M. Johan Ketelers, secrétaire général de la Commission internationale catholique pour les migrations (CICM), indique quatre étapes pour construire un avenir et une mentalité différents à l’égard des réfugiés : Passer de la catégorie à la dimension humaine intégrale ; déplacer la cible : des causes aux vulnérabilités et aux coûts sociaux ; la personne humaine doit être la première route ; s’orienter vers le partage des responsabilités et de l’autorité au niveau mondial
M. Johan Ketelers participait à la présentation du nouveau document des conseils pontificaux Cor Unum et pour les Migrants : « Accueillir Jésus-Christ dans les réfugiés et les personnes déracinées de force. Orientations pastorales », le 6 juin dernier.
Intervention de M. Johan Ketelers
La migration, et la migration forcée en particulier, sont une préoccupation majeure pour le monde et pour l’Église : l’augmentation du nombre – 14 millions de réfugiés et quelque 28,8 millions de personnes déplacées enregistrés en 2012 – et leur situation souvent dramatique soulèvent des questions qui dépassent la seule situation humanitaire.
La mobilité humaine et en particulier la migration forcée sont connectées et étroitement liées à divers facteurs de trois types principaux : éthique, humanitaire et politique. Chacune de ces trois dimensions se réfère de manière spécifique à des causes, des réponses opérationnelles, des mécanismes de protection juridique, des capacités économiques et des acteurs. Le mélange et l’interaction de ces huit domaines présentent déjà une matrice complexe et, en termes plus généraux, un ensemble de nouveaux défis importants. La mobilité humaine appelle à un changement de mentalité, d’approches structurelles et de pensée sociétale.
Le document « Accueillir le Christ dans les réfugiés et dans les personnes déplacées de force », a été préparé par les deux Conseils pontificaux pour la pastorale des migrants et des personnes en déplacement, d’une part, et Cor Unum, d’autre part. En se concentrant spécifiquement sur le rôle de l’Église envers les personnes déplacées de force, il arrive en temps opportun et marque une nouvelle étape importante vers une meilleure compréhension du phénomène, de son impact sur nos sociétés et nos communautés et vers l’établissement de directives pastorales utiles.
Une protection basée sur des principes simples
La protection internationale est fondée sur deux principes très simples et fondamentaux : d’abord, que les personnes ne participant pas à certains actes de violence ont un droit particulier à être protégées contre ces violences, et ensuite, que si la protection ne peut être assurée là où elles sont, ces personnes ont le droit de la demander à l’extérieur de la zone de risque et de danger, même au-delà des frontières. « Les efforts de l’Église agissent sur le « principe d’humanité inscrit dans la conscience de chaque personne et de tous les peuples » et du point de vue de l’obligation morale de protéger l’autre. Cette obligation morale est valable pour tous et rend hommage à tous ceux qui ont besoin de protection et d’assistance, quels que soient leur nationalité, leur origine ethnique, leur religion, leur statut migratoire ou les circonstances où ils se trouvent.
Les défis ne sont pas seulement à chercher dans l’augmentation des chiffres
Les défis liés à la mobilité de l’homme ne sont pas nouveaux et ne sont pas seulement liés au nombre de réfugiés, de déplacés, de migrants et de victimes du travail forcé ou de la traite; les défis résident autant dans la détérioration des niveaux de mise en œuvre et dans la morosité de l’environnement économique, dans la baisse des capacités des structures de solidarité et dans l’environnement politique qui n’est pas toujours en mesure ou disposé à répondre adéquatement aux besoins de protection des personnes dans certaines situations critiques (par exemple en Syrie).
– Les défis se trouvent dans les grandes inégalités des catégories actuelles de protection (statut, conflit, causes naturelles et politiques de développement), insuffisantes pour permettre une compréhension plus large et plus efficace des déplacements forcés.
– Les défis sont liés aux structures et institutions existantes destinées à fournir une protection mais qui sont maintenant écartelées entre les termes de leurs mandats « vieillissants » et les nombreux besoins plus impérieux qu’elles rencontrent dans des situations comparables pour lesquelles elles ne peuvent pas agir.
– Le défi réside dans l’élargissement des catégories des personnes déracinées de force, mais pour qui certaines catégories n’ont pas de mécanismes d’intervention institutionnels ou internationaux adéquats.
– Le défi consiste à augmenter l’aide dans un « espace humanitaire rétréci » au sein d’une tendance des politiques nationales qui réduisent également et considérablement leurs fonds pour le développement (30%).
– L’enjeu est la perte de points de repère de solidarité valables en matière de cohésion sociale : une mentalité de moins en moins disposée à accueillir l’étranger, fait politique croissant en Europe, au point de devenir un obstacle à l’élaboration de politiques de protection adéquates.
– Les défis sont dans les politiques de protection qui génèrent de multiples effets sociaux insuffisamment contrôlés alors qu’ils devraient faire partie intégrante de politiques de solution durable.
– Les défis sont multiples et on pourrait dire qu’ils sont à eux tous une bombe à retardement dans nos sociétés mal équipées ou peu disposées à en stopper le compte à rebours.
Pour avancer
Permettez-moi d’indiquer quatre étapes pour construire un avenir et une mentalité différents :
1. Passer de la catégorie à la dimension humaine intégrale
Dans Caritas in veritate, le Pape émérite Benoît XVI souligne les « idéologies qui, souvent, simplifient la réalité de manière artificielle et qui devraient nous conduire à examiner objectivement la dimension humaine des problèmes ». Ce que nous voyons aujourd’hui tend à l’opposé vers un plus grand nombre de catégories pour identifier les personnes déplacées de force. Ces catégories sont principalement basées sur les causes, et beaucoup moins sur les mécanismes d’intervention ou sur les conséquences. Les catégories servent un grand dessein si – et seulement si – elles sont vues à la lumière d’une perspective beaucoup plus large qui relie des droits bien définis et mis en œuvre, des mesures de protection et une assistance dans un plus grand respect de la dignité humaine. Elles servent un but si elles mènent à des solutions, et non si elles ne sont utiles que pour les statistiques ou en raison d’un mandat institutionnel.
Plutôt que de continuer à développer un système de protection sur cette base, la mise en œuvre complète des Droits humains existants et le profond respect de la dignité humaine devraient déjà faire bouger les choses de manière fondamentale et mesurable.
En d’autres termes, ce qui semble nécessaire, c’est de rehausser les mécanismes de protection à travers une réponse en deux étapes en commençant par une « réponse pour le tronc commun » pour toutes les personnes déplacées de force ayant besoin de protection, quelle que soit la cause ou la catégorie, suivie d’une seconde étape avec des réponses plus spécialisées.
2. Déplacer la cible : des causes aux vulnérabilités et aux coûts sociaux
Les vulnérabilités sont transversales et appartiennent à toutes les catégories. En réorientant l’axe de protection des causes vers la vulnérabilité et les coûts sociaux des déplacements forcés, nous avons une meilleure chance (dans notre domaine propre, en tant qu’Église, et avec une crédibilité singulière) de const
ruire des définitions plus inclusives et, ce faisant, de nous rapprocher de la réalité humaine dans sa totalité, d’offrir un accès plus équitable et authentique aux droits, à la protection et à l’assistance, et ainsi à un profond respect de la vie et de la dignité humaine. En suivant cette logique, nous sommes mieux équipés pour trouver une solution au « scandale des inégalités flagrantes » entre les catégories existantes et pour rester beaucoup plus concentrés sur ce qui est défini dans le recueil, à savoir que « la qualité de la vie sociale dépend de la protection et de la promotion des personnes humaines ».
Le coût social et sociétal de la migration forcée ne doit donc pas seulement être compris en termes de ceux qui sont partis et ceux qui ont été laissés pour compte, mais beaucoup plus en termes d’impact sur les familles et sur les interactions sociales dans et avec de nouvelles communautés.
3. La personne humaine est la première route
Tout cela s’adresse à différents niveaux de responsabilités, des dimensions éthiques, politiques et morales mieux appliquées. Jean Paul II a défini que « l’homme est la première route que l’Église doit parcourir en accomplissant sa mission », une citation que le pape émérite Benoît a rappelée dans son Message pour la Journée mondiale des migrants et des réfugiés en 2013. Il a insisté sur le fait que « des interventions organiques et multilatérales pour le développement des pays de départ et des contre-mesures efficaces pour faire cesser le trafic des personnes sont en effet extrêmement opportunes, de même que des programmes organiques des flux d’entrée légale et une plus grande disponibilité à considérer les cas individuels qui requièrent des interventions de protection humanitaire, au-delà de l’asile politique » . Ces mesures devraient nettement contribuer à réduire le niveau de conflit et aider à parvenir à la paix et l’intégration communautaire.
Il est question sans doute de la qualité du développement et de renforcer les processus de développement intégral de l’homme. Cela indique aussi clairement que les critères recherchés ne se trouvent pas dans les statistiques et les chiffres, mais plutôt dans une meilleure utilisation des outils existants pour augmenter les niveaux de protection de toutes les personnes déplacées.
4. S’orienter vers le partage des responsabilités et de l’autorité au niveau mondial
Les questions sur la cohérence des politiques et sur l’autorité ou la responsabilité globale de la migration internationale en soulèvent automatiquement d’autres sur la souveraineté et la gouvernance mondiale. Dans ce domaine plus politique, il devient évident que notre monde traverse une période épique de réorganisation et nécessite de réviser ou renforcer ses structures internationales. Compte tenu des tendances des migrations internationales et de la mobilité humaine de toutes sortes, avec des déséquilibres démographiques et du marché du travail sans précédent ainsi qu’une augmentation de la diversité sociale dans presque tous les pays de la planète, la question n’est pas de savoir si, mais comment une réorganisation mondiale va se produire : par délibération ou accidentellement; dans un mouvement prudent ou – comme aujourd’hui – en continuant sporadiquement à établir des catégories par tranches pour les niveaux de protection spécifiques.
Dans chacun de ces quatre points, l’Église et la société civile jouent un rôle important : des organisations comme la Caritas, le JRS, la CIDSE, la CICM et de nombreuses autres ont largement contribué à la mixité sociale de la société civile en élaborant des réponses opérationnelles et sociétales. C’est ce que peuvent faire les organisations et c’est ce qu’elles font, mais il y a davantage : la Commission catholique internationale des migrations (CICM) répond non seulement aux besoins humanitaires immédiats, mais elle collabore aussi avec les Conférences épiscopales membres et avec d’autres partenaires du monde entier ; ce travail commun vise à éviter les départs forcés, assurer une protection à travers une mobilité éclairée, préparée et organisée, contribuer aux mécanismes internationaux et nationaux de protection en faveur des réfugiés, des travailleurs migrants, de l’unité des familles et de l’insertion sociale et enfin franchir les nombreux seuils, en étant entièrement axée sur le développement humain intégral.
5. Conclusion
Dans un monde pluriel irréversible, souffrant de désordres et de fractures, la protection des groupes vulnérables doit être comprise comme une partie intégrante du développement humain et sociétal. Les quatre voies indiquées ci-dessus peuvent faire changer les choses : dans la lutte contre les vulnérabilités, on agit de deux façons sur la cohésion sociale : directement pour le compte des personnes vulnérables et à travers la prise de conscience croissante des communautés qui ont besoin de mieux comprendre et intégrer que ces vulnérabilités requièrent la responsabilité et la solidarité de tous. Il est donc essentiel pour l’Église de faire avancer la miséricorde, la solidarité et la justice en s’attaquant à tous les processus qui génèrent la vulnérabilité et l’exclusion ; cet effort doit être fait en collaboration étroite avec et à travers la société civile et toutes les autorités nationales ainsi que les communautés et les structures internationales. Acteur important en termes d’intervention et de responsabilité, l’Église apporte son charisme, son expérience, sa tradition sociale et solidaire ; au défi de considérer comment des solutions durables pour toutes les personnes qui ont besoin de protection et d’assistance peuvent être mieux intégrées dans les structures et dans les cœurs.
L’Église peut contribuer, avec une grande crédibilité et parfois même dans un rôle prépondérant qui a été salué, à une vision plus globale, cohérente et cohésive intégrant les causes, les conséquences et des actions appropriées, tout en s’appuyant sur le plein respect de la dignité humaine. Cela signifie explicitement que non seulement « les préceptes du droit humanitaire international doivent être pleinement respectés », mais tous les droits de l’homme dans un effort pour protéger l’individu, les communautés et les nations.
Traduction de Zenit, Hélène Ginabat