ROME, Lundi 2 avril 2007 (ZENIT.org) – Quatre ans après l’arrivée des Américains en Irak, la situation sur place devient chaque jour plus complexe, soulevant, en toile de fond, beaucoup de questions sur la situation et le sort des chrétiens et sur les issues possibles.
Zenit a interrogé l’archevêque de Bagdad, Mgr Benjamin Sleiman, pour essayer de donner une clef de lecture aux événements et de voir avec lui quels sont les espoirs dans ce turbulent scénario irakien.
Mgr Sleiman, 57 ans, Libanais d’origine maronite, a fait ses études de théologie et de sciences humaines et sociales à l’Université de Lyon en France. Il a obtenu une maîtrise en Sciences sociales à l’Université de Beyrouth et un doctorat en anthropologie sociale et culturelle à l’Université de Paris V – Sorbonne.
Assistant général de l’Ordre du Carmel de 1991 à 2003, il a enseigné les sciences sociales à l’Université St. Joseph des Pères jésuites de Beyrouth et l’anthropologie sociale et culturelle au « Teresianum » à Rome. Depuis 2001, il est archevêque des catholiques de rite latin à Bagdad. L’archidiocèse latin de Bagdad embrasse tout le territoire irakien.
Zenit : A la veille de l’invasion américaine de l’Irak on espérait que le pays, à peine sorti de la dictature, aurait vécu une renaissance économique et sociale. Pourquoi toutes ces attentes ont-elles été déçues ?
Mgr. Sleiman : Je dirais avant de commencer, que l’Irak, au moment de l’invasion, n’était pas connu pour ce qu’il était. Sous le régime de Saddam Hussein, on avait l’impression que la société irakienne était une société qui fonctionnait bien. Rares étaient ceux qui savaient que l’Irak était peu homogène et qu’il y avait des violences intermittentes. L’Irak, au fond, d’un point de vue anthropologique, est resté un pays tribal.
Les Américains, accueillis en sauveurs, ont progressivement déçu la population. Après la chute de Bagdad, ils ont laissé faire les pilleurs qui ont commencé à saccager les sièges du gouvernement Baa’th, avant de s’attaquer aux personnes, les humiliant, les blessant dans leur dignité : les pilleurs entraient également dans les hôpitaux et humiliaient les gens. Toute cette admiration pour les Américains s’est alors vite transformée en haine et en peur…
Pendant trois mois l’Irak s’est vidé de ses institutions : pas de gouvernement, pas d’institution et pas de sécurité. Ces trois mois ont été très négatifs, provoquant par la suite la formation de groupes et de milices armés.
Les infrastructures allaient de mal en pis. Il y avait pénurie d’essence, de gasoil, de gaz et d’électricité. Des tas de choses qui, à la longue, finissent par lasser. Puis, au niveau de la sécurité, la police pense à se défendre elle-même, mais la population civile n’a personne pour la défendre.
A la veille de l’invasion américaine, alors que je racontais dans une interview à la radio que je priais intensément pour la paix, le journaliste m’a dit : « Mais la guerre sera facile », ce à quoi j’ai répondu : « La guerre sera facile, mais construire la paix sera difficile ». Et ça n’était pas une prophétie mais une simple constatation. La guerre, on peut la faire tout seul, mais pas la paix. La paix implique que tout le monde contribue, et le dernier des kamikazes peut renverser un plan de paix. D’ailleurs le processus de reconstruction est bloqué, dans la mesure où les fonds qui lui sont destinés sont dépensés pour la défense et pour la sécurité.
Zenit : Dernièrement, vous avez écrit un livre dans lequel vous donnez votre opinion sur la question irakienne. Le titre est très évocateur : « Dans le piège irakien ». Pourquoi parlez-vous de « piège » ?
Mgr. Sleiman : Je parle de piège parce que je me suis rendu compte que tous les protagonistes de l’Irak se trouvent désormais devant une voie sans issue.
Les chiites ont plus que gagné, ils possèdent le pouvoir, mais ils ne peuvent aller plus loin, aussi bien du fait des pressions intérieures qu’extérieures et du fait des contradictions. Ils représentent la majorité, mais ne sont pas tous d’accord entre eux. La lutte pour le pouvoir est source de divisions.
Les sunnites ont provoqué beaucoup de violence, ils ont résisté mais n’ont pas réussi à changer le cours des choses. Et ils se retrouvent devant un choix : persister dans la violence, ou s’arrêter sans avoir encore eu de réponse à leurs aspirations.
Les kurdes sont peut-être les grands vainqueurs. Eux qui étaient marginalisés, ils participent aujourd’hui de manière effective au gouvernement de l’Irak avec un président et un ministre des affaires étrangères. Mais eux non plus n’ont pas réussi à réaliser leur rêve. Car le fédéralisme n’a pas l’accord de toutes les factions.
Les minorités chrétiennes et non chrétiennes sont prisonnières de leur peur. Elles sont prises au piège dans leur propre pays.
Zenit : Et les Américains, dans quelle situation se trouvent-ils ?
Mgr. Sleiman : Les Américains sont toujours acteurs, ce qui ne veut pas dire qu’ils peuvent tout faire ; ils donnent l’impression d’être confrontés eux aussi à un choix difficile : sortir de l’Irak et tout perdre, ou continuer et aboutir à une victoire en affrontant une violence qui ne donne encore aucun signe de lassitude. Il faut dire qu’il y a beaucoup de jeunes, et que les rebelles recrutent beaucoup. Les Américains emprisonnent les rebelles, mais ces derniers persistent malgré tout. Tout ça nous incite à dire que le train est allé trop vite et que les Américains sont pris dans le piège irakien comme tous les autres.
Zenit : Quelle différence voyez-vous entre la situation des chrétiens en Irak avant la chute du régime de Saddam Hussein et leur situation après l’invasion américaine ?
Mgr. Sleiman : Sous le régime de Saddam Hussein, il n’y avait pas de liberté, mais il y avait la sécurité. Et comme dans tous les pays islamiques, on respectait certaines libertés des minorités comme la liberté de culte, mais uniquement entre les murs des lieux de culte. Cela dit, on avait peur d’exprimer une opinion personnelle.
Comme tous les régimes du monde arabe, le régime de Saddam Hussein cherchait la continuité, le triomphe et la sécurité. Tous ceux qui étaient contre le régime faisait l’objet de menaces, étaient punis et tués. Cela dépendait non pas de la religion, mais de la position politique de chacun. Dans le rang des chiites, il y a avait de grands ayatollah, qui refusaient certaines positions du régime et ils ont été persécutés. Il existait une règle non-écrite : ne pensez pas à la politique, faites librement tout le reste.
Après la chute de Saddam Hussein, les chrétiens ont la liberté, mais ils ne peuvent l’exprimer. Ils ont la liberté, mais les situations les privent de cette liberté. N’importe qui armé d’un fusil peut vous l’ôter.
Le chrétien, faute d’Etat de droit, est faible. L’Etat de droit est tombé et les chrétiens sont devenus extrêmement vulnérables. Ils ne créent pas de milices et ne font pas la guerre pour se protéger car ils n’ont pas en eux cette culture de la violence comme moyen de pouvoir. S’il existait un Etat, les chrétiens y contribueraient beaucoup, car leur existence est pacifique, ouverte aux autres.
Lors des dernières élections, ils n’étaient pas unis et n’ont pas eu de listes à eux. Il y a quelques chrétiens élus mais inscrits sur des listes chiites ou kurdes. Ils ne peuvent dire ce qu’ils veulent, mais ce que veut leur liste.
Zenit : Ces deux dernières années, au moins sept églises évangéliques ont été ouvertes à Bagdad.
Arrivés dans le sillage des soldats américains, les prédicateurs réformés se sont insérés dans un contexte où chrétiens et musulmans cohabitent sous l’accord tacite de ne pas tenter de se convertir mutuellement. Dans quelle mesure ces prédicateurs influencent-ils la situation actuelle des chrétiens en Irak ?
Mgr. Sleiman : Il faut dire que ce phénomène des prédicateurs est un phénomène mondial. Ils sont arrivés en Irak au lendemain de l’écroulement du régime. Ils ont un argument : la liberté religieuse, mais selon moi, ils n’ont pas de respect pour les Eglises anciennes qui sont là. Et en voulant convertir les musulmans, ils créent beaucoup de suspicion.
Leur prosélytisme ne respecte pas la mentalité de l’Irak. Les chrétiens irakiens ont des racines et un vécu culturels semblables à ceux des musulmans. On ne peut donc pas venir de façon impérialiste pour implanter le christianisme. Cette attitude ne fait qu’accroître le sentiment de suspicion contre les chrétiens et leur nuit terriblement.
La majorité des chrétiens en Irak descendent des chrétiens du premier siècle (Eglise apostolique), à l’exception de l’Eglise latine, de l’Eglise protestante ou de l’Eglise arménienne qui est devenue importante durant la Première guerre.
Les chrétiens en Irak ne sont pas un microbe dans le corps, mais sont un corps, et comme tel ils sont entouré d’autres réalités. Il suffit de nous rappeler de l’apport de civilisation aux temps des califes : les grands médecins de l’époque étaient des chrétiens et des juifs. La traduction des textes grecs a été faite par des chrétiens. Historiquement, le voyage de la philosophie des grecs par le biais des arabes vers l’Europe a pu se faire grâce aux traductions des moines chrétiens. Les chrétiens d’Irak ne viennent pas d’ailleurs, ils sont les fils les plus anciens de cette terre.
Zenit : Récemment, le mensuel irakien Al-Fikr Al-Masihi (« Pensée chrétienne ») a reçu la prestigieuse Médaille d’Or 2007 de l’International Catholic Union of the Press (UCIP). Quelle signification ce prix a-t-il pour la revue et pour les chrétiens en Irak?
Mgr. Sleiman : « Al-Fikr Al-Masih » a été fondée en 1964 par la Congrégation du Christ Roi, avant de passer entre les mains des pères dominicains. En tant que revue chrétienne, elle a son impact et ceux qui y travaillent, œuvrent avec courage. Je pense donc que l’UCIP, en voulant récompenser « Al-Fikr Al-Masih », a voulu récompenser la résistance et la volonté de poursuivre des chrétiens en Irak.
Zenit : L’invasion américaine vient d’achever sa quatrième année. La situation semble stagner, voire même empirer. Quel message souhaiteriez-vous adresser aux acteurs du dilemme irakien pour pouvoir sortir de ce « piège »?
Mgr. Sleiman : Mon plus grand souhait est que nous trouvions une solution à ce dilemme humain. Il faut comprendre que la question irakienne n’est plus une question uniquement irakienne mais qui concerne l’ensemble du Moyen Orient ; si on ne la résout pas, c’est toute la région qui pourrait s’enflammer, voire même tout le pourtour méditerranéen jusqu’en Afrique du nord.
Il faut accepter la collaboration avec des pays limitrophes, qui ont leurs intérêts et leurs craintes. Je pense qu’on ne peut pas reconstruire la paix tout seuls ; un consensus des nations est toujours important. Il faut construire la paix en Irak, pour la sauvegarder ailleurs. Si une guerre éclate entre les sunnites et les chiites en Irak, toute la région s’enflammera et d’autres pays seront impliqués.
L’Amérique empêche un conflit généralisé entre factions, mais elle pourrait faire davantage en favorisant la réconciliation que veut le gouvernement actuel. Il faut favoriser la rencontre politique pour arriver à la réconciliation. Même le général des forces américaines en Irak, David Petreus, affirme que la solution de la crise ne peut être militaire. Il faut mettre de l’ordre, mais pour que l’ordre subsiste il faut des mesures politiques.
Zenit : Vous avez écrit un livre sur la sainte carmélitaine, Thérèse-Bénédicte de la Croix, intitulé « Edith Stein : témoin pour aujourd’hui, prophète pour demain ». La spiritualité chrétienne a-t-elle quelque chose à dire dans toute cette souffrance ? Comment un chrétien peut-il être un prophète pour l’Irak de demain ?
Mgr. Sleiman : On ne peut résister au mal sans l’expérience spirituelle. Beaucoup voient en Edith Stein le visage de la martyre, mais Edith n’est pas seulement une martyre d’Auschwitz. C’est une femme porteuse d’espérance. Elle vivait de manière prophétique. Un prophète, dans l’acceptation biblique et chrétienne, devient le reflet de Dieu ; ce n’est pas quelqu’un qui connaît forcément ce qui se passera. C’est quelqu’un qui comprend et qui vit la parole de Dieu ; qui en révèle toutes les richesses.
On doit découvrir en Edith un guide qui nous ouvre à la vie spirituelle et à l’espérance. Son martyre témoigne que le Seigneur est plus grand que n’importe quel mal, nous fait comprendre que le mal n’a pas le dernier mot. Tous nous sommes scandalisés par le mal et par la puissance des méchants, mais ceux qui vont plus loin, comprennent que le mal est le « non être » ; que le mal existe parce que le bien n’a pas fait ce qu’il devait.
Dans mes homélies, j’essaie d’aider les gens à vivre cette espérance qui est don de Dieu. J’essaie de leur faire comprendre que malgré tout ce que nous subissons de mal et d’injuste, le mal n’a pas le dernier mot. Ma prière est simple: « Que ton règne vienne » et quand je dis ça, j’ai devant moi l’image de personnes qui, au nom de Dieu, tuent d’autres gens ; qui, au nom de Dieu, veulent l’épuration ethnique. Je prie pour ces personnes afin que le Royaume de Dieu se révèle en eux comme un Royaume de paix, de pardon et d’amour.