Assise : Homélie de Benoît XVI (messe du dimanche 17 juin)

ROME, lundi 18 juin 2007 (ZENIT.org) – Nous publions ci-dessous le texte intégral de l’homélie que le pape Benoît XVI a prononcée au cours de la messe célébrée sur l’esplanade de la Basilique inférieure de Saint-François, le dimanche 17 juin.

Share this Entry

* * *

Chers frères et sœurs,

Que nous dit aujourd’hui le Seigneur, alors que nous célébrons l’Eucharistie dans le cadre suggestif de cette place, où sont rassemblés huit siècles de sainteté, de dévotion, d’art et de culture, liés au nom de François d’Assise ? Aujourd’hui, ici, tout parle de conversion, comme nous l’a rappelé Mgr Domenico Sorrentino, que je remercie de tout cœur pour les paroles aimables qu’il m’a adressées. Je salue avec lui toute l’Eglise d’Assise-Nocera Umbra-Gualdo Tadino, ainsi que les pasteurs des Eglises d’Ombrie. Une pensée reconnaissante va au Cardinal Attilio Nicora, mon Légat pour les deux Basiliques papales de cette ville. J’adresse un salut affectueux aux fils de François, ici présents à travers leurs ministres généraux des divers Ordres. Je présente mes respects au président du conseil des ministres et à toutes les autorités civiles qui ont voulu nous honorer de leur présence.

Parler de conversion signifie aller au cœur du message chrétien et en même temps aux racines de l’existence humaine. La Parole de Dieu qui vient d’être proclamée nous éclaire, en plaçant devant nos yeux trois figures de convertis. La première est celle de David. Le passage qui le concerne, tiré du deuxième Livre de Samuel, nous présente l’un des dialogues les plus dramatiques de l’Ancien Testament. Au centre de cet échange se trouve un verdict cuisant, avec lequel la Parole de Dieu, prononcée par le prophète Nathan, met à nu un roi parvenu au sommet de sa gloire politique, mais aussi tombé au niveau le plus bas de sa vie morale. Pour saisir la tension dramatique de ce dialogue, il faut avoir à l’esprit l’horizon historique et théologique dans lequel il se situe. C’est un horizon dessiné par l’acte d’amour avec lequel Dieu choisit Israël comme son peuple, établissant avec lui une alliance et se préoccupant de lui assurer une terre et la liberté. David est un anneau de cette histoire de l’attention permanente de Dieu pour son peuple. Il est choisi à un moment difficile et placé aux côtés du roi Saul, pour devenir ensuite son successeur. Le dessein de Dieu concerne également sa descendance, liée au projet messianique, qui trouvera dans le Christ, « fils de David » sa pleine réalisation.

La figure de David est ainsi une image de grandeur à la fois historique et religieuse. L’abjection dans laquelle il tombe contraste d’autant plus avec cette image, lorsque, aveuglé par sa passion pour Bethsabée, il l’arrache à son époux, l’un de ses plus fidèles guerriers, et ordonne ensuite froidement l’assassinat de ce dernier. C’est une chose qui fait frissonner : comment un élu de Dieu peut-il tomber aussi bas ? L’homme est vraiment grandeur et misère : il est grandeur, car il porte en lui l’image de Dieu et il est l’objet de son amour ; il est misère, car il peut faire un mauvais usage de la liberté qui est son grand privilège, finissant par se dresser contre son Créateur. Le verdict de Dieu, prononcé par Nathan sur David, éclaire les fibres intimes de la conscience, là où ne comptent plus les armées, le pouvoir, l’opinion publique, mais où l’on est seul avec Dieu seul. « Tu es cet homme » : c’est une parole qui renvoie David à ses responsabilités. Profondément frappé par cette parole, le roi développe un repentir sincère et s’ouvre au don de la miséricorde. Voilà le chemin de la conversion.

François nous invite aujourd’hui sur ce chemin, aux côtés de David. Dans ce que ses biographes nous rapportent de ses années de jeunesse, rien ne fait penser à des chutes aussi graves que celles qui sont imputées à l’ancien roi d’Israël. Mais François lui-même, dans le Testament rédigé au cours des derniers mois de son existence, considère ses vingt-cinq premières années comme une époque où « il était dans les péchés » (cf. 2 Test 1: FF 110). Au-delà des faits particuliers, sa façon de concevoir et d’organiser une vie entièrement centrée sur lui-même, en suivant de vains rêves de gloire terrestre, était un péché. Lorsqu’il était le « roi des fêtes » parmi les jeunes d’Assise (cf. Cel I, 3, 7: FF 588), il ne manquait pas d’une générosité d’âme naturelle. Mais celle-ci était encore bien loin de l’amour chrétien qui se donne sans réserve à l’autre. Comme il le rappelle lui-même, il lui semblait amer de voir les lépreux. Le péché l’empêchait de dominer cette répugnance physique et de reconnaître en eux autant de frères à aimer. La conversion le conduisit à exercer la miséricorde et il obtint en même temps miséricorde. Servir les lépreux, jusqu’à les embrasser, ne fut pas seulement un geste de philanthropie, une conversion, pour ainsi dire, « sociale », mais une véritable expérience religieuse, commandée par l’initiative de la grâce et par l’amour de Dieu : « Le Seigneur — dit-il — me conduisit parmi eux » (2 Test 2: FF 110). Ce fut alors que l’amertume se transforma en « douceur d’âme et de corps » (2 Test 3: FF 110). Oui, mes chers frères et sœurs, nous convertir à l’amour c’est passer de l’amertume à la « douceur », de la tristesse à la joie véritable. L’homme n’est vraiment lui-même et ne se réalise pleinement, que dans la mesure où il vit avec Dieu et de Dieu, en le reconnaissant et en l’aimant dans ses frères.

Dans le passage de la Lettre aux Galates, apparaît un autre aspect du chemin de conversion. Celui qui nous l’explique est un autre grand converti, l’Apôtre Paul. Le contexte de ses paroles est celui du débat dans lequel la communauté primitive se trouve engagée : dans celle-ci, de nombreux chrétiens provenant du judaïsme tendaient à lier le salut à l’accomplissement des œuvres de l’ancienne Loi, rendant ainsi vaine la nouveauté du Christ et l’universalité de son message. Paul se dresse comme témoin et proclamateur de la grâce. Sur le chemin de Damas, le visage radieux et la voix puissante du Christ l’avaient arraché à son zèle violent de persécuteur et avaient allumé en lui le nouveau zèle du Crucifié qui réconcilie ceux qui sont proches ou loin dans sa croix (cf. Ep 2, 11-22). Paul avait compris que, dans le Christ, toute la loi est accomplie et que celui qui adhère au Christ s’unit à Lui, accomplit la loi. Apporter le Christ, et avec le Christ l’unique Dieu, à toutes les nations était devenu sa mission. Le Christ « est notre paix : des deux, Israël et les païens, il a fait un seul peuple… il a fait tomber le mur de la haine » (Ep 2, 14). Sa confession d’amour très personnelle exprime dans le même temps également l’essence commune de la vie chrétienne : « Ma vie aujourd’hui dans la condition humaine, je la vis dans la foi au Fils de Dieu qui m’a aimé et qui s’est livré pour moi » (Ga 2, 20b). Et comment peut-on répondre à cet amour, si ce n’est en embrassant le Christ crucifié, jusqu’à vivre de sa vie elle-même ? « Avec le Christ, je suis fixé à la croix : je vis, mais ce n’est plus moi, c’est le Christ qui vit en moi » (Ga 2, 20 a).

En parlant du fait qu’il est crucifié avec le Christ, saint Paul fait non seulement allusion à sa nouvelle naissance dans le baptême, mais à toute sa vie au service du Christ. Ce lien avec sa vie apostolique apparaît avec clarté dans les paroles de conclusion de sa défense de la liberté chrétienne, à la fin de la Lettres aux Galates : « Dès lors, que personne ne vienne me tourmenter. Car moi je porte dans mon corps la marque des souffrances de Jésus » (6, 17). C’est la première fois, dans l’histoire du christianisme, qu’apparaît le terme « marque des souffrances de Jésus ». Dans le débat sur la juste façon de voir et de vivre l’Evangile, ce ne sont pas, à la fin, les arguments de notre esprit qui décident ; ce qui décide est la réalité de la vie, la communion vécue et soufferte avec Jésus, non seulement dans les idées ou dans les paroles, mais jusqu’au plus profond de l’existence, faisant aussi participer le corps, la chair. Les meurtrissures reçues au cours d’une longue histoire de pass
ion sont le témoignage de la présence de la croix de Jésus dans le corps de saint Paul, ce sont ses stigmates. Et ainsi peut-il dire que ce n’est pas la circoncision qui le sauve : les stigmates sont la conséquence de son baptême, l’expression de sa mort avec Jésus, jour après jour, le signe sûr du fait qu’il est une créature nouvelle (cf. Ga 6, 15). Du reste, Paul rappelle, en utilisant l’expression « marque des souffrances de Jésus », l’usage antique d’imprimer sur la peau de l’esclave le sceau de son propriétaire. Le serviteur était ainsi « marqué » comme propriété de son patron et se trouvait sous sa protection. Le signe de la croix, inscrit en longues passions sur la peau de Paul, est son orgueil : il le légitime comme véritable serviteur de Jésus, protégé par l’amour du Seigneur.

Chers amis, François d’Assise nous transmet aujourd’hui ces paroles de Paul, avec la force de son témoignage. Depuis que le visage des lépreux, aimés par amour de Dieu, lui donna l’intuition, d’une certaine manière, du mystère de la « kénose » (cf. Ph 2, 7), l’abaissement de Dieu dans la chair du Fils de l’homme, et depuis que la voix du Crucifié de Saint-Damien plaça dans son cœur le programme de sa vie : « Va François, réparer ma maison » (2 Cel I, 6, 10: FF 593), son chemin ne fut que l’effort quotidien de s’identifier au Christ. Il tomba amoureux du Christ. Les plaies du Crucifié blessèrent son cœur, avant même de marquer son corps à La Verne. Il pouvait vraiment dire avec Paul : « Ce n’est plus moi qui vit, mais le Christ qui vit en moi ».

Et venons-en au cœur évangélique de la Parole de Dieu d’aujourd’hui. Jésus lui-même, dans le passage de l’Evangile de Luc qui vient d’être lu, nous explique le dynamisme de l’authentique conversion, en nous indiquant comme modèle la femme pécheresse rachetée par l’amour. Il faut reconnaître que cette femme avait beaucoup osé. Sa façon de se placer face à Jésus, en baignant ses pieds de larmes et en les essuyant avec ses cheveux, les embrassant et les oignant d’huile parfumée, était faite pour scandaliser ceux qui regardaient les personnes de sa condition avec l’œil impitoyable du juge. On est au contraire impressionné par la tendresse avec laquelle Jésus traite cette femme, exploitée et jugée par tant de personnes. Elle a finalement trouvé en Jésus un œil pur, un cœur capable d’aimer sans exploiter. Dans le regard et dans le cœur de Jésus elle reçoit la révélation de Dieu-Amour!

Pour éviter les équivoques, il faut noter que la miséricorde de Jésus ne s’exprime pas en mettant la loi morale entre parenthèses. Pour Jésus, le bien est le bien, le mal est le mal. La miséricorde ne change pas l’aspect du péché, mais le brûle d’un feu d’amour. Cet effet purifiant et assainissant se réalise si, dans l’homme, se trouve une correspondance d’amour, qui implique la reconnaissance de la loi de Dieu, le repentir sincère, l’intention d’une vie nouvelle. On pardonne beaucoup à la pécheresse de l’Evangile, parce qu’elle a beaucoup aimé. En Jésus, Dieu vient nous donner l’amour et nous demander l’amour.

Mes chers frères et sœurs, qu’a été la vie de François converti si ce n’est un grand acte d’amour ? C’est ce que révèlent ses prières enflammées, riches de contemplation et de louanges, son tendre baiser à l’Enfant divin à Greccio, sa contemplation de la passion à La Verne, son « vivre selon la forme du saint Evangile » (2 Test 14, FF 116), son choix de pauvreté et sa recherche du Christ dans le visage des pauvres.

Telle est sa conversion au Christ, jusqu’au désir de « se transformer » en Lui, en devenant son image accomplie, qui explique sa manière de vivre typique, en vertu de laquelle il nous apparaît si actuel également par rapport à de grands thèmes de notre époque, tels que la recherche de la paix, la sauvegarde de la nature, la promotion du dialogue entre tous les hommes. François est un véritable maître dans ce domaine. Mais il l’est à partir du Christ. En effet, c’est le Christ qui est « notre paix » (cf. Ep 2, 14). C’est le Christ qui est le principe même de l’univers, car en lui tout a été créé (cf. Jn 1, 3). C’est le Christ qui est la vérité divine, l’éternel « logos », en qui chaque « dia-logos » dans le temps trouve son ultime fondement. François incarne profondément cette vérité « christologique » qui se trouve à la racine de l’existence humaine, de l’univers, de l’histoire.

Je ne peux pas oublier, dans le contexte d’aujourd’hui, l’initiative de mon prédécesseur de sainte mémoire, Jean-Paul II, qui voulut réunir ici, en 1986, les représentants des confessions chrétiennes et des diverses religions du monde, pour une rencontre de prière pour la paix. Ce fut une intuition prophétique et un moment de grâce, comme je l’ai réaffirmé il y a quelques mois dans ma lettre à l’évêque de cette ville, à l’occasion du vingtième anniversaire de cet événement. Le choix de célébrer cette rencontre à Assise était précisément suggéré par le témoignage de François comme homme de paix, que de nombreuses personnes considèrent avec sympathie, même d’autres tendances culturelles et religieuses. Dans le même temps, la lumière du Poverello sur cette initiative était une garantie d’authenticité chrétienne, car sa vie et son message reposent si visiblement sur le choix du Christ, qu’ils repoussent a priori toute tentation d’indifférentisme religieux, qui n’aurait rien à voir avec l’authentique dialogue interreligieux. L’« esprit d’Assise », qui depuis cet événement continue à se diffuser dans le monde, s’oppose à l’esprit de violence, à l’abus de la religion comme prétexte pour la violence. Assise nous dit que la fidélité à sa propre conviction religieuse, la fidélité en particulier au Christ crucifié et ressuscité ne s’exprime pas par de la violence et de l’intolérance, mais par le respect sincère de l’autre, par le dialogue, par une annonce qui fait appel à la liberté et à la raison, dans l’engagement pour la paix et la réconciliation. Ne pas réussir à conjuguer l’accueil, le dialogue et le respect pour tous avec la certitude de foi que chaque chrétien, à l’égal du saint d’Assise, est tenu de cultiver, en annonçant le Christ comme chemin, vérité et vie de l’homme (cf. Jn 14, 6), unique Sauveur du monde, ne pourrait pas être une attitude évangélique, ni franciscaine.

Que François d’Assise obtienne à cette Eglise particulière, aux Eglises qui sont en Ombrie, à toute l’Eglise qui est en Italie, dont il est le Patron avec sainte Catherine de Sienne, aux nombreuses personnes dans le monde qui se réclament de lui, la grâce d’une conversion pleine et authentique à l’amour du Christ.

© Copyright du texte original plurilingue : Librairie Editrice Vaticane
Traduction réalisée par Zenit

Share this Entry

ZENIT Staff

FAIRE UN DON

Si cet article vous a plu, vous pouvez soutenir ZENIT grâce à un don ponctuel