Le Maestro du pape polonais (II)

Interview de Sir Gilbert Levine

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 ROME, Vendredi 15 avril 2011 (ZENIT.org) – Sir Gilbert Levine a reçu la plus haute décoration pontificale jamais attribuée à un Juif dans toute l’histoire du Vatican. Il a été fait Chevalier commandeur de l’Ordre équestre pontifical de saint Grégoire le Grand en plus de la plaque ou étoile d’argent de saint Grégoire.

Mais cet honneur insigne manifeste un privilège plus intime qu’il décrit comme le « privilège le plus fantastique qu’il m’a été donné d’avoir comme musicien » : celui de nouer une amitié spirituelle avec le pape Jean-Paul II, en coopérant avec lui à son rêve de réconciliation et de paix pour l’humanité tout entière.

ZENIT s’est entretenu avec Gilbert Levine de ses 17 années comme « Maestro du pape », une histoire qu’il raconte dans ses mémoires parues sous ce nom. La première partie de cet entretien a été publiée hier jeudi.

ZENIT: Comme vous l’avez mentionné, votre belle-mère, Margit Raab-Kalina, a survécu à l’Holocauste. Vous notez l’intérêt du pape pour elle dès leur première rencontre. Que lui a-t-il dit ?

Sir Gilbert Levine : Vous avez compris que ma belle-mère se trouvait à Auschwitz. Certains voulaient que les Alliés bombardent Auschwitz afin de stopper le massacre. Ils voulaient qu’une voix s’élève pour dire « Stop. C’est démentiel ». Des hommes tuent des hommes, des femmes et des enfants. Etes-vous déjà allé à Yad Vashem pour entendre les noms des enfants dans une salle plongée dans l’obscurité ? Vous ne pouvez pas imaginer les horreurs qu’elle a vécues. J’ai écouté des récits, j’ai lu des récits, je suis allé à Auschwitz – c’est tout simplement inimaginable.

Ma belle-mère n’était pas ouverte à cette rencontre, en ce sens qu’elle ne voyait pas comment, un jour, elle et le pape polonais pourraient se rencontrer. Et voilà que son gendre obtient cet emploi fou. Mais au lieu de dire, « Qu’attendez-vous pour abandonner ? J’ai vécu là-bas des souffrances inouïes », elle m’encourage, « Allez-y. Vous leur montrerez que nous vivons ». C’était déjà incroyable. En revanche, mon beau-père qui avait vécu à la façon d’Anne Frank en face du quartier général de la Gestapo à Bratislava ne s’intéressait absolument pas à ce que je faisais à Cracovie. Il pensait que j’étais fou d’aller là-bas, surtout sans argent, en pleine guerre froide et en plein communisme. Fou.

Lorsque je l’ai invitée à mon premier concert en 1988, elle a décidé d’y venir, ce qui m’a franchement surpris. Lorsque le pape a demandé à me voir après la répétition générale, et a demandé expressément que je vienne avec ma belle-mère et ma femme, dans cette même bibliothèque privée, elle ne pouvait pas imaginer pourquoi, et moi non plus.

Quand je suis entré, la première chose qu’il m’a dite, a été : « Avez-vous eu assez de temps pour répéter ? Vous savez, le pape assiste ce soir au concert. C’est un concert de la plus haute importance ». Il plaisantait – une plaisanterie incroyable, mais c’était lui. Il était déterminé. Il essayait de m’apaiser parce que c’était la première fois que je dirigeais un orchestre devant le monde entier, ce qui est le cas quand il s’agit d’un concert papal.

Puis, en dehors de l’atmosphère de quasi jovialité, il appelle près de lui Margit et, mettant son bras sur son épaule, il la regarde avec une grande attention et se met à lui parler en polonais. Le père de ma belle-mère parlait polonais, et étant exceptionnellement douée pour les langues, elle comprenait cette langue. Le tchèque était sa langue natale – et l’allemand – mais elle comprenait le polonais, et ils commencèrent à parler. En étant présent dans cette pièce, on pouvait percevoir que quelque chose d’inouï était en train de se passer. Comme s’ils se trouvaient dans un autre monde, alors qu’ils étaient à moins de deux mètres de nous. Et ils se parlaient comme deux personnes qui avaient vu la même noirceur, qui savaient ce qu’était ce mal inconcevable, puissant, parce qu’ils en avaient été témoins des deux côtés des barbelés. Il entreprit de toucher son cœur, et lui dit : « Je vous comprends. Je sais ce que vous avez enduré ». Elle était captivée. J’ignore ce qu’elle attendait, mais elle n’attendait pas cela. Et quand elle le quitta, elle resta un long moment sans pouvoir parler.

Puis, ce soir-là après le concert, il s’approche, m’entoure de son bras et me dit : « Merci d’être allé à Cracovie, merci d’amener Cracovie jusqu’à moi. Et où est votre belle-mère? » (Elle était dans la salle Nervi). Il y avait là 7 500 personnes, des caméras de télévision partout, un orchestre et un chœur, et il me demande où est ma belle-mère (rires). Et je réponds « Je ne sais pas – elle n’est pas là ».

Je ne sais pas ce qu’il attendait. C’était tellement incroyable. Attendait-il de lui tendre la main et la faire monter sur la scène ? De descendre et la saluer ? Sincèrement, je ne savais pas.

Après ce concert, elle commença à changer petit à petit. Puis, en 1994, elle vint pour le concert de la commémoration de l’Holocauste – je voulais donner un concert à Rome et inviter le pape pour elle. Je sentais que c’était écrit et que je pouvais faire quelque chose pour elle.

Le matin du concert, le 7 avril 1994, le pape avait reçu en audience les survivants de l’Holocauste, et il salua chacun d’entre eux. Certains restèrent sans voix, incapables de dire un mot, d’autres parlaient et parlaient. Il les écoutait, chacun. Le préfet de la Maison pontificale se leva au bout d’un moment et fit un signe, comme pour dire : « Vous savez, Votre Sainteté, c’est l’heure ». Il se débarrassa de lui, il écoutait chacun. Enfin, il vint vers Margit et ma femme qui portait mon fils Gabriel, que le pape embrassa. Puis il regarda à nouveau Margit dans les yeux, comme pour lui dire : « Vous et moi avons été éloignés l’un de l’autre, mais pas séparés. J’ai pensé à vous ». C’est vrai, car presque à chaque fois que je l’avais vu au cours des six années passées, il m’avait demandé de ses nouvelles. Elle était profondément émue. Elle fit partie des six personnes qui allumèrent les bougies dans la salle Nervi, la menorah de l’Holocauste. Quand elle alluma la bougie, elle tremblait, car elle savait que l’histoire était en train de se faire.

Elle mourut plusieurs années après ce concert – en paix. C’était très étonnant. Elle pouvait enfin vivre sa vie avec ses petits-enfants, trouver la joie dans sa famille. Elle était réellement en colère quand elle est morte, car alors qu’elle avait enfin trouvé la paix, Dieu la rappelait à lui. Elle n’arrivait pas à comprendre ça. « Vous me faites traverser toutes ces années de rudes épreuves, puis toutes ces années après la guerre quand personne ne comprenait. Et maintenant que j’ai enfin trouvé la paix, que je peux me laisser aller à jouer avec mes petits-enfants, intensément et avec une joie merveilleuse, voilà que vous me prenez ? ». Lorsqu’elle est morte, il y avait dans sa chambre les photos de son père, de sa mère et de son frère tués par les nazis, et une photo d’elle-même et du pape. Elle est morte femme juive, mais elle est morte en paix.

Je sais que ce sont les miracles opérés après la mort de Jean-Paul II qui comptent pour sa béatification et sa canonisation, mais s’il faut y ajouter un autre miracle de son vivant, je puis témoigner de ce miracle la concernant. J’ai récemment posé la question à mon beau-frère. Il n’a pas rencontré le pape, il l’a seulement connu à travers le regard de sa mère, et il m’a répondu : « Indéniablement. Elle est morte en paix. Elle a vécu en paix les dernières années de sa vie et cela grâce au pape. Aucun doute là-dessus ».

Nous avons parlé du moment que vous avez passé avec le pape en prière. C’est comme si Margit représentait un autre symbole de ce qu’il voulait que soit vo
tre relation – apporter la paix à ces survivants, obtenir une pause dans la violence…

Par le passé, absolument. Et il a essayé d’aller encore plus loin, même en l’an 2000. Songez que je donnais un concert pour fêter son 80ème anniversaire dans le cadre de l’année jubilaire. J’ai suggéré de choisir la « Création » de Haydn, qui met en scène les premiers versets de la Genèse jusqu’au moment où les trois religions se séparent, avant que n’apparaissent Isaac et Ismaël. Il voulait ce symbole pour marquer cette année incroyable de réconciliation. Si vous vous souvenez de la demande de pardon du pape pour les péchés commis – la contrition qu’il a exprimée – il a voulu que ce concert incarne la main tendue vers les musulmans. Et c’était avant le 11 septembre.

Après le 11 septembre, il souhaitait tendre la main – comme il l’avait fait envers la communauté juive avec moi à travers la musique – envers l’islam, rassemblant ainsi les trois grandes religions monothéistes d’Abraham. Nous avons donné ce concert papal en 2000, puis un autre à Cracovie avec le Dresden Staatskapelle, avec le Requiem de Brahms, pour marquer le premier anniversaire du 11 septembre ; concert dans lequel il s’impliqua beaucoup. Ensuite le Concert de la Réconciliation en 2004 – tous ambitionnant d’utiliser mon art dans cette même quête : la quête qu’il avait jugée si puissante envers les Juifs pouvait désormais être étendue envers l’islam.

Il le voulait très sérieusement. Il s’agissait pour lui, je crois, d’une affaire inachevée. Inachevée pour le monde. Même avant le 11 septembre, il recherchait cette manière de trouver l’expiation, d’exprimer le pardon avec l’autre. « Comment peuvent-ils avoir tué au nom de Dieu, avec le nom de Dieu sur les lèvres ? ». Pour lui, c’était inimaginable. Il voulait la réconciliation.

Consacrer mon art à cette recherche de paix est le privilège le plus fantastique que j’aie pu avoir comme musicien. Que peut faire de plus l’art, que de combler ce type de rêve de toute l’humanité ?

Une dernière question : la béatification de Jean-Paul II revêt-elle une signification spéciale pour vous ?

Une signification énorme. Je crois aux signes manifestés le jour de ses funérailles : « Santo subito ». Je crois qu’il est déjà saint aux yeux de beaucoup. J’ai été étonné, lors de ses funérailles, par la présence de ces millions de personnes. De ma place – j’étais privilégié – à 5-10 mètres du cercueil, je voyais les chefs d’Etat : les uns anglicans, d’autres juifs, quelques-uns musulmans, tous au premier rang, tous là pour honorer l’esprit de cet homme. L’esprit de cet homme – pas la mort, mais l’esprit de cet homme qui se perpétuait.

La béatification et, je crois, la canonisation, permettra d’incarner littéralement cet esprit, de nous faire penser à cet esprit comme un but vers lequel tendre dans nos vies quotidiennes. Mon travail continue. J’espère et je sais qu’il y en a beaucoup, dans et en-dehors de l’Eglise, qui voient en lui un phare auquel se référer – pour trouver notre chemin vers cette lumière qu’il nous a montrée. Je pense que la béatification et la canonisation sont le prolongement naturel de la vie qu’il a vécue – indéniablement une vie de vertus héroïques, mais qui peut être aussi un phare pour les catholiques comme pour les non catholiques, dans le monde entier.

Propos recueillis par Kathleen Naab

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ZENIT Staff

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