Visite du pape au camp de réfugiés de Moria (Lesbos, Grèce) © L'Osservatore Romano

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Trafic de réfugiés: témoignage recueilli par L'Osservatore Romano

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« Je priais seulement pour survivre, je priais pour que nous survivions tous »

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« Lorsque ton enfant meurt en mer »: ce pourrait être le titre de ce témoignage recueilli par L’Osservatore Romano, dans son édition quotidienne en italien des 27-28 février 2017, par Francesca Mannocchi. Un témoignage sur des dizaines de milliers, sur cet itinéraire tragique entre la Syrie et l’Italie qui se brise en mer de Libye: « Je n’ai pensé à rien. Je priais seulement pour survivre, je priais pour que nous survivions tous », témoigne la maman endeuillée.
Libye : témoignage d’une famille de réfugiés syriens,
victimes d’un trafic impitoyable
Jasmine est une petite fille syrienne de dix ans, elle a de grands yeux noirs et un sourire à peine ébauché. Jasmine n’a pas envie de parler, parce que les paroles les plus difficiles qu’elle a à dire se sont noyées dans la mer de Libye, avec son frère. Le bateau sur lequel ils cherchaient à traverser la Méditerranée a fait naufrage à quinze mille des côtes de Sabratha. Jasmine a de grands yeux noirs, très tristes. Aujourd’hui, elle vit dans la banlieue de Misrata avec sa mère, son père et le frère qui lui reste, Bilal, de quatre ans. En 2014, la famille de Jasmine a fui Damas. « Où que nous allions, la mort nous suivait. Nous avons erré en Syrie, à la recherche d’un lieu sûr, raconte son père, mais il n’y avait pas de lieu sûr. C’est pourquoi j’ai décidé que le moment était venu de tenter d’arriver en Europe ».
À Damas, Ibrahim était un maçon « pauvre, mais j’ai toujours fait vivre ma famille dans la dignité ». Il était pauvre et « quand tu es pauvre, tu ne peux même pas choisir comment fuir, tu dois fuir en dépensant le moins possible. Et nous étions cinq ». Les frères de sa femme ayant vécu pendant un temps à Benghasi, dans l’est de la Lybie, ils avaient les noms de personnes qui pouvaient les aider. Ibrahim raconte qu’il a pris contact avec des Syriens pour la première partie du voyage et « puis ce groupe de Libyens, qui promettaient une place sur un bateau, des gilets de sauvetage et de nous faire arriver en Europe en sécurité ». Ibrahim fuyait la guerre et aurait seulement voulu pouvoir dire à ses trois enfants : je vous promets que vous pourrez étudier, je vous promets que je vous aiderai à réaliser vos rêves. Mais ces paroles, Ibrahim ne pouvait pas les dire. Aujourd’hui, il travaille comme charpentier sur un chantier de construction à Misrata. Il gagne environ 700 dinars par mois. Ce qui ferait environ 600 euros au change officiel, mais aujourd’hui le dinar, ce n’est que du papier et au marché noir, 700 euros valent environ 150 euros.
Le matin, Ibrahim sort de la maison quand il fait encore nuit dehors, il doit faire des kilomètres à pied pour arriver au chantier, parce que la seule voiture qu’il avait réussi à acheter après quelques mois de travail s’est cassée et il n’a pas l’argent pour la faire réparer. Lorsque les souvenirs du passé lui reviennent à l’esprit, Ibrahim dit : « Parfois, je pense qu’il vaudrait mieux mourir que de continuer à vivre ainsi. » Il le dit assis sur un tabouret devant l’entrée de sa maison, une pièce, une salle de bain et quelques casseroles par terre. Une maison trop froide pour affronter les températures inhabituellement rudes de l’hiver libyen.
Anja, sa femme, a trente-huit ans. Elle en paraît au moins dix de plus. Elle a le visage marqué par la douleur. Les mouvements lents et gauches de son corps racontent plus que des paroles combien son deuil a dû être violent. Ce qu’elle a vécu ces deux dernières années est un supplice qui est devenu un tabou à la maison. Il est impossible d’en parler, encore moins de l’élaborer.
« Quand nous sommes arrivés en Libye, j’ai espéré de toutes mes forces que ce serait la dernière étape de notre fuite, avant l’Italie », affirme la femme. Anja raconte que les trafiquants qu’ils ont payés les ont gardés pendant quinze jours dans une maison en ciment près de la mer. Enfermés à clé sans pouvoir sortir. « Ils disaient que nous devions attendre le beau temps, mais le temps était beau et notre pièce continuait de se remplir de personnes. Au fur et à mesure que les jours passaient, nous avons compris qu’ils n’attendaient pas le beau temps mais ils attendaient de regrouper le plus possible de personnes pour gagner plus ».
Pendant ces quinze longs jours, la nourriture arrive difficilement, de même que l’eau. Les trafiquants leur passaient un peu de fromage et de pain par les grilles des rares fenêtres existantes. Anja se souvient de l’air irrespirable, de la lutte avec les autres pour obtenir un peu de nourriture. La privation de nourriture pour la garantir à ses trois enfants qui continuaient à lui demander : pourquoi sommes-nous ici ?
« Et puis une nuit, ils sont venus nous prendre, par groupes de vingt, peut-être trente personnes. Ils nous ont conduits sur la rive et nous ont emmenés sur le bateau avec des canots. Quand j’ai vu la mer, la nuit, j’ai entendu le bruit des vagues qui se brisaient sur le sable, j’ai regardé mon mari et je lui ai dit : Réfléchissons encore, n’y allons pas. J’ai peur ».
Anja avait tellement peur qu’elle a commencé à crier, mais un des trafiquants l’a traînée sur le canot avec ses enfants. Quand ils sont arrivés sur le bateau qui devait les emmener en Europe, Anja a assisté à la énième lutte des laissés-pour-compte du monde. « Nous, les Syriens, nous étions en haut, à l’air, nous pouvions payer un peu plus et ils nous ont munis de gilets de sauvetage. Ensuite, sous le pont, il y avait des centaines de jeunes garçons et filles, et des enfants, garçons et filles, de couleur. Entassés, ils ne pouvaient pas respirer. »
Anja raconte que peu après leur départ, en pleine nuit, le bateau a commencé à prendre l’eau, que l’alarme a été donnée justement par les plus infortunés, entassés en-dessous. « Ils ont commencé à crier, à hurler au contrebandier que nous prenions l’eau, que nous risquions de couler et de tous mourir. Mais le contrebandier faisait semblant de ne pas entendre. Il a essayé de continuer sa route ».
À ce moment, c’est la tragédie. Le contrebandier utilise son téléphone satellite pour appeler à terre, ses complices rejoignent le bateau, chargent l’homme pour l’emmener, laissant des centaines de personnes en mer chercher comment survivre au milieu des vagues. Anja peine à évoquer ces moments. Elle avale sa salive, regarde par terre, manipule nerveusement son téléphone ; les photos de son fils, ce fils qu’elle a perdu, sont là. Puis elle trouve le courage et poursuit : « Je me suis jetée à l’eau en serrant contre moi mon plus jeune fils. Je ne me souviens de rien. Je n’ai pensé à rien. Je priais seulement pour survivre, je priais pour que nous survivions tous. »
Anja a passé la nuit à serrer Bilal, une nuit entière dans l’eau à lutter entre la vie et la mort. Bilal lui demandait quand ils pourraient se reposer, elle lui répondait : « Bientôt, mon petit ». Elle savait qu’elle mentait. Anja cherchait un support. Quelqu’un, quelque chose pour la soutenir. « Parfois, je voyais des sphères, je m’y accrochais, puis je comprenais que c’était des têtes, que c’était des cadavres ». Après des heures et des heures dans la mer et une tentative désespérée de s’aider à un canot qui ne s’est arrêté pour recueillir ni les morts ni les vivants, Anja a été récupérée par la garde côtière libyenne. Elle a été conduite sur la rive avec son fils Bilal. Pour chercher ce qui restait de sa famille.
Et puis l’évanouissement et l’hôpital. Trois jours de perfusion et de peur. Et les questions : où sont mes enfants ?
« Plus tard, Anja, demain Anja, ne t’inquiète pas, Anja », me répétait tout le monde et personne ne m’a répondu pendant trois jours. Jusqu’à ce qu’ils me montrent la photo du corps de mon fils. Mort. » Anja ne voit pas la mer, depuis, elle vit avec sa douleur, avec un sentiment de culpabilité d’avoir emmené ses enfants sur ce bateau. Pour alléger le poids de la responsabilité, elle s’est convaincue que son fils a été tué par un autre migrant qui voulait lui prendre son gilet de sauvetage pour se sauver. « Il y avait une blessure sur son visage, dit la femme pour justifier ses pensées, on me l’a tué. »
Anja ne peut pas porter le poids de sa douleur. Elle ne parvient pas à s’expliquer comment il est possible de laisser mourir des centaines de personnes. Elle ne réussit pas à se pardonner d’avoir dû faire le choix qu’aucune mère ne devrait jamais faire : prendre avec soi un enfant pour essayer de le sauver et laisser un autre enfant livré à lui-même, en espérant qu’il se sauvera tout seul.
 © Traduction de ZENIT, Constance Roques

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Constance Roques

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