Prédication du p. Cantalamessa, 21 déc. 2018 © Vatican Media

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Prédication de l’Avent : le nouveau regard de Marie sur Dieu et sur le monde

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Méditation du p. Cantalamessa sur la Visitation et le Magnificat

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Le « nouveau regard » de Marie sur Dieu et sur le monde, est au cœur de la deuxième méditation de l’Avent du prédicateur de la Maison pontificale, ce 13 décembre 2019, devant le pape François et les membres de la Curie romaine.
Cette année, le père Raniero Cantalamessa a dédié ses trois prédications à la figure de la Vierge Marie à l’Annonciation, à la Visitation et à Noël.
Il centre cette deuxième méditation notamment sur le Magnificat et son « renversement ».
Deuxième prédication de l’Avent 2019 : « Mon âme exalte le Seigneur »
Dans cette seconde méditation nous montons avec Marie “à la montagne” et entrons dans la maison d’Elisabeth. Après avoir contemplé Marie dans l’Annonciation, nous allons la contempler dans le mystère de la Visitation. Elle nous parlera directement et en première personne avec son cantique, le Magnificat. Aujourd’hui le successeur de Pierre célèbre le 50me anniversaire de son ordination sacerdotale et le cantique de la Vierge est la prière qui plus spontanément jaillie du cœur en pareille occasion. Ce sera donc un petit moyen de nous unir spirituellement au jubilé du Saint Père.
Pour comprendre la place et le but de ce cantique il est nécessaire de dire quelque chose sur le rôle des cantiques dans l’Evangile de l’enfance de Luc : le Benedictus, le Magnificat, le Nunc dimittis. Ces hymnes donnent aux événements qui se succèdent une explication spirituelle. Ils indiquent la signification cachée de l’événement qui doit être mise en lumière. Comme tels, ils font partie intégrante de la narration historique ; car chaque événement historique comporte deux éléments : le fait et sa signification. « La liturgie chrétienne a ses débuts dans les hymnes de l’histoire de l’enfance »[1]. Autrement dit, ces cantiques nous offrent un embryon de la liturgie de Noël. Ils réalisent l’essentiel de toute liturgie : être une célébration festive de la foi dans l’événement du salut.
Beaucoup des problèmes se posent, selon les exégètes, à propos de ces cantique : les auteurs véritables, les sources, la structure interne… Nous pouvons, grâce à Dieu, faire abstraction de tous ces problèmes de critique textuelle et en laisser l’étude continue et fructueuse à ceux que ce genre de questions intéresse. Nous n’avons pas à attendre la solution de tous ces points obscurs encore pour pouvoir dès maintenant chercher dans ces cantiques notre édification. Non que de tels problèmes n’aient leur importance, mais une certitude existe, qui relativise toute incertitude : Luc a consigné ces cantiques dans son Évangile, et l’Église a consigné, dans son Canon, l’Évangile de Luc.
Ces cantiques sont « parole de Dieu » inspirée par l’Esprit Saint. Le Magnificat est de Marie, parce que l’Esprit Saint le lui a « attribué », à tel point qu’il est davantage « son » chant que si elle l’avait écrit noir sur blanc de sa propre main ! Pour nous, en effet, il ne s’agit pas tant de savoir si Marie est l’auteur du Magnificat que de reconnaître, dans sa composition, l’inspiration de l’Esprit Saint. Et, même si nous avions la totale certitude qu’il est bien l’œuvre de Marie, ce ne serait pas là la raison de notre intérêt, qui serait bien plutôt de savoir que c’est l’Esprit Saint qui parle en lui.
Après cette introduction et dans cet état d’esprit, nous abordons à présent le premier cantique, le Magnificat, en le considérant d’abord comme cantique de Marie, puis comme cantique de l’Église et de l’âme.
Le cantique de Marie porte un regard nouveau sur Dieu et sur le monde ; dans la première partie (versets 46 à 50), sous l’influence de ce qui est advenu en elle, le regard de Marie se pose sur Dieu ; les derniers versets, dans la seconde partie, nous montrent son regard posé sur le monde et sur l’histoire.
Un nouveau regard sur Dieu
Le premier mouvement du Magnificat se porte vers Dieu ; Dieu a, sur toutes choses, l’absolue primauté. Marie ne s’attarde pas à répondre à la salutation d’Elisabeth ; elle n’entre pas en dialogue avec les hommes mais avec Dieu. Elle rassemble son âme et se perd dans l’infini de Dieu. Dans le Magnificat, c’est une expérience de Dieu sans précédent et sans comparaison dans l’histoire qui s’est « fixée » pour toujours. C’est le plus bel exemple du langage dit « numineux ».
On a observé que la réalité divine, quand elle se montre à l’horizon d’une créature, provoque ordinairement deux sentiments contradictoires : la peur et l’amour. Dieu se présente comme « le mystère redoutable et fascinant », redoutable de majesté, mais d’une bonté fascinante. Quand la lumière de Dieu envahit, pour la première fois, l’âme d’Augustin, il confesse qu’il « trembla d’amour et de terreur » et que, même plus tard, le contact avec Dieu le faisait tout à la fois « frissonner et brûler »[2].
Nous trouvons, dans le cantique de Marie, quelque chose d’analogue exprimé avec le langage biblique des titres et des noms divins. Dieu est vu comme « Adonaï » (qui dit beaucoup plus que ce que notre mot « Seigneur » saurait traduire), comme « Dieu », « Puissant » et surtout comme Qadosh (Saint) : Saint est son nom ! Et pourtant, au même moment, ce Dieu, saint et puissant, dans une bienveillance sans bornes, se montre comme « mon » Sauveur, comme réalité indulgente et pleine d’amour, comme un Dieu pour sa créature. C’est surtout l’insistance de Marie sur la miséricorde (le seul mot qui revient deux fois dans le cantique !) qui souligne cet aspect de bonté « fascinante » de Dieu : « Sa miséricorde de génération en génération » : ces mots suggèrent l’idée d’un fleuve majestueux qui traverse toute l’histoire du salut.
La connaissance de Dieu provoque, par effet de contraste, une nouvelle prise de conscience de soi, une nouvelle connaissance de son être propre qui est la seule vérité. Le « je » ne se saisit que face à Dieu, « coram Deo » C’est en présence de Dieu que la créature se connaît dans sa vérité. Et, nous le voyons, c’est ce qui se produit aussi dans le Magnificat. Marie se sent « regardée » par Dieu, à son tour, elle entre dans ce regard et se voit comme Dieu la voit. Et comment se voit-elle dans cette lumière divine ? « Toute petite » (« humilité », ici, signifie réelle petitesse et basse condition, rien à voir avec la vertu d’humilité !) et « servante ». Elle se perçoit comme un petit rien que Dieu a daigné regarder. Marie n’attribue pas l’élection divine à son l’humilité, mais à la grâce gratuite de Dieu. Penser autrement, comme on l’a fait parfois, signifie détruire l’humilité de Marie plus que l’exalter, car cette vertu a un statut tout à fait particulier : celui qui croit la posséder ne la possède pas, celui qui ne croit pas la posséder, la possède !
De cette reconnaissance de Dieu, de soi et de la vérité se libèrent la joie et l’exultation : Mon esprit exulte… Joie débordante de la vérité, joie de la louange pure et gratuite. Marie magnifie Dieu pour lui-même, même si elle le magnifie pour ce qu’il a fait en elle, c’est-à-dire à partir de son expérience personnelle, à la manière de tous les grands priants de la Bible. La jubilation de Marie est la jubilation eschatologique à cause de l’agir définitif de Dieu, et c’est la jubilation de la créature qui se sent aimée de son Créateur, au service du Saint, de l’amour, de la beauté, de l’éternité. C’est la plénitude de la joie.
Saint Bonaventure, qui connaissait d’expérience les effets transformants, pour l’âme, de la visite de Dieu, parle de la venue de l’Esprit Saint en Marie, lors de l’Annonciation, comme d’un feu qui l’embrase tout entière :
« L’Esprit Saint survint en elle, écrit-il, comme un feu divin qui enflamma son esprit et sanctifia son corps, en leur communiquant l’absolue perfection de la pureté… Oh ! si tu étais capable de sentir l’incendie qui descendit du ciel, quelle en fut la qualité, la gran­deur et l’effet de soulagement!… Ah! si tu pouvais entendre le chant de jubilation de la Vierge… » [3]
Même l’exégèse scientifique la plus exigeante et la plus rigoureuse se rend compte que nous nous trouvons, ici, devant des paroles dont le sens échappe aux moyens ordinaires de l’analyse philologique, et avoue : « Celui qui lit ces lignes est appelé à partager la jubilation ; il n’est que la communauté concélébrante des croyants en Christ et de ses fidèles qui soit à la hauteur de tels textes »[4]. C’est un langage « dans l’Esprit » qui ne se peut comprendre si ce n’est dans l’Esprit.
Un nouveau regard sur le monde
Le Magnificat , je disais, se compose de deux parties. Ce qui change, quand on passe de l’une à l’autre, ce n’est ni le mode d’expression ni la tonalité ; sur ce point, le cantique est d’une seule coulée, sans césure; les verbes au passé qui racontent, en série, ce que Dieu a lait, ou même ce qu’il a « commencé de faire », continuent. Ce qui change n’est que le domaine où Dieu est à l’œuvre : de ce qu’il a réalisé « en elle », on passe à l’observation de ce qu’il a fait dans le monde cl dans l’histoire. On prend en compte les effets de la manifestation de Dieu, définitive, et leurs retentissements dans l’humanité et dans l’histoire. C’est suivre du regard l’onde produite par la chute de la pierre, dans son déploiement visible vers la rive.
Nous avons affaire, ici, à une seconde caractéristique de la sagesse évangélique qui consiste à unir à l’ivresse du contact avec Dieu la sobriété du regard sur le monde, à concilier entre eux l’exultation et l’abandon extrêmes devant Dieu et le réalisme criti­que le plus aigu face à l’histoire et aux hommes. Dans la seconde partie du Magnificat, Marie, après avoir exulté en Dieu, tourne son regard pénétrant sur la scène du monde et les événements qui s’y pas­sent.
A partir du verset 51, toute une série de verbes à l’aoriste, lourds de sens, permettent à Marie de décrire un renversement et un changement radical des situations humaines : il a renversé, il a élevé ; il a comblé, il a renvoyé les mains vides. Une volte-face imprévue et sans retour, car c’est l’œuvre de Dieu qui ne connaît ni changement ni retour en arrière, contrairement à ce que font les hommes dans leurs entreprises. Dans ce changement émergent deux catégories de personnes : les superbes, les puissants, les riches d’une part, et, de l’autre, les humbles, les affamés.
Il est important, pour nous, de comprendre de quel renversement il s’agit et où il se produit, sinon le risque est là de mal interpréter tout le cantique et, du même coup, les béatitudes évangéliques qui s’y trouvent déjà presque avec les mêmes mots. Considérons l’histoire : qu’est-il arrivé, de fait, quand s’est réalisé l’événement chanté par Marie ? Y a-t-il eu une révolution sociale à l’extérieur qui aurait réduit d’un seul coup les riches à la pauvreté et rassasié de nourriture les affamés ? Y aurait-il eu une plus juste répartition des biens entre les classes sociales ? Non. Les puissants auraient-ils été matériellement détrô­nés et les humbles élevés à la dignité ? Non ; Hérode a continué à être nommé « Le Grand » et Marie et Joseph ont dû fuir en Egypte à cause de lui.
Si donc l’objet de toute attente était un changement social visible, ce fut un démenti total du côté historique. Où s’est, alors, produit le renversement? (Car il est arrivé !) Il est arrivé dans la foi! Le Royaume de Dieu s’est manifesté et c’est ce qui a provoqué une révolution silencieuse mais radicale. Comme si on avait découvert un bien capable de dévaluer, en un instant, la monnaie en cours. Le riche ressemble à un homme qui a mis de côté une énorme somme d’argent, mais, la nuit même, il y a eu une dévaluation de cent pour cent, aussi, le matin, à son lever, il n’est plus qu’un pauvre misérable. Les pauvres et les affamés, quant à eux, sont plutôt avantagés : ils sont mieux préparés à accueillir la nouvelle réalité, le  changement ne leur fait pas peur, leur cœur est prêt.
Le renversement chanté par Marie est du même genre, tel que Jésus le proclamera dans les béatitudes et dans la parabole du riche bon vivant. Marie parle de richesse et de pauvreté en référence à Dieu ; encore une fois, elle parle « coram Deo ». Dieu est sa mesure et non pas l’homme. Elle établit le critère « définitif », eschatologique. Et, donc, dire qu’il s’agit d’un renver­sement arrivé « dans la foi » ne veut pas dire pour autant qu’il soit moins réel, moins radical ou moins sérieux, mais qu’il l’est infiniment plus. Ce n’est pas un dessin formé par la vague sur le sable et qu’effacent les vagues successives. Il s’agit d’une richesse éternelle et d’une pauvreté tout aussi éternelle.
Le Magnificat, école d’évangélisation
Dans son commentaire de l’Annonciation, saint Irénée dit que « Marie, remplie d’une joie débor­dante, au nom de l’Église, poussa ce cri prophétique : “Mon âme exalte le Seigneur… ”» [5]. Marie est comme la voix qui entonne d’abord, en solo, la phrase musicale que le chœur doit répéter après elle. C’est là une conviction incontestable de la Tradition. Origène aussi la fait sienne : « C’est pour eux (pour les croyants, bien sûr) que Marie magnifie le Sei­gneur »[6] C’est ce que veut dire l’expression « Marie, figure de l’Église » (typus Ecclesiae) utilisée par les Pères et adoptée par le Concile Vatican II (LG 63). Dire de Marie qu’elle est « figure de l’Église », c’est dire qu’elle en est la personnifica­tion, la représentation rendue sensible d’une réalité spirituelle, elle est modèle de l’Église. Elle est figure de l’Église encore, au sens où se réalise, dans sa per­sonne, en premier et à la perfection, l’idée d’Église.
Mais que veut dire « Église » ici et de quelle Église s’agit-il quand Irénée dit qu’en son nom Marie entonne le Magnificat? Il ne s’agit pas de l’Église nominale, mais de l’Église réelle, autrement dit non d’une Église abstraction, mais de l’Église concrète, des per­sonnes et des âmes qui composent l’Église. Il ne suffit pas de réciter le Magnificat, il faut le vivre, à chacun de nous de le faire sien ; c’est « notre » cantique. Quand nous disons : « mon âme exalte le Seigneur », ce « mon » est à prendre au sens propre et non comme une référence.
« Que l’âme de Marie, écrit saint Ambroise, soit en chacun de nous pour magnifier le Seigneur, que soit en chacun de nous l’esprit de Marie pour exulter en Dieu. S’il est vrai que, selon la chair, elle est seule à être la mère du Christ, selon la foi, toutes les âmes engendrent le Christ, car toutes accueillent en elles le Verbe de Dieu »[7]
A la lumière de ces principes, essayons dès lors de nous appliquer à nous — à l’Église et à l’âme — le cantique de Marie, tentons de voir ce qu’il nous reste à faire pour « ressembler » à Marie non seulement en paroles mais aussi en actes.
Quand, dans la seconde partie de son cantique, Marie proclame le renversement des puissants et des orgueilleux, son Magnificat rappelle à l’Église la nouvelle primordiale à proclamer au monde. Il lui apprend à être, elle aussi, « prophétique ». L’Église vit et met en acte le cantique de la Vierge quand elle répète avec Marie : Il a renversé les puissants, il a renvoyé les riches les mains vides ! et qu’elle le répète avec foi, en distinguant cette proclamation de toutes les autres déclarations qui lui reviennent aussi, en matière de justice, de paix, d’ordre social, en tant qu’elle est une interprète qualifiée de la loi naturelle et gardienne du commandement du Christ sur l’amour fraternel.
Si les deux perspectives sont distinctes, elles ne sont toutefois pas séparées ni sans quelque influence réciproque. Au contraire, la proclamation de foi de ce que Dieu a fait dans l’histoire du salut (c’est la perspective même du Magnificat) devient la meil­leure indication de ce que l’homme doit faire, a son tour, dans sa propre histoire d’homme, et, de même, de ce que l’Église a, elle aussi, le devoir de faire, en vertu de la charité qu’elle doit porter même au riche pour son salut. Plus qu’une « incitation à renverser les puissants de leur trône pour élever les humbles », le Magnificat est une exhortation salutaire à l’adresse des riches et des puissants au sujet du terrible danger qu’ils courent. C’est la même idée qui se retrouvera intentionnellement chez Jésus, dans la parabole du riche bon vivant.
Proclamer le Magnificat n’est donc pas la seule manière d’affronter le problème, tellement crucial aujourd’hui, de la richesse et de la pauvreté, de la l.mn et de l’abondance; il en est d’autres, légitimes eux aussi qui s’originent dans l’histoire et non dans la foi : à ceux-là les chrétiens apportent, à juste raison, leur appui, et l’Église son discernement. Mais la manière évangélique est celle que l’Église doit toujours proclamer, et à tout le monde, comme sa mission spécifique pour soutenir l’effort commun de tous les hommes de bonne volonté. Elle est universellement valable et toujours d’actualité. Si, par hypothèse (lointaine, hélas !), il devait y avoir un temps et un lieu où n’existeraient plus d’injustices et d’inégalités sociales entre les hommes et où les hommes seraient riches et rassasiés, l’Église, là encore, ne devrait pas cesser de proclamer, avec Marie, que Dieu renvoie les riches les mains vides. Au contraire, clic devrait le proclamer, là, avec encore plus de puissance. Le Magnificat est tout autant d’actualité dans les pays riches que dans les pays du Tiers Monde.
Il est des aspects de la réalité qui ne se perçoivent pas à l’œil nu, mais seulement à l’aide d’une lumière particulière : rayons infrarouges ou rayons ultraviolets. L’image obtenue alors est bien différente et surprend celui qui a l’habitude de voir la même scène à la lumière naturelle. L’Église possède, grâce à la Parole de Dieu, une image différente de la réalité du inonde, unique et définitive, parce qu’elle l’a obtenue à l’aide de la lumière de Dieu et que c’est l’image que Dieu en a. L’Église ne peut occulter cette image-là. Elle doit même la diffuser, sans jamais se lasser, faire en sorte que tous les hommes la connaissent, car il y va de leur destinée éternelle. C’est l’image qui demeurera à la fin, quand sera passée « la figure de ce monde ». La faire connaître, parfois, en des mots simples, directs, prophétiques, comme ceux de Marie, comme on dit ce dont on est intimement, paisiblement persuadés. Et cela, même au prix de passer pour naïf et « demeuré », face à l’opinion en place et à l’esprit du temps.
L’Apocalypse nous donne un exemple de ce langage prophétique, sans fard et cou­rageux où, à l’opinion humaine, vient s’opposer la vérité divine : « Tu dis (et ce “tu” peut être aussi ‘bien une simple personne qu’une société entière) : “Me voilà riche, je me suis enrichi et je n’ai besoin de rien ! ” Mais tu ne le vois donc pas, c’est toi qui est malheureux, pitoyable, pauvre aveugle et nu (Ap 3, 17). » Dans une fable célèbre d’Andersen, il est question d’un roi à qui, par plaisanterie, on a fait croire à l’existence d’une étoffe merveilleuse qui a le pouvoir, pour celui qui l’endosse, de le rendre invisible aux sots de toute espèce et seulement visible aux sages. Lui, le premier, naturellement ne la voit pas, mais il craint de le dire de peur de passer pour l’un des sots ; tous ses ministres et tout le peuple font de même. Le roi défile par les rues sans rien sur lui, mais tous, pour ne pas se trahir, feignent d’admirer le superbe vêtement jusqu’à ce qu’on entende une petite voix d’enfant qui crie du milieu de la foule : « Mais le roi est nu ! » L’enchantement rompu, tout le monde a finalement le courage d’admettre ; que le fameux vêtement n’existe pas.
L’Église doit être comme la petite voix de cet enfant, qui, à un monde infatué de ses propres richesses et qui fait passer pour fou ou pour imbécile quiconque n’y croit pas, reprend les paroles de l’Apocalypse : « Tu ne sais pas que tu es nu ! » C’est ici que Marie, dans le Magnificat, « parle en prophète pour l’Eglise » : elle, la première, a mis à nu  la grande pauvreté des richesses de ce monde. Le Magnificat justifie, à lui seul, le titre  de « Etoile de l’évangélisation » que saint Paul VI lui a conféré dans son « Evangelii nuntiandi ».
Le Magnificat, école de conversion
Cependant, cette partie du Magnificat, qui traite des humbles et des orgueilleux, des riches et des affamés, serait très mal interprétée si nous la réduisions seulement aux principes que l’Eglise et les croyants ont à prêcher au monde. Il ne s’agit pas seulement ici de ce qu’il faut prêcher, mais de ce qu’il faut avant tout mettre en pratique. Marie peut proclamer la béatitude des humbles et des pauvres, parce qu’elle en fait partie. Le renversement dont elle parle doit se produire avant tout au creux du cœur de ceux qui reprennent le Magnificat pour prier. Dieu — dit Marie — a renversé les superbes « dans les pensées de leur cœur ».
Dès lors, le propos se porte de l’extérieur à l’intérieur, des discussions théologiques, où tout le monde a raison, aux pensées du cœur, où tous nous sommes en tort. L’homme qui vit « pour lui- même », qui n’a pas Dieu pour Seigneur, mais son propre « je », s’est construit un trône où il siège en dictant des règles pour les autres. Or Marie nous dit que Dieu renverse ces gens-là de leur trône ; il met à nu leur contre-vérité et leur injustice. Il existe un monde intérieur, monde des pensées, de la volonté, des désirs et des passions d’où proviennent — selon saint Jacques — les guerres, les litiges, les injustices, les abus qui se trouvent au milieu de nous (cf. Je 4, 1), et tant que personne ne se met à porter remède à la racine de ces maux, rien ne change vraiment dans le monde, et, si quelque chose change, ce n’est que pour reproduire, peu après, une situation identique à la première.
Comme il nous est proche le cantique de Marie ! comme il nous scrute en profondeur et comme il sait bien mettre « la cognée à la racine » ! Quelles ne seraient pas ma sottise et mon incohérence si, chaque jour, à l’heure de Vêpres, je répétais avec Marie que Dieu « a renversé les puissants de leur trône » et qu’en même temps je ne cessais pas de convoiter le pouvoir, un poste plus élevé, une promotion humaine, un avancement dans ma carrière, et que je perde la paix si cela tardait à se produire ; si, chaque jour, avec Marie, je proclamais que Dieu « a renvoyé les riches les mains vides » et qu’en même temps je n’avais de cesse de m’enrichir et de posséder toujours plus de choses et des choses toujours plus raffinées ; si je préférais avoir les mains vides devant Dieu plu­tôt que de les avoir vides devant le monde ; vides des biens de Dieu plutôt que vides des biens de ce monde ! Quelle ne serait pas ma stupidité si je continuais à répéter, avec Marie, que Dieu « regarde les humbles », qu’il marche à leurs côtés, tandis qu’il tient à distance les superbes et les richissimes, et qu’ensuite je sois de ceux qui font tout le contraire. Dans son Commentaire du Magnificat, Luther écrit :
« Tous les jours, il nous faut constater que chacun s’efforce de s’élever au-dessus de sa propre condition, il recherche une position honorifique, la puissance, la richesse, l a domination, une vie tumultueuse et tout ce qui est grand et superbe. Et chacun veut se tenir en compagnie de telles personnes, les poursuivre de ses assiduités, les servir de bon cœur, chacun veut avoir part à leur grandeur… Personne ne veut baisser les yeux là où il n’est que pauvreté, déshonneur, besoin, angoisse et tristesses; tout le monde, au contraire, détourne le regard d’une semblable condition. Chacun fuit les personnes éprouvées de la sorte, il s’en écarte, les laisse à leur solitude, aucun ne songe à leur venir en aide, à leur porter secours, à faire en sorte qu’elles aussi deviennent quelque chose : il leur faut rester méprisées, dans leur basse  condition. » [8]
Dieu, selon Marie, fait tout le contraire : il éloigne les superbes et relève jusqu’à lui les humbles et les petits; il préfère de beaucoup les nécessiteux et les affamés qui le harcèlent de suppliantes requêtes, aux riches et aux rassasiés qui n’ont pas besoin de lui et n’ont rien à lui demander. Ainsi faisant, Marie nous exhorte, avec sa douceur mater­nelle, à imiter Dieu en choisissant ce qu’il choisit, fille nous enseigne les chemins de Dieu. Le Magnifi­cat est, sans contredit, une merveilleuse école de sagesse évangélique. Une école de conversion continuelle.
Par la communion des saints dans le corps mystique, désormais tout ce patrimoine immense colle au Magnificat. Il est bon de le prier ainsi, en chœur, avec tous les priants de l’Eglise. Dieu l’écoute ainsi. Pour entrer dans ce chœur qui passe les siècles, il nous suffit d’avoir l’intention de présenter à Dieu les sentiments de Marie, son exultation à elle qui, la première l’entonna « au nom de l’Église » ; ceux des docteurs qui l’ont commenté, des artistes qui l’ont mis en musique avec foi, des justes et des humbles de cœur qui l’ont vécu. Grâce à ce cantique admirable, Marie continue à magnifier le Seigneur à travers toutes les générations ; sa voix, à la manière d’un coryphée soutient celle de l’Église et l’entraîne.
L’auteur d’un psaume invite tout le monde à s’unir à lui quand il dit : « Magnifiez avec moi le Seigneur» (Ps 34, 4). Marie répète à ses enfants les mêmes paroles. Si je peux oser interpréter ses sentiments, je pense que le jour de son Jubilée sacerdotal le Saint Père nous adresse la même invitation : « Magnifiez avec moi le Seigneur ! » Et nous promettons de le faire.
 
 
[1] H. Schürmann, Das Lukasevangelium, I, Fribourg-en-Brisgau, 1982.
[2] Cf. St. Augustin, Confes­sions VII, 16 ; XI, 9.
[3] St. Bonaventure, Lignum vitae, I, 3.
[4] H. Schürmann, op. cit.
[5] St. Irénée, Adversus haereses III, 10, 2 (SCh 211, p. 118).
[6] Origène, In Luc. VII (GCS 35, p. 54).
[7] St. Ambroise, In Luc. II, 26 (CC 14, p. 42).
[8] Ed. Weimar, 7, p. 547.

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Raniero Cantalamessa

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