Hildegarde, portrait d'une femme moderne

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Entretien avec le P. Dumoulin

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Propos recueillis par Anne Kurian

ROME, mercredi 10 octobre 2012 (ZENIT.org) – Sainte Hildegarde de Bingen (1098-1179) est une « femme moderne » : elle invite à « avoir un intérêt réel pour le monde dans lequel nous vivons, une conscience de notre dignité et de la mission qui nous incombe dans l’univers », souligne le P. Dumoulin.

Le P. Pierre Dumoulin, du diocèse de Monaco, recteur de l’Institut de théologie de Tbilissi en Géorgie, approfondit depuis une quinzaine d’années la pensée de la sainte allemande, nouveau docteur de l’Eglise (cf. Zenit du 7 octobre 2012). Il est l’auteur de « Hildegarde de Bingen, prophète et docteur pour le troisième millénaire », paru aux éditions des Béatitudes. Il revient sur cette figure de « femme de génie » pour Zenit.

Il estime notamment que sainte Hildegarde « donne aux femmes de tous les temps » une « indication de vie », car elle « agit, en tout, avec « féminité » » et « elle n’est pas en rivalité mais en complémentarité » avec l’homme.

Pour le P. Dumoulin, elle est un « précurseur » en « de nombreux domaines, pas seulement en médecine ou en cosmologie ». Par son anthropologie, ajoute-t-il, Hildegarde redonne à l’être humain « sa dignité », en affirmant qu’ « il est gigantesque, il remplit l’univers, car il est le seul être conscient ».

Zenit – Quelle femme était Hildegarde selon vous ?

P. Pierre Dumoulin – Hildegarde est une femme de génie, une femme puissante dans sa faiblesse parce qu’elle se laisse inspirer en permanence par l’Esprit divin. Elle se définit elle-même comme « une petite plume portée par le souffle divin ». Elle médite, elle prie, elle écoute, puis elle agit. C’est l’action de l’Esprit en elle qui la rend géniale. Elle ne se confond pas avec le message dont elle est le véhicule : elle est prophète, c’est-à-dire porte-parole d’un message qui l’envahit et la dépasse.

Mais attention, Hildegarde a les pieds sur terre : Elle est une maitresse femme dans le gouvernement de sa communauté, à l’intérieur comme à l’extérieur. C’est-à-dire qu’elle est une éducatrice formidable en même temps qu’une habile femme d’affaire, comme plus tard Thérèse d’Avila. Mais tout cela elle le doit à sa propre docilité à l’œuvre de l’Esprit, non seulement à travers elle, mais en elle. Elle se laisse modeler par les visions, la lumière qui l’habite. Elle a donc quelque chose de moderne parce qu’elle voit tout ce qui l’entoure dans une lumière nouvelle, tournée vers l’avenir. En de nombreux domaines elle est un précurseur, pas seulement en médecine ou en cosmologie.

Comment une femme à cette époque a-t-elle pu avoir une telle influence ? Comment expliquez-vous son rayonnement ?

Il me semble qu’on a gardé une fausse idée du rôle de la femme au 12e siècle. Si le rôle de la femme est plus rarement que pour les hommes un rôle de gouvernement, il n’empêche que la femme a une influence fondamentale sur la société de son temps. Hildegarde en est un exemple, mais pas un exemple isolé : combien de reines à cette époque ont dirigé leurs états ! Ajoutons que son statut de femme lui donne une plus grande liberté pour intervenir auprès des puissants, une indépendance que n’ont pas les hommes : on a, à l’époque, un respect de la femme. Il existe une « courtoisie » envers la Dame qu’on a du mal à imaginer aujourd’hui. Oserais-je dire que la société actuelle me semble plus machiste que celle du 12e siècle et que la prétendue « parité » qu’on voudrait instituer partout a quelque chose d’artificiel : elle dénonce un état de « concurrence » et non de complémentarité… Hildegarde a parlé aux foules, elle a été écoutée de tous les groupes sociaux, comme Catherine de Sienne après elle. Elle a sermonné les papes, les empereurs et les rois. La profondeur spirituelle de la femme consacrée n’était pas remise en cause à cette époque ! Hildegarde nous montre que les femmes étaient actives en tous les domaines : musique, enluminures, travail des manuscrits, pharmacie, architecture, cosmologie, théologie etc… elle et ses moniales manifestent un degré culturel qu’on n’est pas habitué à imaginer pour cette époque et qui était pourtant bien réel, en particulier dans les monastères.

Quant au rayonnement exceptionnel d’Hildegarde, il est dû à la puissance de sa vie intérieure qui lui a valu un respect de plus en plus grand, une réputation qui est allée s’élargissant, jusqu’à ce que, sortant de son monastère elle se lance par les routes et les villes d’Allemagne pour réformer l’Eglise de son temps. Elle parlait vrai lorsqu’elle dénonçait les abus des clercs et le peuple la soutenait.

En quoi sainte Hildegarde de Bingen peut être une source d’inspiration pour chaque femme ?

Hildegarde donne aux femmes de tous les temps une double indication de vie : l’humilité  – dont nous avons tous besoin -, car elle accepte d’avoir un rôle complémentaire vis-à-vis des hommes, sans chercher à rivaliser avec eux, mais elle invite aussi les femmes à prendre conscience de leur propre mission, car elle agit, en tout, avec « féminité ». C’est en particulier dans ces lettres qu’elle révèle ce don de réveiller les hommes, de démasquer leurs manquements, de les stimuler, de les accompagner dans leurs décisions, on pourrait dire de les « enfanter » à leur mission. Elle se sert du fait d’être femme pour pousser l’homme à être homme !

Que peut mettre en pratique aujourd’hui une personne à la suite de ce modèle de sainteté ?

Hildegarde est très moderne car elle nous invite à avoir un intérêt réel pour le monde dans lequel nous vivons, une conscience de notre dignité et de la mission qui nous incombe dans l’univers. Donc un juste sens écologique, une implication dans la vie politique de notre époque, un sens de nos responsabilités dans l’Eglise, etc…  Elle est pour moi un modèle du chrétien qui s’engage en politique ! Hildegarde s’investit dans et pour toute la société de son époque, mais en même temps – et l’un est nécessaire à l’autre – Hildegarde est avant tout une bénédictine qui nous appelle à un équilibre de vie où le physique, le psychique et le spirituel ne sont pas séparés, mais unis dans le respect de la personne prise dans son intégralité, et d’abord un respect de nous-mêmes. Bénédictine, elle est la femme du silence et de la prière, de la liturgie et de la foi chrétienne, du travail bien fait qui n’est pas considéré comme une corvée. En un mot elle est une femme d’Eglise, passionnément amoureuse du Christ et de l’Eglise, jamais résignée, toujours rayonnante de vérité, de paix, de vie spirituelle.

En quoi le message spirituel vous paraît-il important aujourd’hui et pourquoi le pape l’a-t-il faite « Docteur »?

Parmi de nombreuses raisons, j’en donnerai quatre principales :

– La nature de l’homme (anthropologie chrétienne): Pour Hildegarde, comme pour les théologiens de son époque encore, l’homme, corps, âme et esprit forme un tout indivisible. Ceci est foncièrement moderne et a des implications dans la médecine, la bioéthique, la psychologie etc… Le soin porté à l’embryon ou à l’homme en fin de vie, les thérapies géniques et autres sont inséparables d’une conception anthropologique : entre hommes, nous ne parlons pas de la même chose lorsque nous parlons de « l’homme » ! Mais il y a aussi la mission de l’homme dans l’univers. Chez Hildegarde, l’homme n’est pas perdu sur une petite boule tournant à toute allure autour d’une minuscule étincelle aux confins d’une galaxie parmi des milliards ! Il est gigan
tesque, il remplit l’univers, car il est le seul être conscient ! Lui seul peut infléchir le cours du monde ! Hildegarde rend à l’homme sa dignité.

– La globalité de la connaissance : tout ce qui est humain l’intéresse, elle n’est pas confinée entre les murs de son cloître ou plongée dans son livre de prières. Elle aime tout ce qui permet à l’homme de vivre mieux et d’avancer vers le but pour lequel il est créé. Elle voit Dieu en tout et donc s’intéresse à tout ! Elle a une connaissance encyclopédique, ou mieux « universitaire » au sens fort du mot.

– L’écologie, car de cette vision de l’homme et de l’univers découle une responsabilité: dans son œuvre dignité rime avec responsabilité. Hildegarde met en garde l’homme contre l’injustice d’une vie désaxée qui méprise les commandements de Dieu et l’amour du prochain : c’est cela qui détruit la terre et le cosmos tout entier. La racine du mal qui ronge l’univers est dans le cœur de l’homme et le destin de la planète passe par une conversion profonde, non seulement des comportements, mais des cœurs. Par moments, lorsqu’elle évoque la saleté que l’homme répand dans le monde, elle semble décrire notre époque et annonce des conséquences terribles dont nous avons déjà l’avant-goût.

– La place de la femme. Hildegarde n’est ni une féministe, ni une revendicatrice de la parité… elle est une femme féminine ! Tout, dans son œuvre, chante la gloire de la femme et non pas seulement son égalité avec l’homme: avec humilité, elle prend sa place au cœur de la société. Elle ne la revendique pas, elle l’occupe. Si l’on y prend bien garde, en particulier dans ses nombreuses lettres, ses destinataires sont des hommes et elle sait leur parler en vraie femme. C’est pour cela qu’ils écoutent ses conseils : elle n’est pas en rivalité, mais en complémentarité. Elle pose sur le monde et ses acteurs un autre regard dont les hommes ont besoin. Cela aussi c’est la gloire de Dieu.

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ZENIT Staff

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