Robert Cheaib
Traduction d’Hélène Ginabat
ROME, jeudi 4 octobre 2012 (ZENIT.org). – Il y a quinze ans, le cardinal Joseph Ratzinger, alors préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi, considérait Newman comme l’un des plus grands personnalistes du christianisme. Le cardinal théologien voyait dans son œuvre une envergure d’attention et d’examen du sujet humain qui n’avait pas été aussi présente dans l’histoire de la pensée chrétienne depuis le temps d’Augustin d’Hippone.
Il y a deux ans, le 19 septembre 2010, le même Ratzinger, désormais le pape Benoît XVI, a voulu officier personnellement lors de la béatification de John Henry Newman. Le désir du pape de présider une célébration dont lui-même avait voulu qu’elle soit déléguée à la hiérarchie des églises locales, non seulement montre l’affection personnelle que le pape nourrit envers la figure de Newman, mais elle met en évidence l’importance et l’actualité de cette figure pour toute l’Eglise.
John Henry Newman a apporté une contribution précieuse et prophétique à la foi chrétienne et à la théologie dans divers milieux. Ce n’est pas un hasard si en 1975, le pape Paul VI a défini la seconde moitié du XXème siècle et en particulier la période du concile Vatican II comme « l’heure de Newman ». Le génie religieux de Newman a élargi les perspectives et offert ses intuitions perspicaces et éclairantes à de nombreux milieux d’une grande actualité spirituelle, théologique et sociale. Que l’on pense simplement à sa théologie du laïcat, à la théorie du développement des dogmes, à la théologie de l’imagination religieuse et à la vision élargie de l’intellect (implicit reason – explicit reason).
Il est difficile de couvrir en quelques paragraphes le vaste et magnifique spectre de ce que Newman a donné à la raison théologique et au chemin de l’homme vers Dieu. Mon intention est d’inviter le lecteur à connaître Newman à partir d’un aspect fascinant de sa vision : celui du chemin de l’homme vers Dieu à partir de sa conscience, ce que Ratzinger a défini comme « la voie de la conscience » (Gewissensweg) de Newman.
En formulant l’argument de la conscience, Newman cherche une preuve qui touche la réalité de l’homme dans ce qu’il est. Les arguments classiques disent peu de choses des attributs moraux de Dieu et se concentrent davantage sur les attributs métaphysiques ; ceux-ci n’aident pas beaucoup l’homme dans sa recherche d’une rencontre qui le réconcilie avec lui-même, avec l’existence et avec Dieu. Une argumentation sur l’existence de Dieu basée seulement sur l’ontologie institue une religion basée sur la philosophie – et pour être précis, sur une certaine philosophie partiale et incomplète qui réduit l’homme à sa tête et la capacité de raisonner au syllogisme – et non sur une expérience religieuse ou spirituelle.
Il est important de préciser que Newman ne nie pas totalement la validité des arguments extérieurs sur l’existence de Dieu, mais ceux-ci, s’ils étaient considérés comme exclusifs, ne pourraient pas constituer un fondement pour l’expérience religieuse, au contraire ils prêteraient le flanc à de nombreuses critiques et deviendraient souvent des contre-preuves. Il soutient que les arguments pourraient au mieux porter à un « assentiment de notion » (« notional assent ») et à une affirmation abstraite de l’existence de Dieu. La conscience, au contraire, nous confronte directement à Dieu comme une réalité qui préexiste à notre existence et à laquelle cette dernière est relative. Pour Newman, le regard sur le monde sans l’écoute de la voix qui parle dans la conscience a, pour l’homme, deux issues extrêmes : l’athéisme ou le panthéisme. Le monde semble plutôt être le témoin de l’absence de Dieu. Le monde ne donne pas la réponse-Dieu, mais il est souvent le lieu du silence de Dieu, de l’éclipse de Dieu (la Gottesfinsternis dont parle Martin Buber).
De la même manière que les cieux proclament la gloire de Dieu et que le ciel étoilé suscite un étonnement presque religieux, les désastres naturels engendrent beaucoup de doutes et de perplexité sur l’existence de Dieu, sur sa puissance et son autorité dans le monde. Newman serait tout à fait d’accord avec M. Buckley qui affirme « C’est la conscience humaine, et non pas la nature, qui peut donner des réponses aux questions que pose la nature ».
Les arguments extérieurs sont donc pleins d’apories et de cette ambiguïté faite de contrastes violents qui caractérisent le monde et l’histoire. L’argument idéal des grades de perfections, selon Newman, ne tient pas face à l’état réel du monde qui ressemble davantage à la vague des lamentations et des malheurs des prophètes.
La conscience, elle, marque le point de rencontre entre la religion naturelle et la religion révélée. La conscience est une fissure dans l’immanence qui s’ouvre à la transcendance ; c’est une niche de révélation. Elle est « un messager de celui qui, dans la nature ou par grâce, nous parle de derrière un voile ».
Au-delà du moi, une seule autre réalité est certaine : celle de Dieu, dont la voix résonne dans le témoignage de la conscience. La conscience qui invite l’homme à éviter le mal et à faire le bien fait référence à quelque chose qui dépasse la personne et implique l’existence de quelqu’un devant qui l’homme est responsable. Newman met cet argument de la conscience dans la bouche de Calixte qui, avant même de découvrir la foi chrétienne, entend l’interpellation et l’écho de Dieu dans sa conscience.
« J’entends ce Dieu au fond de mon cœur. Je m’entends en sa présence. Il me dit : Fais ceci, ne fais pas cela. Vous pouvez me dire que cette prescription est seulement une loi de ma nature, au même titre que lorsque je me réjouis ou que je suis triste. Je ne parviens pas à le comprendre. Non, c’est l’écho d’une personne qui me parle. Rien ne me convaincra à la fin qu’elle ne provient pas d’une personne extérieure à moi-même. Elle porte en elle la preuve de son origine divine. Ma nature éprouve à son endroit un sentiment semblable à ce que je peux ressentir pour une personne. Quand je lui obéis, je me sens satisfait ; quand je lui désobéis, je me sens affligé, – exactement comme ce que je ressens lorsque je fais plaisir ou que j’offense un ami cher… l’écho implique une voix ; la voix renvoie à une personne qui parle. Cette personne qui parle, je l’aime et je la crains ».
Ce passage très dense réassume tout le parcours de l’affirmation, à partir de la conscience de soi et du sens moral, du Dieu personnel et non simplement d’une loi ou de « something », en sorte que nous pouvons synthétiser ainsi toute la phénoménologie réaliste de Newman : cogito ergo sum e coscientiam habeo, ergo Deus est.