« Les réfugiés n’ont pas seulement besoin d’être protégés contre la persécution ; ils ont aussi besoin d’être avec leur famille, d’être soutenus par une communauté et accueillis dans des conditions dignes… Le cadre juridique et politique peut répondre aux besoins physiques des gens, mais il ne pourra jamais satisfaire leur besoin le plus fondamental et essentiel : la nécessité d’être accueilli, aimé, respecté et accepté », affirme Katrine Camilleri qui invite à ce que les choses « changent » dans ce domaine.
Le nouveau document « Accueillir le Christ dans les réfugiés et dans les personnes déracinées de force. Orientations pastorales », rédigé ensemble par le Conseil pontifical pour la pastorale des migrants et des personnes en déplacement et par le Conseil pontifical Cor Unum, a été présenté ce jeudi 6 juin 2013 au Vatican.
Mme Katrine Camilleri a donné un témoignage du vécu des réfugiés qu’elle rencontre en tant que vice-directrice du Service jésuite des réfugiés (Jesuit Refugee Service) à Malte, en évoquant notamment les conséquences néfastes des politiques de contrôle de l’émigration, les détentions abusives, les conditions de survie durant le voyage et à l’arrivée.
Le cardinal Antonio Maria Vegliò, président du Conseil pontifical pour la pastorale des migrants et des personnes en déplacement, le cardinal Robert Sarah, président de Cor Unum et M. Johan Ketelers, secrétaire général de la Commission internationale catholique pour les migrations (CICM) sont également intervenus.
Intervention de Madame Katrine Camilleri
Excellence, Mesdames et Messieurs,
Je suis très reconnaissante d’avoir été invitée à participer à l’événement de ce jour et de pouvoir partager quelques-unes des connaissances acquises au cours des quatorze années où j’ai travaillé avec le JRS – Le Service jésuite des réfugiés – à Malte, une petite île de la Méditerranée, mesurant environ 245 km², à environ 93 km au sud de la Sicile et 300 km au nord de la Libye.
Au fil des années, j’ai rencontré des centaines de migrants forcés / demandeurs d’asile (parler de « personnes » est trop vague, je crois) arrivés à Malte intentionnellement ou non, cherchant la paix et la stabilité, une protection et la possibilité de vivre dignement. Ces rencontres et ces conversations font toujours prendre conscience que, selon les mots de Samira, une femme d’Afrique du Nord qui a obtenu le statut de réfugiée à Malte : « Quand vous êtes un réfugié, vous avez quelque chose à payer, et vous le payez de votre vie ».
La plupart des migrants arrivent à Malte après avoir traversé le désert et la mer, au cours d’un voyage pénible entrepris dans des conditions dangereuses, souvent au risque de leur vie. Décrites comme des « flux mixtes », les arrivées annuelles incluent des personnes qui veulent se rendre en Europe pour des raisons très différentes et qui ont des besoins très divers et complexes.
Beaucoup ont connu la guerre ou de graves violations de leurs droits humains, non seulement dans leur pays d’origine, mais aussi dans les pays à travers lesquels ils ont transité. La détention dans les pays de transit est fréquente et beaucoup, en particulier les femmes, ont subi un viol ou d’autres formes de violence ou d’abus sexuels sur leur route vers l’Europe. Une femme nigériane qui a été victime de la traite à travers des voies de contrebande en Afrique du Nord et autour de la Méditerranée, et qui a été horriblement exploitée tout au long du chemin, a exprimé cette idée : « ce que tu vis pendant le voyage … c’est comme si tu n’es pas plus humaine ».
Ils ont voyagé de cette façon non pas par choix mais parce que, en dépit des énormes risques encourus, c’est pratiquement la seule façon pour eux d’avoir accès à un pays où ils peuvent demander la protection et la possibilité de vivre dans la dignité. Pour eux, il est totalement impossible de se conformer aux strictes exigences, même si elles sont parfaitement légitimes, imposées par les règles régissant les voyages internationaux comme, par exemple, l’obligation d’obtenir un passeport ou un visa auprès de l’État dans lequel ils souhaitent demander une protection si c’est ce qu’ils veulent.
Le contrôle des frontières
Bien que certains se demandent si le fait de franchir la frontière de manière irrégulière ou illégale peut être considéré comme un problème de sécurité majeur, il est clair que de nombreux États à travers le monde le considèrent comme tel et investissent d’énormes sommes d’argent et de ressources sur les mesures destinées à endiguer le flot des arrivées.
En Europe, ces mesures comprennent : le renforcement du contrôle des frontières grâce à la création de l’agence Frontex, l’agence européenne des frontières, le déploiement de forces et d’équipements semi-militaires pour prévenir la migration irrégulière et les accords bilatéraux de réadmission avec les pays voisins. Ces accords obligent les pays voisins à instaurer des contrôles frontaliers plus efficaces et aussi à renvoyer les migrants qui ont été interceptés en mer après avoir quitté leur territoire illégalement, habituellement en échange d’une aide financière considérable. Au-delà de l’efficacité ou non de ces mesures, il est clair qu’elles ne sont pas sans des effets secondaires indésirables et qu’elles mènent souvent à la violation, directement ou indirectement, des droits fondamentaux des migrants qui sont affectés d’une manière ou d’une autre. De plus, ironie du sort, la recherche indique que, dans le long terme, les contrôles de frontière répressifs contribuent indirectement à la création de réseaux de contrebande plus professionnels, efficaces et spécialisés, alors que l’un des objectifs déclarés des contrôles aux frontières est, en fait, de lutter contre cette criminalité transfrontalière. Par ailleurs, tout succès réel ou perçu est obtenu à un coût humain énorme.
Bien qu’il n’existe pas de statistiques précises, il est généralement admis que des milliers de personnes ont perdu la vie en essayant d’entrer dans l’Union européenne au cours des deux dernières décennies. Fortress Europe estime que quelque 18 673 personnes ont trouvé la mort depuis 1988 en essayant d’entrer dans l’Union européenne ; la majorité d’entre elles ont perdu la vie alors qu’elles tentaient de rejoindre l’Europe en traversant la mer Méditerranée ou l’océan Atlantique.
Il est clair que, dans une certaine mesure, le nombre élevé de décès est dû aux dangers inhérents aux routes que les migrants sont contraints de prendre et aux conditions physiques dans lesquelles ils doivent voyager. Cependant, il y a des preuves considérables qui lient l’augmentation du nombre de décès au resserrement du contrôle des frontières, qui poussent les migrants à prendre davantage de risques et à utiliser des routes de plus en plus dangereuses pour atteindre Europe.
Une autre conséquence des politiques de contrôle de l’immigration est le nombre croissant de migrants « échoués », en transit perpétuel dans les pays limitrophes de l’Union européenne, qui sont incapables de bouger, car il est pratiquement impossible d’entrer dans l’Union européenne sans risquer sa vie ou son intégrité physique, mais qui sont aussi incapables de retourner chez eux ou qui ne le veulent pas. Les conditions des migrants dans de nombreux pays voisins de l’Union européenne sont, au mieux, difficiles et l’accès au droit d’asile est souvent très limité ou inexistant. De nombreux rapports crédibles décrivent leur vie comme extrêmement précaire, caractérisée par la crainte constante d’être arrêté, placé en détention ou expulsé. Trop souvent, les migrants vivent dans le dénuement avec peu ou pas de possibilité réelle d’intégration. Bien sûr, en toute équité, il faudrait rec
onnaître que ces pays doivent eux-mêmes faire face à un grand nombre de migrants résidant ou transitant par leur territoire avec beaucoup moins de ressources à leur disposition que n’en ont la plupart des pays de l’Union européenne. Il n’est donc pas surprenant que les perspectives pour les migrants y soient si sombres.
Il est peut-être tout aussi préoccupant de savoir que tant de gens meurent à nos portes que de voir notre indifférence collective à cette réalité. Les mots d’un grand-père érythréen, dont la petite-fille de 22 ans est morte en traversant la Méditerranée en août 2009, cités dans une publication récente de la Commission des Églises auprès des migrants en Europe (CCME) et le Comité œcuménique allemand des Églises pour l’asile, sont une terrible accusation de la manière dont l’Europe considère la tragédie qui se déroule sous nos yeux. Il dit ceci : « Le sens de l’existence humaine se termine là où les frontières extérieures de l’Europe commencent. … Ma petite-fille est décédée d’une mort très douloureuse, alors qu’elle aurait pu être sauvée. À seulement 22 ans, sa vie lui a été ôtée. … Comment se peut-il que pendant 23 jours, nos enfants ont pu être vus par plusieurs navires et n’ont pas été sauvés ? C’est tout simplement inhumain…. Cette nouvelle dimension de l’indifférence envers les gens est plus dangereuse que la haine. Si vous n’aimez pas une personne, au moins vous reconnaissez qu’elle existe, qu’elle est une épine dans votre côté. Si vous êtes totalement indifférent à quelqu’un, c’est que vous ne reconnaissez même pas qu’il existe. »
Détention
À l’arrivée à Malte, la plupart des migrants forcés demandent l’asile et la grande majorité obtiennent, en fait, une certaine forme de protection internationale. Toutefois, en dépit du fait que beaucoup ont au moins à première vue un besoin d’être protégé, c’est leur situation irrégulière, plutôt que leur besoin de protection, qui oriente la réponse qu’on leur donne à leur arrivée et qui détermine le traitement qu’ils reçoivent. Malte met en œuvre une politique de détention obligatoire des migrants à qui l’on a refusé l’admission sur le territoire national ou qui ont été pris alors qu’ils entraient illégalement sur le territoire. La détention dure aussi longtemps que pour une demande d’asile de la part de personnes à qui l’on a accordé une certaine forme de protection. Dans le cas des demandeurs d’asile dont la demande a été rejetée ou des migrants qui ne demandent pas l’asile, la détention peut durer jusqu’à 18 mois.
Bien que la politique de détention de Malte soit probablement l’une des plus sévères, étant donné la grande majorité de ceux qui demandent l’asile à Malte, de nombreux autres États, à la fois en Europe et au-delà, détiennent des demandeurs d’asile au motif de leur entrée ou séjour irrégulier, pendant un temps variable. Pour les migrants et demandeurs d’asile qui arrivent à Malte, se trouver en détention est souvent un grand choc. Une détenue a raconté comment elle s’est sentie lorsqu’elle a été emmenée dans un centre de détention : « J’ai été surprise parce que je ne m’attendais pas à ça quand je suis arrivé en Europe, on m’a enfermée quelque part … C’était la première fois que j’étais enfermée quelque part. Je ne savais pas pourquoi j’étais enfermée – Personne ne m’a expliqué pourquoi j’étais en détention … J’étais encore malade et très faible après le voyage en mer, et ‘ai passé presque toute la première semaine au lit… Après une semaine, comme j’allais de mieux en mieux, j’ai réalisé où j’étais et j’ai réalisé à quel point la détention est quelque chose de terrible… Il n’y avait qu’une seule télévision pour tout le monde. En dehors de cela, il n’y avait que les lits et le sol, rien d’autre. Il n’y avait absolument rien à faire. Nous mangions, nous dormions, et nous allions aux toilettes dans le même lieu. Dans la salle, il y avait une petite cour – qui était utilisée pour nous permettre d’y passer quelques heures à chaque fois. Mais à part cela, il n’y avait rien. »
La plupart des migrants estiment que leur détention est injuste et injustifiée – bien loin de l’accueil qu’ils avaient espéré. Cette phrase, griffonnée sur le mur d’un dortoir dans un centre de détention, révèle en partie la désillusion vécue par les détenus : « Nous cherchions la paix et la stabilité mais nous sommes en prison. Ce n’est pas une protection ». Outre les questions en matière de droits de l’homme que cela soulève, il y a des preuves considérables que la détention, en particulier si elle se prolonge, engendre une détérioration du bien-être psychologique et physique des détenus. C’est vrai même lorsque le droit, la politique et la pratique en matière de détention sont en parfaite conformité avec les préceptes du droit international des droits de l’homme et lorsque les conditions matérielles de détention sont acceptables.
Les recherches menées par le JRS Europe dans 23 pays de l’Union européenne en 2009, dans le cadre d’un projet de recherche financé par celle-ci, met en évidence les conséquences sur les individus. « La plus grande implication de la recherche DEVAS est la manière dont la détention – souvent appliquée comme un outil d’asile et d’élaboration des politiques d’immigration de l’Union européenne et de ses États membres – conduit à des taux élevés de vulnérabilité chez les personnes ». La grande majorité des détenus interrogés a affirmé que les conditions de détention affaiblissent leur situation personnelle. L’environnement semblable à une prison, l’isolement du « monde extérieur », le flux d’informations peu fiables et la perturbation du projet de vie ont un impact négatif sur la santé mentale, et conduisent à la dépression, au manque de confiance en soi et au stress psychologique. Les détenus se sont plaint que la détention avait également des répercussions sur leur santé physique, ce qui provoque une perte d’appétit et des degrés d’insomnie variables. Ces résultats sont similaires à ceux d’autres projets de recherche menés dans des centres de détention tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’Europe.
Règles restrictives de regroupement familial
Même pour les migrants qui bénéficient d’une protection, la vie est souvent loin d’être facile. Bien que certains expérimentent accueil et hospitalité, pour la plupart l’adaptation à la vie dans leur pays d’accueil et l’effort nécessaire pour s’intégrer dans leur nouvelle communauté présentent des défis énormes. Le fait, pour beaucoup, de devoir le faire seul, sans le soutien de leur famille, rend les choses encore plus difficiles. Nombreux sont ceux qui ont laissé leur famille derrière eux et qui ont entrepris seuls un voyage risqué pour un lieu qui leur offre stabilité et sécurité, et où ils espèrent finalement être réunis. Toutefois, les règles restrictives de regroupement familial signifient en réalité que, dans la pratique, de nombreux migrants ne sont jamais en mesure d’être réunis avec leurs proches. La séparation prolongée a un effet dévastateur sur les relations et entraîne toute la famille dans une grande souffrance ; pour certains, c’est une douleur trop lourde à supporter.
Il y a une histoire en particulier qui, pour moi, montre cette réalité : c’est celle d’un homme érythréen, qui est arrivé à Malte il y a cinq ans. Il a été libéré après avoir obtenu la protection subsidiaire. Peu après sa libération, il a trouvé un emploi, loué un appartement et il a travaillé dur pour envoyer de l’argent à sa femme et à ses enfants. Il ne pouvait pas, comme il l’aurait aimé, les faire venir à Malte, même s’il avait un emploi stable, puisque les personnes bénéficiant de la protection subsidiaire n’ont pas droit au regroupement familial. Avec le temps, la séparation de sa famille est deve
nue plus difficile à supporter et sa douleur le minait de l’intérieur. Sachant qu’une réunification à Malte était impossible, il a placé tous ses espoirs dans la possibilité de se réinstaller aux États-Unis, où il pourrait enfin être réuni avec sa femme et ses enfants, après de longues années de séparation. Quand il a appris que sa demande de réinstallation avait été rejetée, ses espoirs ont été anéantis et le monde s’est écroulé autour de lui. Incapable de supporter l’idée qu’il ne lui serait jamais possible d’être avec sa famille, il a décidé de mettre fin à ses jours. Il a survécu à ses blessures, mais il a frôlé la mort de très près et il se retrouve avec des problèmes de santé à long terme. Aujourd’hui, il va mieux grâce au soutien d’amis et de professionnels, mais ses chances d’être un jour réuni avec sa famille sont faibles.
Conclusion
Cette histoire confirme une des choses les plus importantes que j’ai apprises au cours des années où j’ai travaillé pour le JRS : les réfugiés n’ont pas seulement besoin d’être protégés contre la persécution ; ils ont aussi besoin d’être avec leur famille, d’être soutenus par une communauté et accueillis dans des conditions dignes. Même si un cadre juridique et politique solide est essentiel pour s’assurer que les personnes sont en mesure d’obtenir une protection, ce n’est pas suffisant. Tout au plus un tel cadre peut répondre aux besoins physiques des gens, mais il ne pourra jamais satisfaire leur besoin le plus fondamental et essentiel : la nécessité d’être accueilli, aimé, respecté et accepté.
Je voudrais vous laisser avec l’histoire d’une jeune femme, qui pour moi exprime tout, et beaucoup mieux que je ne le ferais. Elle a quitté son pays très jeune, poussée par la pauvreté et par un environnement familial difficile, et attirée par la promesse d’un emploi en Europe. Toutefois, les personnes en qui elle avait mis sa confiance l’ont trahie et elle s’est retrouvée pratiquement réduite en esclavage, forcée à se prostituer et battue si elle résistait, chaque fois qu’elle essayait de s’échapper. Elle est arrivée à Malte après un voyage en mer terrible et a été placée en détention. C’est là que je l’ai rencontrée. Elle était agressive, en colère et arrogante – nous avions presque peur de lui parler ! Jusqu’à présent, son histoire n’est pas si différente de celle de beaucoup d’autres femmes arrivées à Malte au cours des 10 dernières années.
Après avoir été libérée de détention, elle a eu la chance de rencontrer des gens qui l’aimaient vraiment. Ils ont été capables de voir au-delà de sa colère et de son comportement difficile et ils ont reconnu sa dignité, sa beauté et ses capacités. Ils l’ont convaincue qu’elle était digne d’être aimée – qu’elle n’était pas un déchet. Au fil du temps, ils ont construit une relation de confiance et elle a finalement été en mesure de révéler toutes les horreurs qu’elle avait vécues. Lentement, patiemment, ils ont été à ses côtés et l’ont soutenue le temps qu’elle reconstruise sa vie. Aujourd’hui, des années après, elle est méconnaissable – le long chemin qu’elle a parcouru est le témoignage de sa ténacité, de sa force et de son potentiel, mais il est également dû en grande partie à ceux qui l’ont accompagnée à travers les moments les plus difficiles.
Malheureusement, tout le monde n’a pas la chance de trouver un tel soutien. Pour moi, ce récit est une invitation adressée à chacun de nous à aller vers les réfugiés et à les accueillir vraiment. J’espère que beaucoup accepteront cette invitation à changer les choses.
Traduction de Zenit, Hélène Ginabat