Le pape François à Naples © Vatican Media

A Naples, le pape souhaite une théologie issue de la communion et de la compassion (traduction 1/2)

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Une théologie nourrie par la prière

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« La théologie, sans la communion et la compassion, constamment nourries par la prière, perd non seulement son âme, mais aussi son intelligence et sa capacité d’interpréter la réalité d’une manière chrétienne »: c’est le tweet posté par le pape François au retour de son voyage à Naples où il a souhaité l’élaboration d’une théologie de l’accueil, et il a invité à « lancer des processus ».
Le pape François est parti de l’héliport du Vatican à 7h50 ce vendredi matin 21 juin 2019, pour se rendre à Naples à l’occasion de la Rencontre organisée par la Faculté pontificale de Théologie de l’Italie méridionale – section Saint Louis, sur le thème : « La théologie après Veritatis gaudium dans le contexte de la Méditerranée » (20-21 juin 2019).

Le pape a prononcé un discours après les différentes interventions de la seconde journée de travaux, sur la place devant la Faculté, dont une représentante de l’islam – la prof. Sihem Djebbi – et un représentant du judaïsme – le prof. Meir Bar Asher: ils ont tous les deux salué la Déclaration sur la Fraternité humaine signée à Abou Dhabi, le 4 février dernier. Aucune « ingénuité » mais « un désir d’offrir des horizons nouveaux pour un avenir meilleur », disait le prof. Bar Asher.

À l’issue de la rencontre, il a salué les enseignants de la Faculté et la Communauté des jésuites. Puis il a repris l’hélicoptère du Parc Vigiliano de Naples en direction du Vatican.

Voici notre traduction de la première partie du discours prononcé par le pape.

HG/AB

Le pape François à Naples © Vatican Media

Discours du pape François

Chers étudiants et professeurs,

Chers frères évêques et prêtres,

Messieurs les Cardinaux,

Je suis heureux de vous rencontrer aujourd’hui et de participer à ce congrès. À mon tour, je salue de tout coeur mon cher frère le patriarche Bartholomée, un grand précurseur de Laudato si’ – précurseur depuis des années – qui a bien voulu contribuer à la réflexion par son message personnel. Merci à Bartholomée, mon frère bien-aimé.

La Méditerranée est depuis toujours un lieu de transit, d’échanges et parfois aussi de conflits. Nous en connaissons beaucoup. Aujourd’hui, ce lieu soulève une série d’interrogations, souvent dramatiques. Elles peuvent se traduire en quelques questions que nous nous sommes posées pendant la rencontre interreligieuse d’Abou Dhabi : comment nous garder mutuellement dans l’unique famille humaine ? Comment nourrir une coexistence tolérante et pacifique qui se traduise en fraternité authentique ? Comment faire prévaloir dans nos communautés l’accueil de l’autre et de celui qui est différent de nous parce qu’il appartient à une tradition religieuse et culturelle différente de la nôtre ? Comment les religions peuvent-elles être des voies de fraternité au lieu d’être des murs de séparation ? Ces questions, et d’autres, demandent d’être interprétées à plusieurs niveaux, et elle exigent un engagement généreux à l’écoute, l’étude et la confrontation pour promouvoir des processus de libération, de paix, de fraternité et de justice.

Nous devons nous convaincre : il s’agit de lancer des processus, pas de faire des définitions d’espaces, occuper des espaces… Lancer des processus.

Une théologie de l’accueil et du dialogue

Au cours de ce congrès, vous avez d’abord analysé les contradictions et les difficultés dans l’espace de la Méditerranée et ensuite vous vous êtes interrogés sur les meilleures solutions. À cet égard, vous vous demandez quelle théologie est adéquate au contexte dans lequel vous vivez et oeuvrez. Je dirais que la théologie, en particulier dans ce contexte, est appelé à être une théologie de l’accueil et à développer un dialogue sincère avec les institutions sociales et civiles, avec les centres universitaires et de recherche, avec les leaders religieux et avec toutes les femmes et tous les hommes de bonne volonté, pour la construction dans la paix d’une société inclusive et fraternelle, ainsi que pour la protection de la création.

Dans le préambule de Veritatis gaudium, lorsque l’approfondissement du kérygme et le dialogue sont mentionnés comme critères pour renouveler les études, cela signifie qu’ils sont au service du chemin d’une Église qui met toujours davantage au centre l’évangélisation. Pas l’apologétique, pas les manuels – comme nous l’avons entendu – : évangéliser. Au centre, il y a l’évangélisation, qui ne veut pas dire prosélytisme. Dans le dialogue avec les cultures et les religions, l’Église annonce la Bonne Nouvelle de Jésus et la pratique de l’amour évangélique qu’il prêchait comme une synthèse de tout l’enseignement de la Loi, des visions des prophètes et de la volonté du Père. Le dialogue est avant tout une méthode de discernement et d’annonce de la Parole d’amour qui est adressée à toutes les personnes et qui veut faire sa demeure dans le coeur de chacun. C’est seulement dans l’écoute de cette Parole et dans l’expérience de l’amour qu’elle communique que l’on peut discerner l’actualité du kérygme. Le dialogue, ainsi compris, est une forme d’accueil.

Je voudrais redire que « le discernement spirituel n’exclut pas les apports des sagesses humaines, existentielles, psychologiques, sociologiques et morales. Mais il les transcende. Et les sages normes de l’Église ne suffisent pas non plus. Souvenons-nous toujours que le discernement est une grâce – un don -. Le discernement, en somme, conduit à la source même de la vie qui ne meurt pas, c’est-à-dire « qu’ils te connaissent, toi le seul vrai Dieu, et celui que tu as envoyé, Jésus Christ » (Jn 17,3) » (Exhort. ap. Gaudete et exsultate, 170).

Les écoles de théologie se renouvellent par la pratique du discernement et par une manière de dialogique de procéder, capable de créer un climat spirituel et de pratique intellectuel correspondant. Il s’agit d’un dialogue dans la position des problèmes comme dans la recherche ensemble des voies de solution. Un dialogue capable d’intégrer le critère vivant de la Pâque de Jésus avec le mouvement de l’analogie, qui lit dans la réalité, dans la création et dans l’histoire des liens, des signes et des renvois théologaux. Ceci comporte l’assomption herméneutique du mystère du chemin de Jésus qui le conduit à la croix et à la résurrection et au don de l’Esprit. Assumer cette logique de Jésus et de Pâques est indispensable pour comprendre comment la réalité historique et créée est interrogée par la révélation du mystère de l’amour de Dieu. De ce Dieu qui, dans l’histoire, se révèle – chaque fois et à l’intérieur de toutes les contradictions – plus grand dans l’amour et dans sa capacité à rattraper le mal.

Les deux mouvements sont nécessaires, complémentaires : un mouvement du bas vers le haut qui peut dialoguer, avec le sens de l’écoute et du discernement, avec toutes les instances humaines et historiques, en tenant compte de toute l’épaisseur de l’humain ; et un mouvement du haut vers le bas – où « le haut » est celui de Jésus élevé sur la croix – qui permet, en même temps, de discerner les signes du Royaume de Dieu dans l’histoire et de comprendre de manière prophétique les signes de l’anti-Royaume qui défigurent l’âme et l’histoire humaine. C’est une méthode qui permet – dans une dynamique constante – de se confronter avec toutes les instances humaines et de saisir quelle lumière chrétienne éclaire les plis de la réalité et quelles énergies l’Esprit du Crucifié ressuscité suscite, de fois en fois, ici et maintenant.

La façon dialogique de procéder est la voie pour arriver là où se forment les paradigmes, les manières de sentir, les symboles, les représentations des personnes et des peuples. Parvenir là – comme des « ethnographes spirituels » de l’âme des peuples, disons – pour pouvoir dialoguer en profondeur et, si possible, contribuer à leur développement par l’annonce de l’Évangile du Royaume de Dieu, dont le fruit est la maturation d’une fraternité toujours plus dilatée et inclusive. Dialogue et annonce de l’Évangile qui peuvent se produire selon les modes décrits par François d’Assise dans la Première Règle, justement au lendemain de son voyage dans l’Orient méditerranéen. Pour François il y a une première façon selon laquelle on vit simplement en chrétien : « La première est de ne soulever ni débats ni discussions, mais d’être soumis à toute créature humaine à cause de Dieu et de se proclamer chrétiens » (XVI : FF43). Il y a ensuite une seconde façon où, toujours dociles aux signes et à l’action du Seigneur ressuscité et à son Esprit de paix, on annonce la foi chrétienne comme la manifestation en Jésus de l’amour de Dieu pour tous les hommes. Je suis très frappé par ce conseil de François à ses frères : « Prêchez l’Évangile ; si nécessaire aussi, avec les paroles ». C’est le témoignage !

Cette docilité à l’Esprit implique un style de vie et d’annonce sans esprit de conquête, sans volonté de prosélytisme – ça, c’est la peste ! – et sans intention agressive de réfuter.

Une modalité qui entre en dialogue « de l’intérieur » avec les hommes et avec leurs cultures, leurs histoires, leurs différentes traditions religieuses ; une modalité qui, en cohérence avec l’Évangile, comprend aussi le témoignage jusqu’au sacrifice de la vie, comme le démontrent les lumineux exemples de Charles de Foucauld, des moines de Tibhirine, de l’évêque d’Oran Pierre Claverie et de tous nos frères et soeurs qui, avec la grâce de Dieu, ont été fidèles avec douceur et humilité et qui sont morts le nom de Jésus sur les lèvres et la miséricorde dans le coeur. Et je pense ici à la non-violence comme horizon et savoir sur le monde, que la théologie doit regarder comme un élément constitutif qui lui est propre. Les écrits et les pratiques de Martin Luther King et de Lanza del Vasto, ainsi que d’autres « artisans » de paix nous aident ici. Le souvenir du bienheureux Giustino Russolillo, qui fut étudiant dans cette Faculté, et de dom Peppino Diana, le jeune curé tué par la camorra, qui a aussi étudié ici, nous aide et nous encourage. Et je voudrais mentionner ici un syndrome dangereux, qui est le « syndrome de Babel ». Nous pensons que le « syndrome de Babel » est la confusion qui se crée quand on ne comprend pas ce que dit l’autre. C’est le premier pas. Mais le véritable « syndrome de Babel » est de ne pas écouter ce que dit l’autre et de croire que je sais ce que l’autre pense et ce que l’autre dira. Ça, c’est la peste !

Exemples de dialogue pour une théologie de l’accueil

« Dialogue » n’est pas une formule magique, mais la théologie est certainement aidée à se renouveler lorsqu’elle l’assume sérieusement, lorsqu’il est encouragé et favorisé entre enseignants et étudiants, comme aussi avec les autres formes du savoir et avec les autres religions, surtout le judaïsme et l’islam. Les étudiants en théologie devraient être éduqués au dialogue avec le judaïsme et avec l’islam pour comprendre les racines communes et les différences de nos identités religieuses, et contribuer ainsi plus efficacement à l’édification d’une société qui apprécie la diversité et favorise le respect, la fraternité et la coexistence pacifique.

Éduquer les étudiants dans ce sens. J’ai étudié à l’époque de la théologie décadente, de la scholastique décadente, à l’époque des manuels. Une plaisanterie circulait parmi nous, toutes les thèses théologiques se prouvaient selon ce schéma, un syllogisme : 1) Les choses semblent être ainsi. 2) Le catholicisme a toujours raison. 3) Donc… C’est-à-dire une théologie de type défensif, apologétique, enfermée dans un manuel. Nous plaisantions ainsi, mais c’était ce qu’on nous présentait à cette époque de la scholastique décadente.

Chercher une coexistence pacifique dialogique. Avec les musulmans, nous sommes appelés à dialoguer pour construire l’avenir de nos sociétés et de nos villes ; nous sommes appelés à les considérer comme des partenaires pour construire une coexistence pacifique, y compris lorsque surgissent des épisodes bouleversants causés par des groupes fanatiques ennemis du dialogue, comme la tragédie de Pâques dernier au Sri Lanka. Hier, le cardinal de Colombo m’a dit ceci : « Après avoir fait ce que je devais faire, je me suis aperçu qu’un groupe de personnes, des chrétiens, voulait se rendre dans le quartier des musulmans pour les tuer. J’ai invité l’imam et nous sommes allés là-bas ensemble, en voiture, pour convaincre les chrétiens que nous sommes amis, que les autres sont des extrémistes qui ne sont pas des nôtres ». C’est une attitude de proximité et de dialogue.

Former les étudiants au dialogue avec les juifs implique de les éduquer à la connaissance de leur culture, de leur manière de penser, de leur langue, pour comprendre et mieux vivre notre relation sur le plan religieux. Dans les facultés de théologie et dans les universités ecclésiastiques, il faut encourager les cours de langue et culture arabes et juives, ainsi que la connaissance réciproque entre étudiants chrétiens, juifs et musulmans.

Je voudrais donner deux exemples concrets de la manière dont le dialogue, qui caractérise une théologie de l’accueil, peut être appliqué aux études ecclésiastiques. Avant tout, le dialogue peut être une méthode d’étude, outre que d’enseignement. Quand nous lisons un texte, nous dialoguons avec lui et avec le « monde » dont il est l’expression ; et cela vaut pour les textes sacrés comme la Bible, le Talmud et le Coran. Souvent aussi, nous interprétons un texte déterminé en dialogue avec d’autres de la même époque ou d’époques différentes. Les textes des grandes traditions monothéistes, dans certains cas, sont le résultat d’un dialogue. On peut citer des cas de textes qui sont écrits pour répondre à des questions importantes sur la vie, posées par des textes qui les ont précédés. Ceci est aussi une forme de dialogue.

Le deuxième exemple est que le dialogue peut se réaliser comme herméneutique théologique en un temps et un lieu spécifiques. Dans notre cas : la Méditerranée au début du troisième millénaire. Il n’est pas possible de lire cet espace avec réalisme sans un dialogue et comme un pont – historique, géographique, humain – entre l’Europe, l’Afrique et l’Asie. Il s’agit d’un espace où l’absence de paix a produit de multiples déséquilibres régionaux et mondiaux et dont la pacification, à travers la pratique du dialogue, pourrait en revanche grandement contribuer à lancer des processus de réconciliation et de paix. Giorgio La Pira nous dirait qu’il s’agit, pour la théologie, de contribuer à construire dans tout le Bassin méditerranéen une « grande tente de paix », où puissent vivre dans le respect réciproque les différents enfants de notre père commun Abraham. N’oublions pas notre père commun.

Une théologie de l’accueil est une théologie de l’écoute

Le dialogue en tant qu’herméneutique théologique suppose et comporte une écoute consciente. Cela signifie aussi écouter l’histoire et le vécu des peuples qui se présentent dans l’espace méditerranéen pour pouvoir déchiffrer les événements qui relient le passé au présent et pour pouvoir en saisir les blessures ainsi que les potentialités. Il s’agit en particulier de saisir la manière dont les communautés chrétiennes et les existences prophétiques individuelles ont su – y compris récemment – incarner la foi chrétienne dans des contextes parfois conflictuels, de minorité et de coexistence plurielle avec d’autres traditions religieuses.

Cette écoute doit être profondément intérieure aux cultures et aux peuples, pour une autre raison. La Méditerranée est précisément la mer du métissage – si nous ne comprenons pas le métissage, nous ne comprendrons jamais la Méditerranée – une mer géographiquement fermée par rapport aux océans, mais culturellement toujours ouverte à la rencontre, au dialogue et à l’inculturation réciproque. Il faut aussi des récits renouvelés et communs qui – à partir de l’écoute des racines et du présent – parlent au coeur des personnes, des récits dans lesquels il est possible de se reconnaître de manière constructive, pacifique et génératrice d’espérance. La réalité multiculturelle et plurireligieuse de la nouvelle Méditerranée se forme avec de tels récits, dans le dialogue qui naît de l’écoute des personnes et des textes des grandes religions monothéistes, et surtout dans l’écoute des jeunes. Je pense aux étudiants de nos facultés de théologie, à ceux des universités « laïques » ou d’autres inspirations religieuses. « quand l’Église abandonne les schémas rigides et s’ouvre à l’écoute disponible et attentive des jeunes, cette empathie l’enrichit car “elle permet aux jeunes d’apporter quelque chose à la communauté, en l’aidant à percevoir des sensibilités nouvelles et à se poser des questions inédites” » (Exhort. ap. postsynodale Christus vivit, 65). À percevoir des sensibilités nouvelles : voilà le défi.

L’approfondissement du kérygme se fait avec l’expérience du dialogue qui naît de l’écoute et qui génère la communion. Jésus lui-même a annoncé le Royaume de Dieu en dialoguant avec tous les styles et toutes les catégories de personnes du judaïsme de son temps : avec les scribes, les pharisiens, les docteurs de la loi, les publicains, les savants, les simples, les pécheurs. À une femme samaritaine, il a révélé, dans l’écoute et dans le dialogue, le don de Dieu et son identité : il lui a ouvert le mystère de sa communion avec le Père et de la surabondante plénitude qui jaillit de cette communion. Sa divine écoute du coeur humain ouvre ce coeur à accueillir à son tour la plénitude de l’amour et la joie de la vie. On ne perd rien en dialoguant. On y gagne toujours. Dans le monologue, nous perdons tous, tous.

Une théologie interdisciplinaire

Une théologie de l’accueil qui, en tant que méthode interprétative de la réalité, adopte le discernement et le dialogue sincère, requiert des théologiens qui sachent travailler ensemble et de manière interdisciplinaire, dépassant l’individualisme dans le travail intellectuel. Nous avons besoin de théologiens – hommes et femmes, prêtres, laïcs et religieux – qui, dans un enracinement historique et ecclésial et, en même temps, ouverts aux nouveautés intarissables de l’Esprit, sachent échapper aux logiques d’auto-référence, compétitives et, de fait, aveuglantes qui existent souvent y compris dans nos institutions académiques et cachées, bien souvent, parmi les écoles théologiques.

Sur ce chemin continuel de sortie de soi et de rencontre avec l’autre, il est important que les théologiens soient des hommes et des femmes de compassion – je souligne ceci : qu’ils soient des hommes et des femmes de compassion – touchés par la vie opprimée d’un grand nombre, par les esclavages d’aujourd’hui, par les fléaux sociaux, par les violences, par les guerres et par les immenses injustices subies par tant de pauvres qui vivent sur les rives de cette « mer commune ». Sans communion et sans compassion, constamment alimentées par la prière – c’est important : on ne peut faire de la théologie qu’ « à genoux » -, la théologie non seulement perd son âme mais elle perd son intelligence et sa capacité à interpréter chrétiennement la réalité. Sans la compassion, puisée dans le coeur du Christ, les théologiens risquent d’être engloutis dans la situation de privilège de celui qui se situe prudemment en dehors du monde et qui ne partage rien de risqué avec la majorité de l’humanité. La théologie de laboratoire, la théologie pure et « distillée » comme l’eau, l’eau distillée qui n’a pas de goût.

Je voudrais donner un exemple de la façon dont l’interdisciplinarité qui interprète l’histoire peut avoir un approfondissement du kérygme et, si elle est animée par la miséricorde, peut être ouverte à la trans-disciplinarité. Je fais en particulier allusion à tous les comportements agressifs et guerriers qui ont marqué la manière d’habiter l’espace méditerranéen de peuples qui se disaient chrétiens. Il faut ici inclure les comportements et les pratiques coloniales qui ont tellement façonné l’imaginaire et les politiques de ces peuples, qu’il s’agisse des justifications des guerres en tout genre ou qu’il s’agisse de toutes les persécutions accomplies au nom d’une religion ou d’une prétendue pureté raciale ou doctrinale. Ces persécutions, nous aussi nous les avons menées. Je me souviens que, dans la Chanson de Roland, après que la bataille a été gagnée, les musulmans sont mis en ligne, tous, devant la vasque du baptême, devant le baptistère. Il y avait là quelqu’un avec une épée. Et on les faisait choisir : ou tu te fais baptiser ou au revoir ! Tu t’en vas de l’autre côté. Ou le baptême ou la mort. C’est ce que nous avons fait. Vis-à-vis de cette histoire complexe et douloureuse, la méthode du dialogue et de l’écoute, guidée par le critère évangélique de la miséricorde, peut beaucoup enrichir la connaissance et la relecture interdisciplinaire, en faisant aussi émerger, par contraste, les prophéties de paix que l’Esprit n’a pas manqué de susciter.

L’interdisciplinarité comme critère pour le renouvellement de la théologie et des études ecclésiastiques implique un engagement à revisiter et à ré-interroger continuellement la tradition. Revisiter la tradition ! Et ré-interroger. En effet, l’écoute en tant que théologiens chrétiens ne se fait pas à partir de rien, mais à partir d’un patrimoine théologique qui – précisément à l’intérieur de l’espace méditerranéen – plonge ses racines dans les communautés du Nouveau Testament, dans la riche réflexion des Pères et dans les multiples générations de penseurs et de témoins.

C’est cette tradition vivante, parvenue jusqu’à nous, qui peut contribuer à éclairer et à déchiffrer bien des questions contemporaines. À condition toutefois qu’elle soit relue avec une volonté sincère de purification de la mémoire, c’est-à-dire en sachant discerner ce qui a été véhicule de l’intention originelle de Dieu, révélée dans l’Esprit de Jésus-Christ, et ce qui au contraire a été infidèle à cette intention miséricordieuse et salvifique. N’oublions pas que la tradition est une racine qui nous donne la vie : elle nous transmet la vie pour que nous puissions grandir et fleurir, fructifier. Très souvent, nous pensons à la tradition comme à un musée. Non ! La semaine dernière, ou la précédente, j’ai lu une citation de Gustav Mahler qui disait : « La tradition est la garantie du futur, non la gardienne des cendres ». C’est beau ! Vivons la tradition comme un arbre qui vit, qui croît. Déjà au cinquième siècle, Vincent de Lérins l’avait bien compris : la croissance de la foi, de la tradition, avec ces trois critères : « annis consolidetur, dilatetur tempore, sublimetur aetate ». C’est la tradition! Mais sans tradition, tu ne peux pas grandir! La tradition pour grandir, comme la racine pour l’arbre.

(à suivre)

© Traduction de Zenit, Hélène Ginabat

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Hélène Ginabat

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