Entretien avec le président du Kazakhstan Noursultan Nazarbayev

« Le dialogue n’est pas un luxe, il est essentiel »

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ROME, lundi 10 février 2003(ZENIT.org) – Reçu à Rome par Jean-Paul II le 6 février dernier, le président du Kazakhstan, Noursoultan Nazarbaïev, a la lourde tâche de mener son pays dans l’ère post-communiste et sur le chemin des réformes démocratiques. Il s’est fait l’apôtre du dialogue interreligieux et du modèle eurasiatique. Le rédacteur en chef du magazine France-Catholique, Samuel Pruvot, l’a rencontré. Nous publions ci-dessous son entretien avec le président Kazakh.

Q : Monsieur le Président, le Kazakhstan est une mosaïque de peuples et de religions, est-ce une force ou un frein dans le processus de démocratisation que vous avez entamé depuis 1991 ?

R : Contrairement aux idées reçues, le respect et la tolérance sont une force ! L’intolérance constitue un aveu de faiblesse. Je considère, pour ma part que c’est un avantage certain pour notre pays de bénéficier d’une mosaïque de religions. L’originalité de cette pluralité séculaire est de mieux en mieux reconnue et pourrait être prise en exemple par le monde entier. D’ailleurs le fait qu’une personnalité comme Jean-Paul II n’hésite pas à s’engager dans le dialogue interreligieux est significatif à cet égard et confirme la particularité du Kazakhstan.

Q : Quelle est la particularité de ce brassage Kazakh ?

R : J’aimerais y répondre avec un seul mot : la sérénité. Notre pays ignore les conflits ethnico-religieux alors que cohabitent chez nous près de 130 ethnies et 40 religions différentes. Cet équilibre dépasse le niveau purement politique. Il fait appel à une certaine vision de la liberté religieuse. Chez nous, la citoyenneté n’est pas fonction de l’appartenance religieuse. Tous les Kazakhs sont des citoyens à part entière. Je crois pouvoir dire que le Kazakhstan est un des rares pays au monde où les constructions d’édifices religieux vont aussi bon train. En l’espace de trois ans, près de dix nouvelles synagogues ont vu le jour sans compter toutes les mosquées et les églises.
Est-ce pour cette raison que j’ai reçu coup sur coup deux décorations, celle de l’ordre de Pie IX de la part des catholiques, et celle de saint André des orthodoxes ? Je ne sais pas !

Q : Quel a été le contenu de votre audience avec le Pape, le 6 février dernier ?

R : Au cours d’un entretien privé qui a duré plus d’une demi-heure, Jean-Paul II m’a assuré de son soutien personnel à notre démarche de paix. Par ailleurs, le Pape encourage notre projet de conférence inter confessionnelle, que nous souhaitons organiser au Kazakhstan. Par ailleurs il a fait mention, à plusieurs reprises- et de manière très chaleureuse- de sa visite au Kazakhstan en septembre 2001 où il s’est senti comme « chez lui ». Il m’a avoué qu’il y pensait souvent, ne trouvant pas toujours un accueil aussi chaleureux dans certains pays chrétiens ! Il a remercié vivement le Kazakhstan pour sa bienveillance vis-à-vis de la minorité catholique.

Q : Etes-vous un « homme religieux » ?

R : Je n’ai jamais caché mes convictions religieuses. Pour autant, je n’ai jamais voulu en faire étalage devant les gens. Je suis musulman mais je prends mes distances avec une vision trop « tatillonne » de la pratique religieuse. Je crois qu’il est possible d’être un homme religieux authentique sans pour autant se livrer à l’intégralité minutieuse des dévotions. La foi est quelque chose de très personnel et fait appel à notre conscience la plus profonde. C’est une manière de conformer sa vie, du point de vue éthique et moral, aux lois inscrites dans les livres sacrés : le Coran pour les musulmans, la Bible pour les chrétiens, la Torah pou les juifs. Pour moi, il ne fait aucun doute que les trois religions révélées puisent à la même racine.

Q : A quoi peut servir le dialogue interreligieux pour un chef d’Etat ?

R : Sous l’impulsion du cardinal Angelo Sodano – le premier collaborateur du Pape dans le gouvernement de l’Eglise – nous avons décidé d’organiser un congrès interreligieux de grande ampleur. Cette rencontre devrait avoir lieu à Almaty en juin 2003 et réunir une vingtaine de pays asiatiques. Le Vatican considère l’Asie centrale comme un observatoire du dialogue interreligieux. Notre objectif est la rédaction d’un pacte de confiance entre les peuples sur la base d’un Décalogue commun. Cet exercice n’est pas simple à réaliser ! Mais c’est dans ce sens que nous voulons travailler depuis notre indépendance. Dernièrement, s’est tenu dans la capitale un conseil international de rabbins. Ils sont venus me demander de jouer le rôle d’ambassadeur entre les communautés juives et musulmanes de la région. J’ai accepté.

Q : Est-ce une façon de se débarrasser des fantômes de l’ex-URSS ?

R : Oui ! comme notre voisin russe nous tournons la page de cette période difficile. Staline avait dirigé vers le Kazakhstan des centaines de milliers de déportés, des Allemands, des Coréens, des Biélorusses, etc. Tous ont trouvé chez nous un bon accueil tout en conservant leur identité. Les Russes sont orthodoxes, les Polonais sont catholiques, les Allemands sont protestants, etc. La page est tournée, il faut maintenant regarder l’avenir.

Q : Ce dialogue n’est-il pas un luxe quand on a des problèmes urgents à régler comme la consolidation de l’économie de marché ou la démocratisation ?

R : Non ! le dialogue n’est jamais un luxe, c’est essentiel, et il ne faut pas se tromper d’enjeu. Ma hantise serait de retourner à des luttes sanglantes de type féodal. Notre monde est de plus en plus complexe. Le terrorisme menace tous les gouvernements et les populations civiles. La pire erreur serait de se tromper de cible en accusant une religion au nom de la lutte contre le terrorisme.

Q : Si un Etat veut vivre en paix, ne faut-il pas qu’il soit prêt à faire la guerre ?

R : Dans notre volonté de promouvoir un développement soutenable c’est contre la pauvreté et l’inégalité qu’il faut lutter et dans toute la mesure du possible refuser la guerre et les armements meurtriers qui l’accompagne. Il n’est plus possible – à quelque pays que ce soit – de se croire en protection derrière des armes de destructions massives. Le terrorisme nous le prouve chaque jour. C’est pourquoi j’ai entrepris, sous la supervision de l’ONU, le démantèlement de près de 1100 missiles balistiques. La seule et unique solution passe par une certaine tolérance entre les peuples et l’accession des peuples déshérités à un niveau de vie convenable.

Q : Vous avez manifesté à plusieurs reprises votre attachement personnel à un islam ouvert à la « modernité » et au « progrès ». Pour nous, européens, il y a une inquiétude sur la nature de l’islam et ses manifestations extrémistes. Croyez-vous sincèrement que votre religion puisse redevenir un moteur de civilisation ?

R : Notre pays est à 60% musulman. Mais cela n’entrave pas le dialogue interreligieux ! C’est le message que le pape de Rome a voulu faire en faisant halte à Astana, en septembre 2001. Je tiens à répéter que l’erreur fondamentale consiste à confondre abusivement religion et terrorisme. Vous savez comme moi que le terrorisme a des racines très profondes. Il a commencé le jour où Caïn a tué Abel. Rappelons nous aussi l’inquisition, les massacres de la Saint Barthélemy ! L’islam n’a pas le monopole du terrorisme. Il existe à Belfast, au pays Basque et même en Corse !

Une autre remarque concernant l’islam. Au VIIIe siècle, les Kazakhs ont résisté aux Perses qui voulaient leur imposer leur foi. C’est seulement au XVe que l’islam s’est implanté dans notre pays. Par le fait même, notre manière de vivre l’islam a quelque chose de différent et d’irréductible. Il y a chez nous un penchant religieux naturel et un esprit d
e tolérance qui répugnent au dogmatisme. Jean-Paul II a compris cela : « L’immense étendue de vos plaines, le sens de la fragilité humaine alimenté par le déchaînement des forces de la nature, la perception du mystère caché derrière les phénomènes tangibles, toutes choses qui favorisent au sein de votre peuple l’ouverture aux questions fondamentales de l’homme. » Ce trait souligné par le Pape provient sans doute de nos origines nomades.

Q : A quoi attribuez-vous le retour en force de la spiritualité au Kazakhstan ?

R : Pendant près de 75 ans le Kazakhstan, comme toutes les Républiques de l’ex URSS, a subi de plein fouet la discrimination religieuse. Toutes les organisations confessionnelles sont devenues hors la loi ou ont été soumises au diktat de l’Etat. Heureusement, cette époque est révolue. Il y a un printemps des religions. Depuis l’indépendance, une de nos priorités a été de favoriser et d’accompagner la renaissance des communautés religieuses. C’est pour nous une des bases incontournables de la reconstruction des valeurs historiques de notre pays.

Q : Avez-vous un message particulier à adresser aux Français et aux européens ?

R : Je voudrais dire à l’Europe que l’Asie centrale est une région stratégique. Il y a tout intérêt à mieux la connaître. L’horizon des Français ne doit pas s’arrêter à l’Oural. La culture et le savoir sont venus un jour de l’Asie. C’était l’époque de la route de la soie. Il y avait alors un flux d’échanges commerciaux et intellectuels.

On parle volontiers de globalisation. Mais j’ai plutôt l’impression de vivre dans un monde de plus en plus cloisonné et séparé. Il y a un clivage profond entre pays riches et pays pauvres, conflits entre religions et entre croyants d’une même religion. Notre monde, vous l’avouerez, n’est pas plus en sécurité qu’hier. La guerre est à nos portes en Irak. C’est pourquoi j’ai offert une éventuelle médiation du Kazakhstan dans la crise irakienne. Ce dont les peuples ont le plus besoin, c’est de tolérance, de confiance et de compréhension. Aucune nation ne doit dicter aux autres ce qu’elles doivent faire. Les peuples doivent pouvoir décider librement de leur avenir. C’est la notion même de démocratie qui est en jeu.

Q : Encore une fois, ce dialogue n’est-il pas un luxe quand le choc des cultures est partout proclamé ?

R : Après la guerre froide, le monde continue d’être divisé. Je vois d’un côté l’Occident et de l’autre l’Asie. Au milieu, en Asie centrale, il est facile de distinguer une zone instable. Il faut prendre en compte toute l’importance géostratégique de cette région au cœur du monde. Mon souhait est que la France soit plus sensible à la réalité du continent eurasiatique. C’est en Asie que se trouve près de 60% de la population mondiale. L’Occident est fort de ses technologies. L’Asie est riche de ses ressources. L’équation est simple : l’Europe aura de plus en plus besoin de l’Asie. Entre ces deux blocs notre région eurasiatique ne doit pas être livrée à l’instabilité et aux guerres ethniques. Je demande à la France de réfléchir à ces questions. Le développement économique, social et culturel est pour nous un impératif vital. Le chef de l’Etat a un rôle à jouer dans ce sens.

Q : Pourriez-vous devenir le leader d’un pôle eurasiatique ?

R : Oui ! Si je suis choisi, pourquoi pas ! Mais il faudra aussi que mes collègues chefs d’Etats et moi-même soyons d’accord sur le sens qui doit être donné au développement de notre région. Le principal est pour nous de faire du Kazakhstan un pôle de stabilité et un espace d’épanouissement dans la tolérance pour nos compatriotes. C’est notre souhait le plus cher. Et celui du pape.

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ZENIT Staff

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