourquoi étudiez-vous encore le catéchisme ?» Il lui répondit : «Mon enfant, le catéchisme est un livre qu’on ne saurait trop approfondir, car il contient toute la doctrine catholique. » A cette époque, une fois parti en mission, il n’était pas question de retourner au pays natal. « Dieu sait, disait-il, si j’aime encore le sol de la patrie et de la terre chérie d’Auvergne. Cependant Dieu me fait la grâce d’aimer bien plus encore ces champs incultes de Madagascar, où je peux seulement pêcher à la ligne quelques âmes pour Notre Seigneur… La mission progresse, bien que les fruits ne soient encore qu’en espérance en bien des endroits et peu visibles en d’autres. Mais que nous importe, pourvu que nous soyons de bons semeurs ? Dieu donnera la croissance en son temps ».

Homme de prière, il puise en celle-ci sa force. « Quand j’allais le trouver, a déclaré l’un de ses catéchistes, je le trouvais presque toujours à genoux dans sa chambre » ; et un autre : « Je n’ai vu de Père rester plus longtemps devant le Sa int-Sacrement. Quand on le cherchait, on était sûr de le trouver là ». Un frère de sa communauté a rendu aussi ce

témoignage : « Dès qu’il fut en convalescence, chaque fois que j’entrais dans sa chambre, je le trouvais à genoux, priant ». Son amour de Dieu était tel qu’on l’appelait « tia vavaka » (pieux). On le voyait toujours le chapelet ou le bréviaire à la main. Sa foi s’exprimait dans sa piété envers le Saint Sacrement, la Messe étant le foyer de sa vie spirituelle. Il professait aussi une dévotion spéciale au Sacré-Coeur auquel il se consacra à Paray-le-Monial avant son départ en mission ; il se fit d’ailleurs l’apôtre de ce culte parmi les chrétiens malgaches. Fervent dévot de la Vierge Marie, il s’était rendu en pèlerinage à Lourdes ; le rosaire était sa prière favorite, qu’il récitait quand on le conduisit à la mort. Il révérait aussi Saint Joseph.

Pasteur, il s’adresse aux chrétiens avec les mots mêmes du Christ : « mes petits enfants » (Jn 13,33) ; quant à ses bourreaux, il les interpelle avec douceur : « ry zanako, mes enfants ». Sa charité était pleine de respect pour autrui, même lorsqu’il devait reprendre un fidèle qui s’égarait ; pourtant, il savait parler fort et ferme, s’il jugeait les intérêts de Dieu et de l’Eglise lésés. Il ne cachait pas les exigences de la vie chrétienne, à commencer par l’unité et l’indissolubilité du mariage monogame. La polygamie étant monnaie courante à l’époque, il dénonçait l’injustice et les abus qui en découlent, s’attirant de la sorte autant d’ennemis, surtout parmi les détenteurs du pouvoir.

La veille de sa mort, alors qu’il se dirige vers la capitale avec les fidèles traqués par les Menalamba, il est saisi de pitié à la vue d’un jeune homme blessé au pied et se met en quête de porteurs, leur proposant une forte somme en échange de ce service ; tous se récusent. Descendant alors de cheval, il hisse l’infirme sur la monture et, malgré sa propre faiblesse, va désormais lui-même à pied, tirant l’animal par la bride. « C’était un homme doux, déclare un témoin, patient, zélé à remplir son ministère, alors même qu’on l’appelait à minuit ou que la pluie tombait à verse ». Au sud d’Anjozorofady vivaient deux femmes lépreuses ; chaque fois qu’il revenait de ses tournées, il allait les voir, leur portait vivres et vêtements et leur enseignait le catéchisme, jusqu’au jour où il put les baptiser. Accompagner les mourants dans leur agonie lui tenait à coeur : « Que je mange ou que je dorme, répétait-il, n’ayez pas honte de m’appeler, il n’y a pour moi d’obligation plus stricte que celle de visiter les moribonds ».

Le don total et délibéré de sa vie à la suite du Christ est la clef de son engagement. Au milieu des épreuves, il gardait sa bonne humeur, affable, humble et serviable. Il citait volontiers l’évangile : « Ne craignez pas ceux qui tuent le corps, mais ceux qui peuvent perdre l’âme. » (cf. Mt. 10, 28). Dans ses instructions, il traitait souvent de la résurrection des morts ; les fidèles ont retenu cette phrase: « Seriez-vous mangés par un caïman, vous ressusciterez. » Etait-ce un présage de sa fin ? De fait, après sa mort, deux habitants d’Ambiatibe trainèrent son corps jusqu’à la rivière de Mananara, à deux pas du lieu de son martyre, et ses restes disparurent.

La Compagnie se réjouit que l’Eglise canonise un nouveau saint parmi les siens, le propose en modèle à tous les fidèles et invite à recourir à son intercession. Certes le contexte historique et les modalités de la mission ont évolué entre la fin du 19ème siècle et aujourd’hui ; c’est le rôle des historiens et des hagiographes d’approcher la réalité au plus près et d’identifier les aspects les plus significatifs de la sainteté.

Que l’Esprit Saint nous donne de mettre en oeuvre les options de Jacques Berthieu : l’exigence de la mission qui le mène vers un autre pays, une autre langue et une autre culture ; l’attachement personnel au Seigneur exprimé dans la prière ; le zèle pastoral, à la fois amour fraternel des fidèles qui lui sont confiés et exigence de les conduire plus haut sur la voie

chrétienne ; le don de sa vie enfin, monnayé au fil des jours jusqu’à la mort qui le configure définitivement au Christ !

Que l'intercession de Jacques Berthieu nous aide à reconnaître la force de notre fragilité, à être joyeusement fidèle à notre vocation et à nous donner totalement à la mission reçue du Seigneur !

Fraternellement vôtre dans le Christ,

Adolfo Nicolas, S.I

Supérieur Général

Rome, le 15 octobre 2012