I Un seul pape pour deux rois de France
À l’avènement de Martin V à Constance, le 11 novembre 1417, Henri de Lancastre a succédé à son père le 20 mars 1413, sous le nom d’Henri V. Ayant pris jeune beaucoup de responsabilités du fait de la maladie d’Henri IV, il manifesta tout de suite du savoir-faire et de la fermeté en pacifiant le royaume à l’intérieur. Et il fut amené à s’intéresser à la France à cause des désordres qui y régnaient. Les crises de démence du roi Charles VI avaient conduit à la mise en place d’un conseil de régence où s’affrontaient souvent les oncles du roi. Les oppositions iront croissant entre Louis d’Orléans et le duc de Bourgogne. Et le 23 novembre 1407, Jean sans Peur, nouveau duc de Bourgogne, fit assassiner Louis d’Orléans à Paris provoquant la guerre civile entre Armagnacs et Bourguignons. Le concile de Bâle n’ayant pas vraiment condamné le tyrannicide invoqué par Jean Petit pour justifier le duc de Bourgogne, ce dernier est assassiné à son tour à Montereau le 10 septembre 1419, après une entrevue avec le Dauphin, par des membres du parti Armagnac, ce qui réanima la guerre civile.
Mais là, les circonstances étaient plus graves qu’auparavant car Henri V ayant débarqué en France avait écrasé l’armée française à Azincourt le 25 octobre 1415, et le grand nombre de prisonniers mis à mort laissa augurer une très forte violence pour la suite ainsi qu’un radicalisme en matière d’exigence politique. Et effectivement, Henri reconquerra la Normandie. En janvier 1419, Rouen était prise, avec une fin de siège d’une épouvantable cruauté et quelques mois plus tard, les Anglais occupaient Paris. Dans cette situation, le nouveau duc de Bourgogne Philippe poussa la cour de France à s’allier aux Anglais, d’autant plus qu’il soupçonnait le Dauphin, présent à Montereau d’être responsable de la mort de son père, ce qui n’est pas prouvé. Henri obtiendra en mariage Catherine de Valois, fille de Charles VI, dont il aura un fils et surtout la signature du traité de Troyes, le 21 mai 1420, qui le reconnut comme héritier et régent de France, jusqu’à la mort de Charles VI, qui se produira en 1422. À cette date la France aura deux suzerains, Henri V d’Angleterre, et le dauphin Charles, situation assez prévisible dès la fin du concile de Constance le 22 avril 1418, compte tenu de la guerre qui ravageait de nouveau le royaume.
II La politique concordataire du Saint-Siège sous Martin V
J’utilise à dessein comme titre de chapitre, celui d’un article de monseigneur Dominique Le Tourneau (1) dont je recommande la lecture attentive, afin de ne pas se méprendre sur le sens du terme de concordat. L’Église ne saurait être considérée comme « une assemblée de fidèles, ce qu’elle n’est pas, mais comme une institution religieuse de droit public de nature non associative mais hiérarchique, nature qui explique et justifie, par ailleurs, la présence du Saint-Siège dans les organisations internationales. » (2) Le premier concordat dont nous avons la trace est celui de Worms de 1122 qui clôt la querelle des investitures. Puis 1173 celui qui ramène la paix entre Henri Il d’Angleterre et le pape Alexandre IlI. Enfin, le concordat du 2 mai 1418 entre Martin V et la « nation » française présente au concile de Constance. En gros, ce texte maintient tout simplement les pratiques anciennes entre le Saint-Siège et la France, laissant des questions ouvertes dans la perspective de négociations futures entre le royaume et le pape.
Ce qui pouvait être une ouverture apparut comme un flou, signe de malveillance, surtout chez les Français mécontents qu’on n’ait pas suffisamment condamné le texte de Jean Petit. Tout naturellement pour eux, le pape n’allait pas assez loin dans la reconnaissance des libertés de l’Église gallicane, en matière fiscale et de nominations aux charges importantes. Et c’est encore un gouvernement dominé par les Armagnacs, siégeant à Paris, partisan du dauphin Charles, qui le manifesta, voulant montrer son attachement aux théories gallicanes par hostilité aux conceptions papales. Mais le 29 mai 1418, grâce à une trahison, Paris fut ouvert aux Bourguignons, le comte d’Armagnac tué avec nombre de siens, et ce sera l’engrenage que j’ai décrit qui amènera l’alliance avec les Anglais. Mais dans l’instant, le nouveau gouvernement bourguignon avait besoin de soutien, aussi prit-il le contrepied du gouvernement précédent et accepta le texte papal (3). Plus question d’élections, mais simplement entente directe entre le roi et le Saint-Père. Martin V aura l’intelligence d’en prendre acte et de prévoir un autre texte pour les régions dépendant du Dauphin. Et de fait, sans déclaration précise sur le conflit, il reconnaîtra deux Frances !
En voici un exemple très parlant : le siège de Beauvais est vacant le 13 juin 1420, à la mort de son titulaire. Henry V, Charles VI et le duc de Bourgogne proposent au pape la candidature de Pierre Cauchon ; pourvu déjà de nombreuses charges et bénéfices, il a participé au concile de Constance et soutenu la candidature du pape élu. Et voilà Pierre Cauchon immédiatement nommé ! (4) D’autres cas suivirent, et il y eut mécontentement, tant chez les maîtres que dans le clergé qui auraient souhaité une véritable indépendance gallicane, consistant en général à laisser les chapitres des cathédrales élire leur candidat. Mais il ne faut pas s’y tromper, le pouvoir royal intervenait toujours de toutes sortes de manières. En fait, les rois de France, pour mieux assoir leur autorité sur leur clergé, encourageaient des assemblées, grandes ou petites, à se prononcer par vote. Elles se sentaient ainsi indépendantes vis à vis de Rome et en étaient flattées, elles ne s’occupaient pas en principe de doctrine, le roi devait y veiller, tenu qu’il était par les promesses du sacre et l’ordination « quasi épiscopale » qu’il avait reçue. Et il y avait aussi des coutumes régionales que les rois de France, respectaient, tant avec les Églises, que les parlements et les États.
III L’occupation anglo-bourguignonne
L’autoritarisme d’Henri V et de Bedford, qui sera bientôt régent au nom de son neveu Henri VI, n’avait que faire de ces « susceptibilités françaises » et s’accommodait fort bien de négociations directes avec le pape. Quant au dauphin Charles, il avait envoyé au pape une ambassade importante en automne 1419, mais c’était quelques jours après l’assassinat de Jean Sans Peur. Elle acceptait le concordat du pape de 1418 pour les cinq années qui suivaient cette date et n’adressait que des réclamations mineures. Elle fut cependant reçue « fraîchement », compte tenu des bruits qui courraient sur la responsabilité du Dauphin dans la mort du duc, alors qu’elle acceptait à quelques détails près le concordat du pape. Il est vrai que la Bourgogne pressait le pape de condamner le Dauphin pour le meurtre de Jean, ce qui explique sans doute le silence total du Saint-Siège sur le résultat de cette ambassade. Les états généraux de Clermont de 1421 encouragèrent pourtant ce qu’avait proposé l’ambassade du Dauphin. On savait qu’il avait fait quelques propositions allant dans le sens gallican, mais dans les faits, il avait agi très exactement comme Bedford !
Nous avons vu qu’il ne se passa rien aux conciles de Pavie (1421), puis de Sienne (1423), très probablement pour la plus grande joie du Saint-Père. Les Français du duc de Bedford avaient été très actifs pour qu’il en fût ainsi, en particulier l’archevêque de Rouen, Jean de Rochetaillée. Ils envoyèrent immédiatement une ambassade à Rome pour recevoir le prix de leurs loyaux services, mais exposèrent des demandes exorbitantes : liberté pour le régent d’Angleterre de réformer le clergé, une quantité de chapeaux rouges pour ses évêques, une baisse drastique des impôts pontificaux et qu’on appelât désormais Henry VI « roi de France et d’Angleterre ». Il n’obtint que des réponses « à l’italienne », bien que formulées en latin, et trois ans plus tard le chapeau pour l’archevêque de Rouen ! (5) Bedford fit mine de résister en se posant en champion du gallicanisme, mais devant le refus du pape de prendre en compte aucune de ses demandes, il céda et accepta le nouveau concordat de 1425, avec ses obligations financières. Fureur du Parlement de Paris ! Le procureur du roi accusa le pape d’appauvrir les Églises, allant jusqu’à dire « Dieu a dit à Saint Pierre : pais mes brebis et non tonds mes brebis » (6). Mais Bedford garda le parti du pape et ne changea plus de cap.
C’est alors que le dauphin Charles, désormais roi, puisque son père était mort, sur les terres du sud de la Loire (sans l’Aquitaine) fut habilement conseillé par le président Jean Louvet, un soutien de toujours, qui lui inspira plusieurs lettres à Martin V : Expédiées le 10 février 1425 de Chinon, elles stipulaient que toutes les décisions du pape seraient immédiatement exécutoires sur le territoire du royaume. Elles demandaient aussi au pape de relever le roi, ses conseillers et magistrats de leur vœu de 1418 de maintenir les libertés de l’Église gallicane, de permettre au roi de relever ses sujets de serments qu’ils auraient été forcés de prêter sous contrainte, enfin certaines personnes étaient recommandées à la générosité du pape. Charles VII, on s’en doute, obtint entière satisfaction, d’autant plus qu’il avait envoyé à Rome auprès de Martin V une ambassade imposante destinée à montrer toute la considération qu’on avait pour lui. En matière de respect dû au Saint-Père, Bedford était doublé et largement dépassé, d’une manière totalement inattendue.
Mais cela ne remplit pas de joie le parti gallican de l’entourage royal. Les parlements de Paris (acquis aux anglo-bourguignons) et de Poitiers (acquis à Charles VII) réagirent négativement dans le même sens. Un parlement de France reste ce qu’il est, quelle que soit son obédience politique ! Aussi le roi envoya une nouvelle ambassade au pape conduite par l’archevêque de Reims, chancelier de France, qui obtint un véritable concordat, dit de Genazzano, daté par la chancellerie apostolique du 1er septembre 1426. En réalité, le pape avait donné son accord à toutes les demandes du roi concernant des nominations particulières ou des arrangements financiers ponctuels. Mais sur les principes gallicans, qui comprenaient le conciliarisme, il n’avait rien cédé. Aussi apparaît-il clairement, qu’en France et à Rome on fit des lectures différentes du concordat pontifical et ce en pleine connaissance de cause – et je dirais même, connivence.
Charles VII, étant gêné par l’occupation anglaise, et Martin V, par la perspective du concile de Bâle, avaient à l’évidence intérêt à jouer l’entente, quitte à régler les problèmes un à un, sans avoir recours à des grands principes sur lesquels aucun accord n’était possible. L’ouvrage de Noël Valois est indispensable à consulter pour comprendre tout le génie diplomatique du pape et du roi (7). Effectivement, comme le fait remarquer notre auteur, les choses auraient pu continuer ainsi après la mort de Martin V. Son successeur était à « la hauteur », et il avait le même interlocuteur. Mais le fantasque concile de Bâle changea la donne.
IV La politique concordataire du Saint-Siège sous Eugène IV
Quand le 18 septembre 1437, des pères conciliaires refusèrent de se rendre à Ferrare à la convocation du pape Eugène qui avait jugé bon d’y transférer le concile, ils commirent, au vu de la tradition catholique, un acte de rébellion qui ne pouvait qu’affecter gravement les concordats déjà passés avec les « nations » qu’ils représentaient. Et la française était bien représentée chez les « rebelles ». En ce qui concerne Charles VII, il y avait même eu ordre royal de ne pas se rendre à Ferrare. Le roi ne pouvait faire autrement, s’il voulait garder son clergé de son côté (et il devait aussi penser à ceux qui pour l’instant servaient les Anglais et qu’il faudrait récupérer). Il voulait aussi agir sur le concile de Bâle, car la suite était prévisible et, dans cette évolution, inacceptable pour le roi : la déposition du pape et un nouveau schisme, ce qui arrivera en 1439. Il importait donc à Charles VII de prendre une initiative isolée, conforme à la tradition des souverains français et à leur rôle singulier, que l’épopée de Jeanne d’Arc venait de rappeler à la face du monde. On n’avait rien précipité au début du concile (1431), le pape ayant décidé de prolonger de cinq ans le règlement antérieur, accepté par tous dans les conditions que j’ai décrites. Cela n’avait pas empêché le Parlement de Paris de réagir négativement dès le 12 mai 1432, suivi par l’université. Pierre Cauchon la représenta. Le roi d’Angleterre ainsi que le procureur de l’Église de France firent connaître leur opposition, mais aussi leur attachement au pape. Il est vrai que leur influence à tous deux, en France et à cette date, se réduisant de jour en jour, il leur importait de montrer qu’ils existaient toujours dans le pays.
On comprend donc mieux pourquoi en 1436, Charles VII voulut agir vite, c’est à dire avant que ne se produise un nouveau schisme. Il devait être clair que le vraie France ne romprait jamais avec Eugène IV, seul pape reconnu à ce moment, à qui une partie du clergé de France venait de se soumettre sous pression anglaise ! Le texte devait donc être gallican pour rassembler tout le clergé de France, les universités et les parlements, mais avec suffisamment d’ouvertures pour être « agréé » ou légèrement censuré par le pape, sans oublier l’importance du moment auquel le texte sera présenté. J’entends par là, l’instant où le pape se sentirait en danger par rapport au concile… mais surtout avant qu’il ne soit déposé, car des esprits chagrins auraient pu contester la validité de son accord.
On prit soin d’exclure du texte à présenter à l’assemblée de Bourges l’exigence de périodicité de convocation des conciles (ce qui aurait d’emblée indisposé le pape), mais on affirmait que ceux-ci représentaient l’Église, et chacun, y compris le pape devait s’y soumettre. Le pape ne pouvait plus être le seul à donner des bénéfices. On redonnait aux moines le droit d’élire leur abbé, aux chapitres des cathédrales leur évêque. Mais on fut plus généreux que le concile sur la question des impôts dus au pape. On réduisit les annates, on ne les supprima pas ! C’était capital pour les finances du Saint-Siège, de même que le paiement de droits supplémentaires pour les cumuls, en principe interdits. À la fin des travaux, le clergé implora le roi d’approuver immédiatement ce qui avait été décidé à perpétuité pour lui donner la forme « d’une pragmatique sanction », expression utilisée pour un rescrit impérial qui se présentait comme un document solennel élaboré par un gouvernement sur une question religieuse. La Pragmatique Sanction fut datée de Bourges du 7 juillet 1438, avec le préambule agressif contre la cour romaine, habituel dans les documents gallicans (la Curie en avait l’habitude à cette époque, et ce n’était pas pour l’effaroucher). Le lendemain Charles VII fit savoir à Bâle l’existence du document, immédiatement exécutoire dans son royaume, et qu’on s’intéresserait aux avis que pourraient donner les pères conciliaires. Le cardinal Louis Aleman, encore président du concile et un des chefs de file du conciliarisme, fit alors l’éloge de Charles VII, ne voulant voir dans sa démarche que son grand respect du concile. Exagération à l’évidence, puisqu’il n’avait pas attendu l’avis de cette assemblée pour faire mettre son texte en application. Mais le ton était donné sur l’accueil du document royal, chacun y lisait et en retenait ce qu’il souhaitait … sur le moment !
V L’application de la Pragmatique Sanction
Comme je l’ai laissé entendre, non seulement après avoir lu l’ouvrage de Noël Valois, mais encore au travers d’exemples très concrets, ce texte ne changea pas grand chose en France. Le concile de Bâle, mit un an à n’approuver que certains décrets du document français. Et du jour où ce concile déposa Eugène IV et pire élit l’anti-pape Félix V, on ne voulut plus en entendre parler. En 1440, une nouvelle assemblée du clergé français proclama sa reconnaissance au seul Eugène IV, et interdit de faire référence au concile de Bâle, regardé désormais comme schismatique. Ce qui n’empêcha pas Rome d’attaquer violemment la Pragmatique. En 1439, alors que le chapitre d’Angers avait élu Jean Michel comme évêque, le pape y nommait Guillaume d’Estouteville. Le roi s’en plaignit auprès de lui sans craindre d’évoquer la violation des articles du concile ! Le pape le prit de haut, furieux de voir le roi invoquer le concile de Bâle qu’il détestait beaucoup plus que la Pragmatique (8). Et il continua de nommer comme si ce texte de 1438 n’existait pas. Les avocats plaidaient de même devant le parlement. Le roi, résista, du moins au début.
Dans l’affaire d’Estouteville, il ne céda pas et soutint l’élu du chapitre, malgré la très haute naissance du candidat du pape. Jean Michel, fort de l’élection et du soutien royal et de Yolande d’Aragon (veuve de Louis d’Anjou, protecteur de l’élu) fut finalement ordonné et installé comme évêque, laissant une réputation de grande sainteté. Mais il n’en fut pas toujours ainsi : au gré des personnes et des circonstances, Charles VII, choisissait un élu, ou le candidat du pape, et il en arriva même à contester les approbations pontificales, à ses yeux trop systématiques, d’élections de candidats qui n’étaient pas les siens ! (9). En fin de compte, chaque problème était réglé au coup par coup, les grands vassaux du roi l’imiteront, y compris des évêques, qui pour ne pas avoir d’ennuis s’en remettront quelquefois directement au Saint-Père, comme l’archevêque de Reims et le confesseur du roi Gérard Machet, évêque de Cambrai. Le pape saura alors montrer à ces deux ecclésiastiques proches du roi son très bienveillant intérêt. Là encore, l’ouvrage exceptionnel de Noël Valois est précieux par les détails qu’il donne sur l’application de la Pragmatique.
Ce point très important est à signaler, parce qu’il prouve qu’Eugène IV conservait des espoirs d’arrangements avec Charles VII et qu’il ne considérait pas la Pragmatique Sanction comme une rupture diplomatique définitive. Il envoya en France un nouveau nonce Pietro del Monte, docteur en droit ayant assisté au concile de Bâle où il avait défendu les positions pontificales. En 1435, il devint protonotaire apostolique, nonce en Angleterre, Irlande et Écosse (mission autant difficile que délicate). Revenu à Rome en 1440, il fut nommé évêque de Brescia, pour repartir en 1441 en France comme nonce afin de faire abolir la Pragmatique Sanction. Nicolas V, le successeur d’Eugène IV, le maintiendra en France jusqu’en 1445, et il lui confiera à son retour une mission de confiance, le très difficile gouvernement de Pérouse.
Certes, il n’avait pas obtenu l’abrogation qu’il souhaitait. Mais dire comme beaucoup que sa mission fut un échec est une erreur et montre une totale incompréhension des méthodes diplomatiques de l’Église. Le nonce avait reçu aussi comme instruction de multiplier les contacts ecclésiastiques et princiers, ce dont il s’acquitta à merveille, et de proposer des solutions là où il y avait conflit. Ainsi put-il rencontrer le chancelier Regnault, archevêque de Reims, qui n’avait pas encore accepté le chapeau de cardinal (alors qu’il était officiellement créé) et proposer une solution pour l’affaire d’Estouteville (une contrepartie pour le siège d’Angers), n’hésitant pas à accorder des faveurs au roi. Il était de plus muni d’un projet de concordat, préparé à Rome pour remplacer la Pragmatique, au cas où il aurait le sentiment que le roi pouvait changer d’avis. L’affaire d’Angers ne s’arrangea pas, mais cela ne prêta pas à conséquence ; surtout le chancelier accepta le chapeau et le médecin du roi devint même évêque de Chartres. On organisa alors plusieurs réunions de clercs qui montrèrent que les points de vue n’étaient pas aussi éloignés, et surtout il y eut de nombreux entretiens avec le roi.
Le « charme » des élections commençait à s’estomper, même si on ne le disait pas officiellement. Et sur ce chapitre le nonce avait dû recevoir des confidences assez précises, car il ne tarda pas à montrer le projet de concordat au roi. Suivant les usages, le roi les soumit à ses conseils, les réactions ont été conservées et montrent qu’on n’était pas loin de s’entendre. D’ailleurs, à la mort du pape en 1447, le nouveau pape Nicolas V poursuivit les négociations, avec les mêmes nonces puis bientôt avec d’autres, comme l’archevêque d’Aix, Robert Roger, investi à ce moment comme procureur du roi en cour de Rome. C’est lui qui présenta à l’assemblée du clergé réunie à Chartres en 1450 le projet papal de concordat. Peu importe qu’il y ait eu échec, le texte avait été présenté et dans le même temps, le jubilé de 1450 à Rome, par son succès, redorait le blason de la papauté. De nombreux écrits inspirés par le Saint-Siège critiquant la Pragmatique Sanction virent alors le jour et circulèrent en France. Le pape relança alors une grande offensive diplomatique en envoyant en France le cardinal d’Estouteville lui-même, accompagné du meilleur canoniste du temps, Théodore de Leliis. Un manuscrit nous rapporte la liste du « matériel » en possession de ce canoniste au moment de sa mission, outre les différents traités anti-Pragmatique, il y avait un mémoire en faveur de Jeanne d’Arc (10). Le roi prit pourtant son temps pour reconnaître le cardinal comme légat (qui appartenait à sa famille).
Ce fut chose faite le 27 décembre 1452. En février 1453, il fut auprès du roi et l’accompagna à Rouen pour s’informer de l’avancement de la préparation du procès en nullité de la condamnation de Jeanne d’Arc, nous reparlerons de cette affaire plus loin. Remarquons l’habileté d’Eugène IV puis de Nicolas V qui avaient tous deux mêlé « comme par hasard » ce dossier à celui de la Pragmatique ! Leur successeur, Calixte IlI, ne fera que continuer. Et mieux encore, le cardinal ira à Orléans le 9 juin et promulgua des indulgences pour la célébration de la délivrance de la ville ! Le roi consentit alors à convoquer une assemblée de son clergé à Bourges début juillet 1453. Le cardinal put y prononcer trois discours. Le troisième fut le plus personnel, le moins technique et le plus émouvant. Il rappela son attachement au royaume de France où il était né, sa parenté avec le roi et l’intérêt qu’il y avait pour la France de continuer à demeurer un pays exemplaire en matière de catholicisme (11). Il y eut aussi un remarquable discours de Leliis sur les avantages de l’obéissance à Rome et à sa justice (12). Mais l’assemblée voulut maintenir la Pragmatique (on avait exhibé devant l’assemblée une fausse « Pragmatique de Saint Louis » qui paraissait annoncer l’actuelle. Et cela avait fait impression !) et tout en appelant à un concile général, on avait consenti des avantages financiers à Nicolas V. L’assemblée avait aussi désiré voir proclamer la nullité du premier procès de Jeanne. Charles VII, voulant tout de même marquer son respect au pape et à son légat, prit alors une décision caractéristique de son personnage. Alors que le chapitre de Rouen lui avait fait deux propositions suite à des élections en bonne et due forme (conformément à sa Pragmatique), il nomma à ce siège archiépiscopal le plus riche de France le cardinal d’Estouteville, à qui il avait refusé Angers quelques années plus tôt.
Ce dernier tint ce siège jusqu’à sa mort, bien qu’il en fut éloigné rapidement par son travail de Curie à Rome, mais il eut l’intelligence de le faire sagement administrer et profiter de ses très nombreuses largesses, car il était très généreux. Il était aussi devenu le plus riche de tous les cardinaux, mais on peut dire que beaucoup de gens et de lieux sur qui il avait autorité profitèrent de ses libéralités. Le cardinal participa enfin, suprême habilité, à la rencontre de Cleppé entre le Dauphin et son père. Le 27 octobre 1452, le roi faisait la paix avec son fils, le futur Louis XI, et le duc de Savoie. Et celui qui n’était pas encore roi avait de la mémoire et il le montrera… (13) Le pape Nicolas V sut donc « encaisser » l’échec, parce qu’il savait avoir marqué des points que les paroles de son légat avaient porté, tout comme celles de son canoniste. Le fait qu’on ait dû inventer un faux document pour venir au secours de la Pragmatique Sanction n’était pas bon signe pour elle, car cela finit par se savoir, et les paroles du pape dans sa lettre au roi (écrivant qu’il ne désespérait pas de l’avenir) se verront conférer par l’histoire une dimension prophétique ! En effet, Louis XI abolit la Pragmatique dès sa montée sur le trône et accepta un concordat du pape le 31 octobre 1472, semblable à celui proposé vingt ans auparavant.
VI Sous le signe de Jeanne d’Arc
J’ai évoqué précédemment le nom de Jeanne d’Arc à propos du contentieux provoqué par la Pragmatique Sanction. Au moment où se déroulait cette polémique dans le royaume de France, Jeanne, bien qu’héroïne d’une guerre dont les Français fidèles aux Valois sortaient victorieux, demeurait tout de même une condamnée pour sorcellerie et hérésie par un tribunal ecclésiastique. Un roi de France qui portait depuis des siècles déjà le titre de Fils aîné de l’Église, puis plus récemment de « Très chrétien » (appliqué par la papauté au seul roi de France depuis Charles V) ne pouvait devoir sa couronne à une sorcière, surtout si la question de la légitimité avait fait partie des justifications d’une guerre qui avait duré cent ans. Mais le roi de France n’était que le chef de la justice temporelle, et ce n’était pas un tribunal royal anglais qui avait condamné Jeanne, mais un tribunal d’Église. Seule l’Église pouvait corriger ce que des hommes d’Église avaient fait en son nom, même s’il était patent qu’ils en avaient abusé. Et il ne pouvait pas s’agir d’une réhabilitation, car une sorcière ou une hérétique ne saurait bénéficier d’une telle mesure. Le seul recours possible était celui de la nullité, tout comme pour un mariage !
Et un tel procès n’était possible qu’à quelques conditions incontournables, car la jurisprudence offrait très peu d’exemples. Il fallait posséder toutes les pièces du procès que l’on voulait faire annuler pour pouvoir les faire examiner du point de vue de la procédure canonique pour la forme, et pour le fond, l’examen de spécialistes en théologie sur les sujets débattus au cours du procès était nécessaire. Enfin, si le moment où commençait l’enquête préalable, puis le procès en nullité permettait de penser qu’il existait encore des témoins, et mieux des acteurs du précédent procès, le tribunal devait tous les entendre.
Avant donc de tenter quoique ce soit en procédure, il fallait être en possession des documents juridiques. Ceux-ci étaient à Rouen, demeurée sous domination anglaise avec une partie de la Normandie, quand Charles VII peut entrevoir la victoire finale après son rapprochement des Bourguignons au traité d’Arras de 1435. Dès qu’il eut l’occasion de rompre la trêve avec l’Angleterre, suite à une incursion en Normandie, le roi reprit la guerre de reconquête de la Normandie au début de l’année 1449, le duc de Bretagne, François 1er le soutenant à l’ouest, les comtes d’Eu et de Saint-Pol au nord et Dunois au centre. Ayant promis l’amnistie générale et ayant la sympathie des paysans, Charles VII fit avec son armée une entrée triomphale dans Rouen le 10 novembre 1449.
À partir de ce moment, et de ce moment seulement, les documents qui pouvaient permettre un nouveau procès se trouvèrent en possession du roi. Avant cette date, il lui était impossible d’agir !
Une première enquête fut alors ordonnée par le roi par une lettre datée du15 février 1450 adressée à Guillaume Bouillé, docteur en théologie, universitaire de Paris, dont je vais produire un très court extrait, lui donnant les pleins pouvoirs pour enquêter sur les gens qui « en faisant lequel procès, ils eussent et ayent fait et commis plusieurs faultes et abbus, et tellement que moyennant le dit procezet la grant haine que nos ennemis avaient contre elle, la firent mourir iniquement et contre raison, très cruellement ; et pour ce que nous voulons savoir la vérité dudit procez, et la manière comment il a été déduit et procédé ». Bouillé commença son enquête les 4 et 5 mars 1450, elle a consisté à bien vérifier qu’on était en possession des différents dossiers concernant le jugement de 1431, et aussi et surtout à entendre les témoins et acteurs de l’affaire encore vivants. Il en entendra sept en tout dont le terrible Jean Beaupère qui fut en quelque sorte le second de Pierres Cauchon et portait, de ce fait, une très lourde responsabilité dans la condamnation de Jeanne. On a reproché à Bouillé par la suite d’avoir ménagé certaines personnes, comme par exemple Raoul Roussel, archevêque de Rouen à l’époque qui, lui aussi, avait ses responsabilités dans la condamnation ; même chose pour le vice-inquisiteur de ce temps Jean Lemaître.
Mais il faut ici rappeler que le calme ne régnait toujours pas dans l’Église en France, dans un clergé qui avait été divisé par la guerre et la présence de deux rois en France pour le même trône, de plus en pleine polémique sur la Pragmatique Sanction, dépendant d’une papauté en désaccord avec le roi sur le concordat avec l’Église. Ce qui importe en fin de compte, c’est que Bouillé ait pu entendre des témoignages qui ont permis à l’Église d’ordonner une enquête officielle par les voix de l’inquisiteur du royaume de France, Jean Bréhal et du légat du pape pour la France, le cardinal d’Estouteville. Elle se déroula du 2 au 22 mai 1452. C’est dire que Rome savait à quoi s’en tenir au moment de l’ambassade d’Estouteville en France sur tout ce qui concernait le fond et la forme du procès. Mais les problèmes politiques qui en 1431 avaient orienté la marche du procès et la sentence n’avaient pas été évoqués et ne pouvaient pas l’être, parce qu’ils existaient encore d’une certaine façon, ne serait-ce que par le désir du pape Nicolas V de voir l’Angleterre et la France se réconcilier complètement pour se croiser ensemble contre les Turcs.
Le 29 mai 1453, Constantinople était tombée aux mains de Mehmet Il et l’empereur Constantin XII était tué. Charles VII qui avait laissé entendre qu’il enverrait des galères n’avait pas plus bougé que les Anglais. En fait, le roi préparait autre chose, la reprise de la Guyenne aux Anglais qui se fera après la victoire de Castillon du 17 juillet 1453, où l’on verra pour la première fois une imposante artillerie et une habile tactique venir à bout de l’armée anglaise commandée par John Talbot, qui y mourra ! Politiquement, une grande victoire militaire était nécessaire pour en finir avec cette guerre ! Le roi Charles était le grand vainqueur, admiré, jalousé et critiqué pour son absence à Constantinople. Aussi, Nicolas V ne se hâtait pas de faire avancer la cause de Jeanne.
Comme c’était la mère de Jeanne, Isabelle Romée et sa famille, qui avait déjà demandé au pape Nicolas V la révision du procès de sa fille (sage précaution royale pour mieux aboutir), c’est encore elle qui va s’adresser au pape nouvellement élu le 8 avril 1455, cardinal de Valence, l’aragonais Alonso Borgia, qui va régner sous le nom de Calliste IlI, pour demander l’ouverture du procès en nullité. Ce pape avait 77 ans et s’était révélé être un habile diplomate lors de discussions avec les antipapes. C’était de plus, un homme pieux et droit que Vincent Ferrier avait remarqué et à qui il avait prédit la papauté. Il accorda rapidement le rescrit à Isabelle Romée. Celle-ci, âgée de 70 ans, put alors se rendre à Notre Dame de Paris le 7 novembre 1455, avec des membres de sa famille et une délégation orléanaise présenter son rescrit à l’inquisiteur de France et prononça un discours qui émut toute l’assemblée et qui a été heureusement conservé (14). C’est à Rouen que le tribunal ecclésiastique prononcera le 7 juillet 1456 la nullité du premier procès de 1431. Dans cette circonstance encore, Charles VII avait bien joué. Ce roi, souvent mal jugé à cause de ses indécisions, avait le bonheur d’être bien entouré. Ce n’est pas pour rien qu’il fut appelé « le bien servi ». Il utilisa ses indécisions pour la réflexion, la sienne, et ses conseillers surent faire de même. Et il n’hésita jamais quand une certitude était acquise, au risque de paraître se contredire. Il surprenait, déconcertait… mais dans le système politique intelligent de cette époque, c’était marquer des points aux yeux des « professionnels » qui s’y connaissaient. Les papes, ses contemporains, experts en la matière, ne s’y trompèrent pas. Connaissant sa situation difficile, ils étaient conscients d’être ménagés par lui. Ils ne le brusquèrent donc pas, d’autant plus qu’ils savaient fort bien qui allait lui succéder un jour, le très très pieux dauphin Louis…
1) et 2) Dominique Le Tourneau, La politique concordataire du Saint-Siège, Ed. L’Harmattan 2020, p. 720
3) Noël Valois, Histoire de la Pragmatique Sanction de Bourges sous Charles VII, Éditeurs Alphonse Picard et Fils, Paris 1906, p. 6
4) Noël Valois, op. cité, p. 7
5) Noël Valois, op cité, pp. 23-24
6) Noël Valois, op cité, p. 28
7) Noël Valois, op cité, pp. 47-49
8) Tous les pères conciliaires restés à Bâle et ne s’étant pas rendus à Ferrare et à Florence comme le pape l’avait demandé seront excommuniés !
9) Noël Valois, op. cité, pp. 54 à 57. Ici, le roi avait appliqué la Pragmatique à l’encontre du choix d’Estouteville pour Angers en soutenant l’élu du chapitre ; il fera le contraire de la Pragmatique quelques années plus tard en le nommant à Rouen, le plus riche archevêché de France, et ce contre deux candidats proposés par le chapitre ! Il voulait montrer qu’il était le maître en son pays. Il ne faut jamais oublier que la liturgie du sacre est quasiment celle d’un évêque et que les mains du roi de France, ointes du Saint-Chrême, à défaut d’opérer la transsubstantiation, guérissaient les écrouelles. Ce fut observé jusqu’au dernier sacre en 1825 (Charles X)
10) Paul Ourliac, « LaPragmatique Sanction et la légation en France du cardinal d’Estouteville (1451-1453) », article dans Mélanges de l’école française de Rome, 1938, p. 414
11) Paul Ourliac, op. cité, p. 420
12) Paul Ourliac, op. cité, p. 422
13) Paul Ourliac, op. cité, p. 425
14) Régine Pernoud, Jeanne d’Arc par elle-même et par ses témoins, éditions Seuil 1962, p. 315 – Et surtout Jean Quicherat, Procès de condamnation et de réhabilitation de Jeanne d’Arc, 5 volumes, Éditeur Jules Renouardet et Cie., Paris 1841-1849, tome II, p. 22 – ouvrage fondamental sur le sujet.
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