Petit-déjeuner avec des sans-abri pour l'anniversaire du pape © L'Osservatore Romano

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Les grands-parents du pape François ont failli faire naufrage en quittant l'Italie pour l'Argentine

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Entretien avec un journal « de la rue » en préparation à la visite à Milan

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Le pape François est petit-fils d’émigrés italiens, originaire du Piémont, en a-t-il souffert en Argentine? Comment ses grands-parents ont-il failli faire naufrage au moment de vouloir quitter l’Italie? Qu’est-ce qui manque le plus au pape Bergoglio, de Buenos Aires, depuis qu’il est à Rome? Que dit-il d’abord à un sans-abri lorsqu’il en rencontre? Autant de questions et de réponses du pape François dans cet entretien accordé au mensuel « de la rue » « Chaussures de Tennis » (« Scarp de’ tenis »): projet éditorial et social soutenu par « Caritas Ambrosiana » de Milan et la Caritas italienne.
L’interview a été réalisée en préparation de la visite du pape dans le diocèse de Milan, prévue pour le 25 mars 2017: la capitale économique de la péninsule, aussi considérée comme le plus grand diocèse du monde. L’interview est publiée ce 28 février 2017 par la salle de presse du Saint-Siège et voici notre traduction intégrale, de l’italien.
AB
Saint-Père, parlons du peuple des invisibles, des personnes sans domicile fixe. Il y a quelques semaines, au début de l’hiver et avec l’arrivée du grand froid, vous avez ordonné de les accueillir au Vatican, d’ouvrir les portes des églises. Comment votre appel a-t-il été reçu?
L’appel du pape a été écouté par de nombreuses personnes et par de nombreuses paroisses. Beaucoup l’ont écouté. Au Vatican, il y a deux paroisses et chacune d’elles a hébergé une famille syrienne. De nombreuses paroisses de Rome ont ouvert les portes à l’accueil et je sais que d’autres, n’ayant pas de place dans les presbytères, ont récolté de l’argent pour payer le loyer à des personnes et des familles dans le besoin pour une année entière. L’objectif à atteindre doit être celui de l’intégration, c’est pourquoi il est important de les accompagner pendant une période initiale. Dans de nombreuses parties de l’Italie, beaucoup a été fait. Les portes ont été ouvertes dans beaucoup d’écoles catholiques, dans les couvents, dans beaucoup d’autres structures. C’est pourquoi je dis que l’appel a été écouté. Je sais aussi que beaucoup de personnes font des dons en argent afin que l’on puisse payer le loyer pour les personnes sans domicile fixe.
Dans le passé, tout le monde a écrit sur les chaussures du pape, chaussures de travailleur et de marcheur et, récemment, les médias ont été surpris et ont raconté que le pape est allé dans un magasin pour s’en acheter une nouvelle paire. Pourquoi tant d’attention ? Peut-être parce qu’aujourd’hui, on fatigue à se mettre – comme Scarp de’Tenis invite à le faire – dans les chaussures des autres ?
C’est très fatigant de se mettre dans les chaussures des autres parce que souvent, nous sommes esclaves de notre égoïsme. À un premier niveau, nous pouvons dire que les gens préfèrent penser à leurs problèmes sans vouloir voir la souffrance ou les difficultés de l’autre. Mais il y a un autre niveau. Se mettre dans les chaussures des autres signifie avoir une grande capacité de compréhension, de comprendre le moment et les situations difficiles. Je donne un exemple : au moment d’un deuil on présente ses condoléances, on participe à la veillée funèbre ou à la messe, mais peu nombreux sont vraiment ceux qui se mettent dans les chaussures de ce veuf ou de cette veuve ou de cet orphelin. Certes, ce n’est pas facile. On éprouve de la douleur, mais ensuite tout s’arrête là. Si nous pensons aux existences qui sont souvent faites de solitude, alors se mettre dans les chaussures des autres signifie service, humilité, magnanimité, ce qui est aussi l’expression d’un besoin. J’ai besoin que quelqu’un se mette dans mes chaussures. Parce que nous avons tous besoin de compréhension, de compagnie et de quelques conseils. Combien de fois ai-je rencontré des personnes qui, après avoir cherché du réconfort chez un chrétien, que ce soit un laïc, un prêtre, une sœur, un évêque, me dit : « Oui, il m’a écouté, mais il ne m’a pas compris ». Comprendre signifie se mettre dans les chaussures des autres. Et ce n’est pas facile. Souvent, pour suppléer à ce manque de grandeur, de richesse et d’humanité, on se perd dans les paroles. On parle, on parle. On conseille. Mais quand il n’y a que les mots, ou trop de mots, il n’y a pas cette « grandeur » de se mettre dans les chaussures des autres.
Sainteté, quand vous rencontrez un sans-abri, quelle est la première chose que vous lui dites ?
« Bonjour ». « Comment vas-tu ? » Parfois, on échange quelques mots, d’autres fois en revanche on entre en relation et on écoute des histoires intéressantes : « J’ai étudié dans un collège, il y avait un bon prêtre… ». On pourrait dire, mais en quoi cela me regarde-t-il ? Les personnes qui vivent dans la rue comprennent tout de suite quand il y a un véritable intérêt de la part de l’autre personne ou quand il y a, je ne veux pas dire ce sentiment de compassion, mais certainement de peine. On peut voir un sans-abri et le regarder comme une personne, ou bien comme si c’était un chien. Et eux, ils se rendent compte de cette façon différente de regarder. Au Vatican, on connaît bien l’histoire d’une personne sans domicile fixe, d’origine polonaise, qui se trouvait généralement sur la Place du Risorgimento, à Rome, elle ne parlait avec personne, pas même avec les bénévoles de la Caritas qui lui apportaient un plat chaud le soir. C’est seulement au bout d’un long temps qu’ils ont réussi à se faire raconter son histoire : « Je suis prêtre, je connais bien votre pape, nous avons étudié ensemble au séminaire ». La rumeur est arrivé à saint Jean-Paul II qui, en entendant son nom, a confirmé qu’il avait été avec lui au séminaire et a voulu le rencontrer. Ils se sont embrassés après quarante ans et à la fin d’une audience, le pape a demandé de se confesser auprès du prêtre qui avait été son compagnon. « Mais maintenant, c’est à toi », lui a dit le pape. Et le compagnon de séminaire s’est confessé au pape. Grâce au geste d’un bénévole, d’un plat chaud, à quelques paroles de réconfort, à un regard de bonté, cette personne a pu se relever et entreprendre une vie normale qui l’a conduite à devenir aumônier dans un hôpital. Le pape l’avait aidé, certes, ceci est un miracle mais aussi un exemple pour dire que les personnes sans domicile fixe ont une grande dignité. À l’archevêché de Buenos Aires, sous une entrée, entre les grilles et le trottoir, habitaient une famille et un couple. Je les rencontrais tous les matins quand je sortais. Je les saluais et j’échangeais toujours deux mots avec eux. Je n’ai jamais pensé à les chasser. On me disait : « Ils salissent la Curie » mais la saleté est à l’intérieur. Je pense qu’il faut parler aux personnes avec une grande humanité, non pas comme s’ils devaient nous rembourser une dette et ne pas les traiter comme si c’était de pauvres chiens.
Beaucoup se demandent s’il est juste de faire l’aumône aux personnes qui demandent de l’aide dans la rue. Que répondez-vous ?
Il y a tellement d’arguments pour se justifier quand on ne fait pas l’aumône. « Mais comment, je donne de l’argent et ensuite il le dépense pour boire un verre de vin ? ». Un verre de vin est l’unique bonheur qu’il a dans la vie, c’est bien comme cela. Demande-toi plutôt ce que tu fais, toi, en cachette. Quel « bonheur » cherches-tu en cachette ?
Ou, contrairement à lui, tu as plus de chance, avec une maison, une femme, des enfants, qu’est-ce qui te fait dire : « Occupez-vous vous-mêmes de lui ! » ?
Une aide est toujours juste. Certes, ce n’est pas bon de ne lancer au pauvre que des miettes. Le geste est important, aider celui qui demande en le regardant dans les yeux et en lui touchant la main. Jeter l’argent et ne pas regarder dans les yeux n’est pas un geste de chrétien. Comment peut-on éduquer à l’aumône ? Je raconte une anecdote d’une dame que j’ai connue à Buenos Aires. Maman de cinq enfants (à l’époque elle en avait trois). Le papa était au travail et ils étaient en train de déjeuner, ils entendent frapper à la porte, le plus grand va ouvrir : « Maman, il y a un homme qui demande à manger. Que faisons-nous ? » Tous les trois, la plus petite avait quatre ans, étaient en train de manger un steak à la milanaise et la maman leur dit : « Bien, partageons notre steak. – Mais non, maman, il y en a un autre », dit la petite fille. « C’est pour papa, pour ce soir. Si nous devons donner, nous devons donner du nôtre ». En quelques paroles simples, ils ont appris qu’il faut donner du sien, ce dont tu ne voudrais jamais te séparer. Deux semaines plus tard, la même femme est allée en ville pour faire quelques commissions et elle avait dû laisser les enfants à la maison, ils avaient des devoirs à faire et elle leur avait préparé le goûter. Quand elle est rentrée, elle a trouvé les trois enfants en compagnie d’un sans-abri à table en train de manger leur goûter. Ils avaient appris trop bien et trop rapidement, c’est certain qu’ils avaient un peu manqué de prudence. Éduquer à la charité n’est pas se décharger de ses fautes mais c’est toucher, c’est regarder une misère qui est à l’intérieur de moi et que le Seigneur comprend et sauve. Parce que nous avons tous des misères « à l’intérieur ».
À diverses reprises, le pape s’est rallié à la défense des migrants en invitant à l’accueil et à la charité. En ce sens, Milan est une capitale de l’accueil. Mais beaucoup se demandent s’il faut vraiment accueillir tout le monde, sans distinction, ou bien s’il n’est pas nécessaire de mettre des limites.
Ceux qui arrivent en Europe fuient la guerre ou la faim. Et nous sommes d’une certaine façon coupables parce que nous exploitons leurs terres, mais nous ne faisons aucun type d’investissement pour qu’ils puissent en tirer un bénéfice. Ils ont le droit d’émigrer et ils ont le droit d’être accueillis et aidés. Mais cela doit se faire avec cette vertu chrétienne qui est la vertu qui devrait être le propre des gouvernants, à savoir la prudence. Qu’est-ce que cela signifie ? Cela signifie accueillir tous ceux que l’on « peut » accueillir. Et cela, en ce qui concerne le nombre. Mais il est tout aussi important de mener une réflexion sur « la manière » d’accueillir. Parce qu’accueillir signifie intégrer. C’est le plus difficile parce que, si les migrants ne s’intègrent pas, ils sont ghettoïsés. Il me vient souvent à l’esprit l’épisode de Zaventem (l’attentat à l’aéroport de Bruxelles du 22 mars 2016, ndr) ; ces jeunes étaient belges, fils de migrants mais ils habitaient dans un quartier qui était un ghetto.
Et que signifie intégrer ? Dans ce cas aussi je donne un exemple : treize personnes sont venues avec moi de Lesbos en Italie. Le deuxième jour de leur présence, grâce à la Communauté de Sant’Egidio, les enfants allaient déjà à l’école. Pui, en peu de temps, ils ont trouvé où se loger, les adultes se sont donné du mal pour suivre des cours et apprendre la langue italienne et pour chercher un petit travail. Certes, pour les enfants, c’est plus facile : ils vont à l’école et en quelques mois, ils savent parler l’italien mieux que moi. Les hommes ont cherché un travail et l’ont trouvé. Intégrer veut alors dire entrer dans la vie du pays, respecter la loi du pays, respecter la culture du pays mais aussi faire respecter sa culture et ses richesses culturelles. L’intégration est un travail très difficile. À l’époque des dictatures militaires à Buenos Aires, nous regardions la Suède comme un exemple positif. Les Suédois sont aujourd’hui neuf millions mais parmi ceux-ci, 890 mille sont de nouveaux Suédois, c’est-à-dire des migrants ou des enfants de migrants intégrés. La ministre de la culture, Alice Bah Kuhnke, est la fille d’une femme suédoise et d’un homme originaire de la Gambie. C’est un bel exemple d’intégration. Certes, maintenant aussi, en Suède, ils se trouvent en difficulté : ils ont beaucoup de demandes et ils cherchent à comprendre que faire parce qu’il n’y a pas de place pour tout le monde. Recevoir, accueillir, consoler et intégrer tout de suite. Ce qui manque, c’est précisément l’intégration. Chaque pays doit alors voir quel nombre il est capable d’accueillir. On ne peut pas accueillir s’il n’y a pas de possibilités d’intégration.
Dans l’histoire de votre famille, il y a la traversée de l’océan par votre grand-père et votre grand-mère, avec votre père. Comment grandit-on en enfant d’émigrés ? Vous est-il jamais arrivé de vous sentir un peu déraciné ?
Je ne me suis jamais senti déraciné. En Argentine, nous sommes tous des migrants. C’est pourquoi là-bas le dialogue interreligieux est la norme. À l’école, il y avait des juifs qui arrivaient en majeure partie de Russie et des musulmans syriens et libanais, ou des Turcs avec le passeport de l’empire ottoman. Il y avait beaucoup de fraternité. Dans le pays, il y a un nombre limité d’indigènes, la majeure partie de la population est d’origine italienne, espagnole, polonaise, moyen-orientale, russe, allemande, croate, slovène. Dans les années à cheval sur les deux siècles précédents, le phénomène migratoire a eu une immense portée. Mon papa avait vingt ans quand il est arrivé en Argentine et il travaillait à la Banque d’Italie, il s’est marié là-bas.
Qu’est-ce qui vous manque le plus de Buenos Aires ? Les amis, les visites aux « villa miseria », le football ?
Il y a une seule chose qui me manque beaucoup : la possibilité de sortir et de marcher dans les rues. J’aime aller rendre visite aux paroisses et rencontrer les gens. Je n’ai pas particulièrement de nostalgie. Mais je vais vous raconter une autre anecdote : mes grands-parents et mon papa auraient dû partir à la fin de 1928, ils avaient leur billet pour le bateau « Principessa Mafalda », un bateau qui a coulé au large des côtes du Brésil. Mais ils n’ont pas réussi à vendre à temps ce qu’ils possédaient et c’est ainsi qu’ils ont changé leur billet et se sont embarqués sur le « Jules César » le 1er février 1929. C’est pour cela que je suis ici.
Milan est prête à vous accueillir à la fin du mois de mars. Nous partons des organisations caritatives, des associations de bénévolat, de ceux qui se préoccupent de donner aux sans-abri un lieu où passer la nuit, de la nourriture, une aide sanitaire, des occasions de rachat. À Milan, nous nous vantons de réussir à le faire plutôt bien. Est-ce suffisant ? Quels sont les besoins de ceux qui ont fini dans la rue ?
Comme pour les migrants, très simplement, ces personnes ont besoin de la même chose : à savoir, l’intégration. Certes, ce n’est pas simple d’intégrer une personne sans domicile fixe, parce que chacune d’elles a une histoire particulière. C’est pourquoi il faut s’approcher de chacune d’elles, trouver le moyen de les aider et de leur tendre la main.
Vous répétez souvent que les pauvres peuvent changer le monde. Mais c’est difficile d’avoir une solidarité là où existent la pauvreté et la misère, comme dans les périphéries des villes. Qu’en pensez-vous ?
Là aussi, je rapporte mon expérience de Buenos Aires. Dans les bidonvilles, il y a plus de solidarité que dans les quartiers du centre. Dans les « villa miseria », il y a beaucoup de problèmes, mais souvent les pauvres sont plus solidaires entre eux parce qu’ils sentent qu’ils ont besoin les uns des autres. J’ai trouvé plus d’égoïsme dans d’autres quartiers, je ne veux pas dire aisés parce que ce serait qualifier en disqualifiant mais la solidarité que l’on voit dans les quartiers pauvres et dans les bidonvilles ne se voit pas ailleurs, même si la vie y est plus compliquée et difficile. Dans les bidonvilles, par exemple, la drogue se voit plus, mais seulement parce que, dans les autres quartiers, elle est plus « couverte » et on l’utilise avec des gants blancs.
Nous avons récemment cherché à lire la ville de Milan de manière différente, en partant des derniers et de la rue, et avec les yeux des personnes sans domicile fixe qui fréquentent un centre de jour de la Caritas Ambrosiana. Avec eux, nous avons publié un guide des villes vues de la rue, du point de vue de celui qui la vit tous les jours. Saint-Père, que connaissez-vous de la ville et qu’attendez-vous de votre visite imminente ?
Je ne connais pas Milan. J’y suis allé une seule fois, quelques heures, dans les lointaines années soixante-dix. J’avais quelques heures libres avant de prendre un train pour Turin et j’en ai profité pour faire une brève visite de la cathédrale. À une autre occasion, avec ma famille, je suis allé un dimanche déjeuner chez une cousine qui habitait à Cassina de’Pecchi. Je ne connais pas Milan, mais j’ai un grand désir, je m’attends à rencontrer beaucoup de monde. C’est ma plus grande attente : oui, je m’attends à trouver beaucoup de monde.
© Traduction de Zenit, Constance Roques
 

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Constance Roques

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