La famille et la société, par Mgr Jean Laffitte

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 ROME, Lundi 27 septembre 2010 (ZENIT.org) – Nous publions ci-dessous le texte de la conférence donnée le 14 septembre dernier par Mgr Jean Laffitte, secrétaire du Conseil pontifical pour la famille, au Congrès « Caritas in Veritate » organisé à Bruxelles par le Groupe du Parti populaire européen et le COMECE.

« Si la famille a une importance aussi grande, c’est parce qu’elle répond à un intérêt général… Relativiser l’institution familiale revient à fragiliser un fondement essentiel de la vie en société », affirme notamment Mgr Laffitte.

Famille et Société

Congrès Caritas in Veritate organisé par le Groupe du Parti Populaire Européen et le COMECE

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Mgr Jean Laffitte, Secrétaire du Conseil Pontifical pour la Famille

Bruxelles, Parlement Européen, 14 septembre 2010

Par son lien étroit avec la vérité, l’amour peut être reconnu comme une expression authentique d’humanité et comme un élément d’importance fondamentale dans les relations humaines, même de nature publique…La vérité libère l’amour des étroitesses de l’émotivité qui le prive de contenus relationnels et sociaux, et d’un fidéisme qui le prive d’une souffle humain et universel. Dans la vérité, l’amour reflète en même temps la dimension personnelle et publique de la foi au Dieu biblique qui est à la fois Agapè et logos : Charité et Vérité, Amour et Parole.

Ces quelques mots de l’introduction de l’encyclique Caritas in Veritate (N. 3), extrapolés au domaine de l’amour humain et de la famille, me semblent une clé parfaite pour résumer et comprendre la perspective de la conception que l’Eglise a de l’amour humain et du rapport entre Famille et Société.

La famille est une expérience concrète

Dans le laps de temps dont je dispose ici, je voudrais simplement, en illustrant ce propos par quelques exemples pris dans le Magistère récent, partir de ce qui, pour les deux derniers Papes, et spécialement pour Jean-Paul II, est fondamental dans l’amour humain et son rapport avec l’institution familiale : la famille est d’abord une expérience concrète avant d’être la matière d’un choix philosophique ou d’une opinion politique.

L’expérience familiale enseigne quelque chose de l’amour entre un homme et une femme, mais elle suscite aussi les questions les plus profondes présentes au cœur de tout homme. Jean-Paul II avait l’habitude de parler des expériences fondamentales de l’homme, qu’il appelait aussi parfois expériences élémentaires : parmi elles, il citait l’aspiration la plus profonde du cœur humain : le désir d’aimer et le désir d’être aimé, auxquels se rattachaient d’autres expériences telles que la souffrance, la crainte de la mort, le deuil, le désir d’avoir une descendance, de laisser quelque chose de soi à des êtres aimés, le désir d’être utile, et d’autres désirs encore.

Le terme expérience devrait être précisé. Il s’agit d’une expérience vécue, un Erlebnis. Brièvement, on peut dire que l’expérience humaine inclut tant la dimension sensible de l’homme qu’elle stimule, que sa propre intelligibilité. L’anthropologue chrétien Jean Mouroux disait qu’il y a expérience, en ce sens, lorsque l’homme se saisit en relation avec le monde, avec lui-même et avec Dieu (cfr Jean MOUROUX, L’expérience chrétienne, p 21). Notons en passant que l’intelligibilité de l’expérience ne se vérifie que par la Parole, ce qui permet à l’expérience personnelle de se transmettre à d’autres : nous avons ici la dimension transcendante et sociale de l’expérience humaine, ce qu’indiquaient en des termes différents les deux phrases déjà citées de l’encyclique. Toute expérience humaine authentique (c’est-à-dire non privée d’intelligibilité) réalise la croissance de la personne au moyen du rapport objectif qu’elle entretient avec un autre que soi.

L’expérience fondamentale de l’amour

Ce qui vaut pour toute expérience humaine, s’applique particulièrement à l’expérience fondamentale de l’amour. L’autre que soi se donne à contempler dans ce qui le révèle justement comme spécifiquement autre : son corps. On se souvient que c’est de cette donnée que Jean-Paul II partait pour développer sa réflexion sur l’expérience originelle du corps, dans la première partie de ses Catéchèses sur l’amour humain. L’amour s’accompagne, selon lui, de la découverte de la dimension nuptiale (en italien : sponsale) du corps, perceptible dans ce qu’il appelait l’ethos du don.

L’amour personnalise tous les dynamismes de la personne et les unifie. L’eros, loin de faire obstacle à la garde du mystère personnel, s’intègre dans ce processus de personnalisation. C.S. Lewis écrivait déjà que l’eros fait désirer à l’homme non une femme quelconque mais une femme en particulier…Celui qui aime désire l’aimée pour ce qu’elle est, ajoutait-il ; l’eros transforme ce qui est par excellence un plaisir de nécessité dans le plus ancien plaisir qui soit, le plaisir d’appréciation (C. S. LEWIS, The Four Loves, p 90).

Notons comment, à tous les niveaux de l’expérience de l’amour, est révélée la présence d’une vérité et d’une bonté. On connaît l’aspect théologique de cette vérité de l’amour. Jean-Paul II en voyait l’origine dans le dessein de Dieu (consilium Dei) sur l’amour humain s’inspirant du dialogue, en Matthieu 19, entre Jésus et les Pharisiens sur la question de l’indissolubilité : à ceux qui mettaient en avant la licence concédée par Moïse, de répudier leur épouse, Jésus objecte : à l’origine (apo archès), c’est-à-dire quand Dieu a créé l’homme et la femme, il n’en était pas ainsi . L’arché ici est le principe de l’amour.

Il est intéressant de voir comment le successeur de Jean-Paul II exprime ce lien intrinsèque entre amour et vérité : après avoir affirmé, avec une certaine audace, l’existence d’un eros divin, Benoît XVI voit la vérité de l’amour dans un équilibre entre eros et agapé, et non dans une séparation de ces deux dimensions : eros et agapè – amour ascendant et amour descendant – ne se laissent jamais séparer complètement l’un de l’autre. Plus ces deux formes d’amour, même dans des dimensions différentes, trouvent leur juste unité dans l’unique réalité de l’amour, plus se réalise la véritable nature de l’amour en général. (Benoît XVI, Deus Caritas est, N. 4-9). [Même si, initialement, l’eros est surtout sensuel, ascendant – fascination pour la grande promesse de bonheur -, lorsqu’il s’approche ensuite de l’autre, il se posera toujours moins de questions sur lui-même, il cherchera toujours plus le bonheur de l’autre, il se préoccupera toujours plus de l’autre, il se donnera et il désirera «être pour» l’autre. C’est ainsi que le moment de l’agapè s’insère en lui ; sinon l’eros déchoit et perd aussi sa nature même. D’autre part, l’homme ne peut pas non plus vivre exclusivement dans l’amour oblatif, descendant. Il ne peut pas toujours seulement donner, il doit aussi recevoir. Celui qui veut donner de l’amour doit lui aussi le recevoir comme un don].

Caritas in Veritate insiste sur la dimension oblative de l’amour qui trouve dans le don sa vraie dimension, non amputée de sa portée transcendante : L’amour dans la vérité place l’homme devant l’étonnante expérience du don. La gratuité est présente dans sa vie sous de multiples formes qui souvent ne sont pas reconnues en raison d’une vision de l’existence purement productiviste et utilitariste. L’être humain est fait pour le don ; c’est le don qui exprime et réalise sa dimension de transcendance (C
aritas in Veritate
, 34).

De l’amour au mariage, du mariage à la famille

Pour comprendre le lien entre Famille et société, il ne suffit pas d’approfondir la nature de l’amour ; il y a en réalité deux pas ultérieurs à accomplir : le passage de l’amour au mariage ; le passage du mariage à la famille :

Impossible de développer ici le premier passage dans les limites de temps imparties. Simplement, le fait de se marier donne à l’expérience amoureuse sa dimension sociale. Il la fait sortir des limites individuelles de l’intimité interpersonnelle, et lui permet de s’enrichir en la revêtant d’une signification nouvelle. L’existence même de l’alliance conjugale (civile ou religieuse) signifie que la société ne se désintéresse pas de ce qui advient entre des époux, mais au contraire considère leur relation comme un bien ; elle va donc, par l’autorité qui est la sienne (autorité de la société civile ou autorité de la société de l’Eglise), lui donner les moyens de sa stabilité. La société intègre comme une donnée nouvelle le fait qu’en son sein cet homme précis et cette femme sont unis d’une manière unique qui non seulement les engage pour le futur, mais encore qui lui impose à elle, la société, de considérer cette union, de lui témoigner son intérêt, son estime, de l’aider à s’établir ou à se consolider, et de considérer comme un enrichissement la possibilité qu’elle s’agrandisse en devenant une famille. Du point de vue des personnes, il faudrait montrer comment le fait de faire une démarche publique qui engage le futur donne à leur union sa maturité et son objectivité. Loin de diminuer l’intensité de l’amour comme semblent le concevoir ceux qui sont attachés à ce que Maritain, dans Amour et Amitié, appelait l’amour romantique par opposition à l’amour de dilection, l’amor benevolentiae des anciens, cet acte public lui donne au contraire son intégration véridique. L’expression intégration véridique est employée par le philosophe non encore pape, Karol Wojtyla, dans son célèbre Amour et Responsabilité. Concrètement : y a-t-il meilleure preuve d’amour que de donner à l’aimée non seulement la disponibilité du temps présent mais aussi son futur ? et y a-t-il meilleur gage de cette volonté que d’en prendre Dieu à témoin (démarche religieuse) et en tous les cas la société des hommes ?

Le deuxième passage est celui qui relie le mariage à la famille. L’expérience familiale peut être appréciée de trois points de vue différents : le point de vue de l’enfant ; celui des époux eux-mêmes, au moment où ils deviennent parents ; enfin, le point de vue de la société elle-même.

Examinons l’expérience de celui qui se découvre peu à peu membre d’une famille. Il s’agit de l’expérience qui était celle de la très grande majorité des hommes jusqu’à il y a quelques décennies : une expérience qui devient consciente dès la petite enfance. Comment ne pas songer ici à la célèbre Lettre aux Familles (Gratissimam sane) de Jean-Paul II dans laquelle il avait, à propos de la conception et la naissance d’un enfant, évoqué la généalogie de la personne : A la famille est liée la généalogie de tout homme : la généalogie de la personne. L’aspect personnel de l’événement trouvait sa pleine signification, à ses yeux, dans la nature de tout homme d’être créé à image et ressemblance de Dieu : Toute génération trouve son modèle originel dans la paternité de Dieu. Toutefois, dans le cas de l’homme, cette dimension cosmique de ressemblance avec Dieu ne suffit pas à définir de manière adéquate le rapport de paternité et de maternité. Quand, de l’union conjugale des deux, naît un nouvel homme, il apporte avec lui au monde une image et une ressemblance particulières avec Dieu lui-même : dans la biologie de la génération est inscrite la généalogie de la personne.(Gratissimam sane 9). La généalogie de la personne permettait de relier l’aspiration naturelle de tout homme à fonder une famille à la dimension plus secrète et originale de l’homme : tout être humain se perçoit comme le fruit d’un amour mystérieux. On se souvient des pages extraordinaires du philosophe Gabriel Marcel sur le mystère familial dans son Homo Viator . Il écrit : sous les mots abstraits de paternité, de filiation, je suis insensiblement amené à entrevoir des réalité occultes et interdites qui me donnent le vertige…je viendrai à comprendre , à tout le moins, que loin d’être doté d’une existence absolue, je suis, sans l’avoir initialement voulu ou soupçonné, j’incarne la réponse au double appel que des êtres se sont jetés dans l’inconnu, et que sans s’en douter ils ont lancé au-delà d’eux-mêmes, à une puissance incompréhensible qui ne s’exprime qu’en donnant la vie. Je suis cette réponse d’abord informe, mais qui, peu à peu, à mesure qu’elle s’articulera, se connaîtra elle-même comme réponse et comme jugement ; oui, je suis irrésistiblement conduit à faire cette découverte que je porte moi-même un jugement, par le fait que je suis qui je suis, sur ceux qui m’ont introduit dans l’être ; et du même coup, une infinité de rapports nouveaux se créent entre eux et moi (Gabriel Marcel, Homo Viator, Aubier-Montaigne, Paris 1945, pp 98-99).

Le deuxième point de vue est celui des époux : la venue à l’existence d’un ou plusieurs enfants change la nature de ce qu’ils ont vécu jusqu’ici ; l’enfant non seulement introduit l’un à l’expérience nouvelle de la paternité et l’autre à celle de la maternité, mais aussi ils se découvrent père et mère l’un par l’autre ; de sorte que c’est bien leur amour qui acquiert une dimension nouvelle, infiniment plus ample, les portant bien au-delà des limites de leur couple, à cette cellule familiale qui transcende leur relation. Le passage du mariage à la famille est ainsi une transformation de l’amour des époux, non une substitution à l’amour par quelque chose d’autre, et qui serait avant tout porteur de charges et de limites à la liberté antérieure. Observons ici qu’une telle expérience ne fait pas violence à la subjectivité des époux. Justement, avant d’être parents, ils furent autrefois ces enfants qui se découvraient membres d’une famille, objets d’un amour inconditionnel et sécurisant : l’essence de la paternité et de la maternité ne se perçoit que dans le cadre d’une anthropologie filiale. Le Pape actuel, alors qu’il dirigeait la Congrégation pour la Doctrine de la Foi organisa en 2003 un séminaire de plusieurs jours justement sur le thème : qu’est-ce qu’une anthropologie filiale ? Le cadre était celui de la filiation divine commune aux baptisés dans une vision chrétienne, mais plusieurs interventions devaient approfondir la substance de l’expérience humaine d’être des fils (ou des filles). Nous ne pouvons ici que renvoyer aux Actes de ce colloque.

Enfin, le point de vue de la société nous conduit vers le terme de cette relation. Jusqu’à ces dernières décennies, était communément admis dans l’ensemble des législations, le fait que la famille était fondée sur un engagement public entre un homme et une femme ; l’extension récente du terme famille et du terme mariage à d’autres formes de réalités sociales : familles recomposées, unions libres (sans autre acte fondateur que la seule volonté des partenaires) et, dans plusieurs législations, à des unions entre personnes de même sexe, a sans aucun doute affaibli la perception du lien structurel et fondateur entre mariage et famille. Pourtant, les droits reconnus à une famille fondée sur l’alliance conjugale, a toujours eu le sens d’une reconnaissance que la cellule familiale est un bien pour la société ; qu’une telle cellule favorise une socialisation progressive des futurs citoyens adultes au travers des tâches d’éducation ; que cet accompagnement par leurs parents des enfants et des adolescent
s participe à la stabilité du lien social. On pense ici à l’Article 16 de la Déclaration universelle des Droits de l’homme, approuvée par l’Assemblée Générale des Nations Unies le 10 décembre 1948 qui affirmait : la famille est le noyau fondamental de la société et de l’Etat et, comme telle, elle doit être reconnue et protégée. Une telle affirmation, dans un texte qui n’était pas d’inspiration confessionnelle, exprimait clairement que si la famille a une importance aussi grande, c’est parce qu’elle répond à un intérêt général et qu’elle a un lien évident avec le bien commun aux yeux des législateurs de l’époque.

Relativiser l’institution familiale revient à fragiliser un fondement essentiel de la vie en société. Cela se fait par une privatisation absolue de la famille qui devient le lieu de la privacy, l’espace où la personne trouve une gratification immédiate pour ses aspirations affectives. La question juridique ici se déplace : à l’autorité civile est reconnu le droit (ou plutôt le devoir) de garantir la liberté des choix privés des individus, et non plus de soutenir l’union qui lui donne son assise et sa cohésion naturelles.

Certes, à l’aube de ce Millénaire, l’institution familiale est encore présente dans de nombreuses sociétés qu’elle cimente et unifie. Elle est cependant dangereusement mise à mal dans les pays occidentaux qui n’en finissent pas de vouloir imposer et exporter leurs modèles sociaux et culturels. En amont de toute considération spécifiquement éthique de la question, c’est bien à un modèle anthropologique que nous sommes désormais confrontés : celui qui consiste, en pensant exclusivement la personne de façon individualiste comme une monade isolée et titulaire d’une liberté absolue, à ignorer sa dimension sociale originelle et donc à ne plus voir dans le mariage et la famille une société naturelle qui provient précisément de cette socialité naturelle de l’homme et de la femme ; le risque social est le désintérêt politique pour la sauvegarde de l’institution conjugale et familiale qui ne serait plus aux yeux des gouvernements substantiellement liée au bien commun et donc digne d’être défendue et promue. Il faudrait aussi pouvoir développer ici ce que la disparition du lien stable peut avoir en termes de démographie et de remplacement des générations.

L’encyclique Caritas in Veritate, ayant en vue le futur même de la société des hommes, appelle les législations à honorer et encourager la famille pour des raisons qui ne sont pas seulement éthiques, mais qui regardent d’abord la subsistance même du lien social : Continuer à proposer aux nouvelles générations la beauté de la famille et du mariage, la correspondance de ces institutions aux exigences les plus profondes du coeur et de la dignité de la personne devient ainsi une nécessité sociale, et même économique. Dans cette perspective, les Etats sont appelés à mettre en oeuvre des politiques qui promeuvent le caractère central et l’intégrité de la famille, fondée sur le mariage entre un homme et une femme, cellule première et vitale de la société (N. 44). C’est bien dans une culture de la famille que la société trouvera les moyens de sa cohésion, du développement des solidarités fondamentales, en même temps que ses motifs d’espérer pour l’avenir.

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ZENIT Staff

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