Palais de Clément VI et des papes d’Avignon – Wikimedia Commons Jean Gadeyne

Palais de Clément VI et des papes d’Avignon – Wikimedia Commons Jean Gadeyne

La France, fille aînée de l’Église, 8e partie

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« Rome n’est plus dans Rome, elle est toute où je suis » (1) les papes en Avignon

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Installé en Avignon, le siège apostolique suit de près d’une part la définition juridique des relations de l’Église et de l’État auprès les souverains chrétiens d’Europe et veille d’autre part sur la paix dans la chrétienté qui se déchire entre les royaumes de France et d’Angleterre. Des troubles régnant sur la péninsule italienne repoussent le retour du pape à Rome.

 

I Le siège de Pierre solidement installé en Avignon : Benoît XII, premier pape à y être élu

Après avoir vécu dix-huit ans dans cette ville, le pape Jean XXII y est mort, et pour la première fois, des obsèques d’un pape ont lieu dans la cathédrale Notre-Dame des Doms. Le pape est enseveli dans une chapelle latérale qu’il avait fait construire au début de son pontificat. On peut toujours y admirer la magnifique châsse de pierre de son tombeau. Et le conclave va se tenir dans le palais épiscopal le 13 décembre 1334. Nous l’avons vu précédemment, c’est en une semaine que le cardinal Jacques Fournier, évêque de Pamiers est élu à l’unanimité. C’est le doyen du Sacré-Collège, l’inusable Napoleone Orsini, qui le couronna de la tiare au couvent des dominicains le 8 janvier 1335.

Jacques Fournier était né en 1285 à Saverdun en Ariège. Il était fils de boulanger et avait pour oncle un moine cistercien qui deviendra le cardinal Arnaud Nouvel et qui se chargera de son éducation. Il pourra étudier à Paris, devenir docteur en théologie puis abbé de Fontfroide en 1311. Contrairement à ses deux prédécesseurs, il n’était pas juriste et avait même une certaine méfiance pour cette matière. Sa spécialité était la théologie, il l’avait prouvé en sachant convaincre son prédécesseur qui l’avait nommé évêque de Pamiers en 1317, autant dire qu’il en sut vite long sur les complots locaux dont l’évêque Saisset avait été la vedette. Comme théologien il avait présidé de nombreux procès contre les hérétiques et savait très exactement où en était le catharisme dans la région. Proche du pape, il avait jugé en appel les sentences des inquisitions diocésaines, avait donné son avis dans la querelle théologique avec les franciscains sur la pauvreté, il s’était opposé à Guillaume d’Ockham. Et surtout, il allait mettre un point final à la question de la vision béatifique telle que soulevée par son prédécesseur, par la bulle Benedictus Deus en 1336. Cette question est loin de ne constituer qu’un détail pour notre sujet (2). La préoccupation des fins dernières était beaucoup plus importante dans l’Église à cette époque qu’elle ne l’est aujourd’hui, et c’était fort bien ! D’où ma référence en note 2. Jean XXII avait réagi plus en juriste qu’en théologien. Il voulait laisser le dernier mot au Jugement de Dieu, ce qui en soi n’est pas faux, mais pour cela il a eu recours à une interprétation directe des textes bibliques, ne tenant pas assez compte de la Tradition, de l’enseignement des Pères, des docteurs et des maîtres. Le pape l’avait fort heureusement compris avant de mourir, mais il fallait un document du Magistère pontifical pour en finir dans les règles. Toute l’habileté de Benoît XII a consisté à présenter les propos de son prédécesseur comme lui étant personnels et reflétant une réflexion théologique de l’époque, qu’il clôt par son document magistériel sans qu’il soit nécessaire de condamner son prédécesseur qui ne s’était exprimé que dans des sermons.

Il annonça ensuite une austérité qui allait commencer par lui-même, d’abord il conserva son habit blanc de moine cistercien, habitude papale conservée jusqu’à nos jours, et annonça que sa famille n’aurait à attendre aucun privilège : et il tint parole. Le 10 janvier 1335 il demanda à tous ceux à qui des bénéfices étaient attribués de quitter Avignon pour aller travailler sur les lieux qui leur avaient valu ces privilèges, et le 31 mai il en dispensa les cardinaux, ne pouvant se dispenser de sa Curie. Et quant à la décime, il l’arrêta puisqu’aucune croisade n’était en vue, et il se fit rembourser ce qui avait été déjà versé, avec une seule exception, le royaume de France.

 

II La possibilité d’un retour à Rome

Pour le théologien sérieux qu’était Benoît XII, cette préoccupation fut réelle et avait même été annoncée au lendemain de son élection. Mais ce qui était venu à la connaissance de ce proche de Jean XXII, concernant les affaires d’Italie, le firent réfléchir. Le fait que l’empereur Louis de Bavière ait en 1328, « déposé » Jean XXII pour hérésie (il avait pris comme prétexte la position du pape sur la pauvreté dans la querelle franciscaine) et nommé et fait couronner comme antipape un obscur franciscain sous le nom de Nicolas V, n’impressionna ni le pape régnant à l’époque, ni son successeur, tant elle tourna rapidement au ridicule. Abandonné par tous, l’antipape était venu finir ses jours dans une cellule monastique en Avignon après avoir fait une rétractation publique. Ce qui était plus grave en revanche, c’est l’ambition désordonnée de l’empereur Louis de Bavière qui avait semé plus qu’une pagaille dans les différents États italiens, réveillant des ambitions qui n’attendaient que cela. Le cardinal-légat, neveu de Jean XXII qui avait conduit l’armée pontificale pendant toutes ses campagnes en Italie, Bertrand du Pouget, était de retour en Avignon en 1334, il participa donc au conclave qui élit Benoît XII et put utilement le conseiller. Et l’on choisit la voie de la négociation avec tous ceux qui s’étaient dressés contre la papauté, dont certains États italiens, y compris l’empereur Louis toujours excommunié. Cette solution demandait du temps et une sérénité de la part du Saint-Siège qui excluait d’emblée tout retour à Rome et même en Italie. Car les concessions, pour bonnes qu’elles furent dans leur ensemble, déçurent en Italie et ternirent l’image du pape. Par exemple, donner à un Visconti le titre de vicaire pontifical,  même pour un impôt annuel de 10.000 florins,  parut honteux à plus d’un, mais le pire fut peut-être le cas de Bologne, ville à laquelle Jean XXII avait songé ainsi que son entourage pour commencer son retour. Le maître de la ville Pepoli, qui avait été aux bords de l’excommunication et avait fait dépecer un proche du légat pontifical pour le donner à manger aux chiens, fut fait « administrateur des droits et des biens de l’Église à Bologne ». Benoît XII ne sauvait certes que les apparences, mais il sauvait quelque chose ! Mais seul l’avenir le prouvera, car son ennemi numéro un, demeurait bien l’empereur Louis qui précisa le 17 mai 1338 qu’il ne détenait son autorité que de ses princes électeurs, éliminant ainsi la confirmation pontificale. Le roi de France n’avait rien pu faire car il avait été contraint de s’allier à l’empereur pour éviter qu’Edouard III ne le fît à sa place. Il était sage de sa part de ne pas donner à un ennemi un allié supplémentaire, d’autant plus que ce dernier n’entreprit rien d’hostile contre la papauté qui gardait la haute main sur sa politique, et jouait le temps pour un retour à Rome aussi paisible que possible et nous verrons que cela demandait beaucoup de discernement.

 

III Les relations avec le roi de France.

Benoît continua la politique de son prédécesseur en cultivant son amitié avec les rois de France. À la mort de Charles IV le Bel, dernier des capétiens directs, Jean XXII avait trouvé normale la succession de Philippe VI de Valois, et pour être plus exact, il faut dire que dès la première succession « problématique », celle de Louis X le Hutin (5 juin 1316), le Saint-Siège ne s’était en rien mêlé des affaires de France. Cela dit, quand le frère du roi défunt, Philippe, comte de Poitiers, réussit à réunir de nouveau le conclave, le cardinal Jacques Duèze fut son candidat. Le premier deviendra le roi Philippe V, et le second le pape Jean XXII. Et ce dernier eut le flair politique de s’attacher les services du jeune Philippe, neveu du roi, et futur roi lui-même, dont l’utilité à la cour de France n’était pas évidente, en le nommant sous-vicaire de l’Empire. Il guerroya en Italie sans grands succès, mais c’était pour le pape ! Il sut négocier avec Le Visconti de Milan, et à la mort de son père Charles de Valois, criblé de dettes, il fut opportunément relevé par le pape des engagements abusifs que son père, qui ne l’aimait pas,  lui avait fait prendre. Quand le roi de France Charles IV reprend la Guyenne à Édouard II en 1324, et qu’en 1329, le nouveau roi d’Angleterre ne rend qu’un hommage simple au roi de France Philippe VI, la guerre apparait comme inévitable. Jean XXII s’était déjà entremis pour la paix dès les événements de 1324. Ensuite, il sera favorable au roi de France ne désirant pas voir l’Europe être déséquilibrée par l’extension des territoires des Plantagenets sur le continent. Benoît XII qui était attaché à la paix plaçant en avant ses convictions religieuses, donc la croisade, que la guerre aurait rendu impossible, déçu par l’attitude des princes dans ses problèmes italiens, en faisant exception pour Philippe VI, le soutint quand même sans arrière-pensée politique.

Car dès 1335, Benoît XII manifesta clairement qu’il resterait en Avignon en ordonnant les travaux d’agrandissement du palais épiscopal. Auparavant il avait acheté plusieurs maisons, l’ensemble s’appellera petit palais et servira à l’évêque. Donc le palais épiscopal allait devenir papal et il fallait l’agrandir en vue de cette fonction. Rien de luxueux, mais au contraire une grande austérité. C’est d’ailleurs sans doute ce goût pour l’austérité monastique qui lui valut les plus grandes critiques. Cependant il fut pleuré et honoré à sa mort le 25 avril 1342.

 

IV Élection au Souverain Pontificat du plus illustre évêque du Royaume de France

C’est le 7 mai 1342 qu’après un conclave d’une journée, le cardinal Pierre Roger, archevêque de Rouen, fut élu à l’unanimité et devint Clément VI. Né en 1291, c’est un homme très connu, distingué déjà par le roi Charles IV, maître en théologie et ès arts. En 1326, il est abbé de Fécamp, abbaye où sont enterrés les ducs de Normandie, possédant une relique du Saint-Sang, donc lieu de pèlerinage. En 1328, il est évêque d’Arras et entre au Parlement. L’année suivante, il succède à Philippe de Marigny comme archevêque de Sens, ce qui lui ouvre Paris. Ce siège archiépiscopal lui donnait le pas sur tous les autres évêques du royaume puisque, depuis le IXe siècle y était attaché le titre de primat des Gaules et de Germanie. Il participe à toutes les discussions importantes et se fait aussi apprécier du nouveau roi de France Philippe VI. C’est tout naturellement qu’il se trouve à la célèbre assemblée de Vincennes de 1329, où avec d’autres dignitaires ecclésiastiques ils défend la justice de l’Église contre les légistes du roi, en particulier le plus célèbre du moment Pierre de Cugnières. Au moment où l’État-nation se constituait à partir d’une couronne qui en assurait l’unité, se posait forcément, aux yeux des laïcs, la question des empiètements judiciaires de la part de l’Église. Et ce sujet était tellement pris au sérieux que le roi en personne assista à plusieurs séances. Bien que Pierre Roger n’allât point dans le sens de ses légistes, le roi sut reconnaître la valeur de son argumentation, et ne prit aucune décision (3). En 1330, sur recommandation des rois de France et d’Angleterre il est nommé par le pape, Archevêque de Rouen, siège le mieux pourvu du royaume, ce qui montre que le pape aussi a reconnu son rôle dans l’assemblée de Vincennes. Le roi Philippe demandera le chapeau pour son très précieux prélat. Cardinal, il ne partit pas pour Avignon et demeura au service de son roi. Mais le pape pourra l’utiliser comme légat pour essayer d’empêcher le conflit avec l’Angleterre. Il avait l’estime des deux rois. Il avait aussi mené de nombreuses missions diplomatiques pour son roi et pour le pape. En  cette veille de guerre de cent ans, les cardinaux avaient fait le même choix judicieux que ceux qui élirent le cardinal Pacelli en 1939 pour en faire Pie XII. Clément VI est couronné le 19 mais 1342 en l’église des dominicains en Avignon. De nombreux princes sont présents dont le duc de Normandie, le futur roi Jean le Bon et le duc de Bourgogne (Eudes IV qui il est capétien), ces deux princes tiendront les brides du cheval du pape pour la chevauchée en ville.

Les circonstances, comme la personnalité du nouveau pontife, tranchaient la question du lieu. Il fallait, à l’évidence, rester en Avignon. La fameuse guerre qui allait durer cent ans était déclarée depuis 1337, puisque Edouard III avait fait valoir ses « droits » à la couronne de France et que le roi Philippe lui avait confisqué la Guyenne. Il y avait aussi des problèmes en Espagne, Avignon était un lieu stratégique par excellence pour qui voulait travailler à négocier la paix. Aussi Clément VI prouva tout de suite sa valeur de diplomate. Il reçut la délégation romaine venue lui demander son retour, sut refuser sans fâcher, en expliquant les risques d’une guerre proche d’Avignon, et que son devoir de pape était de demeurer près des belligérants. Mais il tint à montrer de suite qu’il n’oubliait pas Rome en accordant un jubilé pour 1350, (alors que Boniface VIII ne l’avait laissé entrevoir que pour 1400).  La Bulle Unigenitus Dei filius est rédigée à cet effet (précisions doctrinales et pratiques sur les indulgences) dès le 27 janvier 1343 pour être publiée le 18 août 1349. Le roi d’Angleterre ayant débarqué à Brest en 1432 pour combattre le duc de Bretagne installé par les Français, le pape put envoyer deux cardinaux légats pour s’interposer et l’on put signer la trêve de Malestroit le 19 janvier 1433, qui devait durer trois ans. Mais les hostilités reprirent en 1345 à la suite d’une sombre histoire de trahison qui se solda en France par plusieurs condamnations à mort. Après la terrible défaite des Français à Crécy le 26 août 1346, Clément VI veilla lui-même à une négociation d’une nouvelle trêve, la bataille ayant été très meurtrière. Elle fut conclue après la prise de Calais par Édouard III en octobre 1347, et d’autant plus bienvenue que la peste noire faisait ses ravages. Par ailleurs, le pape allait aider le roi financièrement en consentant de nombreux prêts.

 

V La paix avec le Saint Empire et l’espoir naissant d’un retour à Rome

À cette bataille de Crécy mourut en héros, un allié fidèle du roi de France, le roi de Bohême dit Jean l’aveugle, dont la sœur, Marie, était l’épouse du défunt roi Charles IV. Il avait soutenu Jean XXII contre l’empereur Louis et était donc bien vu de la papauté. Son fils Wenceslas avait été élevé à la cour de France pendant sept ans et parlait cinq langues. Il avait changé son prénom de baptême en celui de Charles, en l’honneur de son parrain, le roi de France, Charles IV le Bel. Il avait été marié enfant à Blanche de Valois. Dès 1333, il fut margrave de Moravie, comme héritier du royaume de Bohême, dont il fut fait régent du fait des absences de son père. Le 11 juillet 1346, grâce à l’habileté du pape Clément VI qu’il connaissait de longue date, il fut élu roi des Romains, alors que l’empereur Louis, l’ennemi juré du pape était toujours vivant. Présent à la bataille de Crécy le 26 août avec son père qui y mourut, il devint de ce fait roi de Bohême. Bien que contesté par les partisans de Louis pour des raisons peu sérieuses, il réussit, toujours avec l’appui du pape, à se faire couronner empereur du Saint-Empire romain germanique, à Aix la Chapelle le 25 juillet 1349 (Louis de Bavière étant mort en 1347).

Le nouvel empereur prit le nom de Charles IV et montra immédiatement sa déférence à l’égard du Siège apostolique. Il reconnut au pape le titre de vicaire impérial, qui pouvait s’exercer en cas de vacance, mais surtout il fit savoir qu’il n’envisageait aucune action en Italie dans l’immédiat tant, la situation y était confuse. Ce rappel est important, car il explique le maintien du Saint-Siège en Avignon. Cet empereur est un ami de la papauté comme l’avait été son père, il sait tout ce qu’il lui doit. Sa culture cosmopolite, qui implique la mémoire des faits passés, va lui dicter une politique logique et cohérente qui doit aboutir à la paix en Europe. L’Anglais doit renoncer à ses prétentions hégémoniques sur le continent, lequel sera gardé de la guerre par un Saint-Empire sans contentieux avec le pape et allié de la France. Et l’on voit bien là l’importance du rôle de la papauté, d’abord par la force de caractère et le sens politique de ses pontifes successifs et son providentiel établissement en Avignon.

C’est le 6 décembre 1352 que Clément VI mourra. Il aura des obsèques grandioses reflétant son style. On le critiqua donc encore à cette occasion. Mais il faut comprendre que dans des époques troublées, par la guerre et la peste noire, il était important que puissent se succéder un moine austère comme le fut Benoît XII, et un prélat plus fastueux, qui, à sa manière faisait rayonner la gloire de Dieu, autant par son intelligence politique que par ses talents de mécène. Le lieutenant du Christ était présent au milieu des horreurs de la guerre et de l’épidémie, de lui était venues, l’assurance, pour les élus,  de la vision béatifique après la mort, les indulgences du jubilé pour aller plus sûrement vers le salut et plusieurs trêves sources de paix passagère mais appréciée. Son magnifique château (une très belle construction qu’on lui reprochera) pouvait être regardé, un peu comme une cathédrale, non pas comme un écrin pour conserver le joyau du corps du Christ, mais comme un autre écrin pour le précieux successeur de Pierre, vicaire du Christ !

Ni Clément VI ni ses successeurs n’oublieront pour autant « l’écrin traditionnel Rome », et l’une des conditions du retour est la paix consolidée avec l’empire. Le nouvel empereur n’avait aucune envie de concurrencer le pape en Italie, en profitant par exemple de son absence. Il l’avait expressément fait savoir à Clément VI qui lui avait fait confiance, tout comme le fera Innocent VI. Ainsi Charles IV, en accord avec le pape, profita de la semaine sainte de 1355 pour se rendre en pèlerin à Rome et recevoir le  jour de Pâques, le 5 avril, la couronne impériale du cardinal-légat. Il ne fit aucune déclaration et ne resta qu’une journée sur place. Sa priorité était en Allemagne ; il le prouva le 10 janvier 1356 en promulguant la Bulle d’or à la diète de Nuremberg. Le nombre d’électeurs était fixé à sept, et c’est l’élection qui faisait l’empereur et non le couronnement. Le territoire des électorats fut déclaré indivisible. On n’y parlait pas du pape. L’empereur ne prétendait à aucun universalisme. C’était mettre intelligemment un point final à la lutte du sacerdoce et de l’empire, désormais bien distingués. Innocent VI (qui à l’époque avait succédé à Clément) ne fit d’ailleurs aucune objection.

Mais revenons à Clément VI et aux espoirs qu’il pouvait nourrir quant à son retour à Rome. La noblesse qui s’était rangée sous la direction de Stefano Colonna avait entamé des pourparlers avec lui. Et pendant que ses représentants se trouvaient en Avignon avait éclaté en 1343 à Rome une insurrection se dotant d’un conseil de 13 membres, avec à sa tête, un illuminé, piqué de culture historique antique, Cola di Rienzo. L’homme était loin d’être sot et connaissait bien ses classiques… À cause de lui et de ce qu’il suscita, une sorte de « Tragedia del Arte » se joua sur les différents territoires italiens. Le pape Clément VI comprit bien la situation, mais mourut avant la fin de la pièce… Son successeur Innocent VI, enverra le 13 juin 1353 le cardinal espagnol Albornoz comme légat et vicaire général dans tous les États de l’Église. Le choix était excellent car, apparenté à la famille royale d’Aragon, il était diplômé de Toulouse et en 1338 avait été archevêque de Tolède, premier prélat d’Espagne. Il avait participé, en tout,  à la reconquista, et comptait parmi les responsables des victoires de Tarifa en 1340, et Gibraltar en 1349. C’était donc un bon chef de guerre doublé d’un excellent juriste. Docteur en droit canon, il avait aussi été chancelier du royaume. Il poursuivit la diplomatie de Clément VI et alla à Milan pour s’entendre avec Visconti. Avec d’autres, il usa de la force, mais sut vite amener des conciliations, établir aussi des lois qui le rendirent populaire. Cela prenait certes du temps, mais c’était nécessaire et possible, d’autant plus qu’à Rome, Rienzo avait été assassiné le 8 avril 1354. Mais le pape ne sut pas soutenir son légat et les désordres armés auraient repris si l’empereur Charles IV n’était pas intervenu contre Visconti.

 

VI L’élection du nouveau pape Innocent VI : et le changement continue…

Comment ce nouveau pape Innocent VI était-il arrivé au pouvoir ? L’autoritarisme du pape défunt avait marqué la Curie, tout comme ses dépenses. La situation du monde ambiant était loin d’être simple. Devant l’Angleterre, la France était en mauvaise posture, la peste noire continuait ses ravages. En Avignon, on souhaitait une prudence dans les dépenses, plus de concertation entre le pape et les cardinaux, et le maintien du rôle politique de l’Église pour ramener la paix. Aussi les cardinaux avaient écrit une sorte de « cahier des charges » qu’ils avaient fait accepter à leur candidat. C’est dans ces conditions que, le 18 décembre 1352, ils élirent un vieux cardinal, Étienne Aubert, un Limousin, légiste qui avait enseigné le droit à Toulouse. Il siégeait au parlement en 1336. Philippe VI avait eu plusieurs fois recours à lui pour traiter avec le pape. Évêque de Noyon en 1338, de Clermont en 1340, il avait été créé cardinal en 1342 et nommé grand pénitencier puis cardinal-évêque d’Ostie en 1352. Mais dès qu’il fut élu, il rappela « que depuis Grégoire X, le droit canonique interdisait aux cardinaux de prendre quelque décision que ce soit pendant la vacance du Saint Siège. Premier paradoxe, le légiste donnait ici aux canonistes une leçon de droit canonique. L’accord passé entre les cardinaux était donc illicite, ce qui permit au pape d’annoncer, le 6 juillet 1353, qu’il n’est pas tenu par un serment qu’il a prêté par mégarde et, dit-il, sous réserve » (4).

Innocent VI poursuivit l’œuvre de son prédécesseur en faveur de la paix entre la France et l’Angleterre. Il profita de la présence du Cardinal de Boulogne à Paris pour lui demander de négocier avec le duc de Lancastre à la conférence de Calais en mars 1353. Et s’engageant lui-même, il fit demander aux deux rois d’envoyer leurs ambassadeurs en Avignon. Mais en attendant, les « enchères » augmentaient, Édouard III voulait plus que reconstituer l’ancienne Aquitaine des Plantagenets et une partie importante des territoires qu’il demandait appartenait au domaine royal, inaliénable de par le serment du sacre de Reims. Les ambassadeurs français ne se firent pas faute de le faire remarquer. Innocent VI alla jusqu’à proposer de délier le roi de son serment du sacre. Mais c’était à l’évidence impossible, et on dut se contenter d’un prolongement de trêve ! Le pape chargea de mission en ce sens, les deux cardinaux Hélie Talleyrand et Nicola Capocci, qui allaient suivre les deux armées jusque près de Poitiers. Ils surent vite qu’ils ne pourraient négocier qu’après la bataille qui finit par se déclencher le 19 septembre 1356. Défaite terrible pour la France, car le roi Jean fut fait prisonnier, le dauphin Charles put s’en sortir libre. Talleyrand va conseiller au vainqueur la modération et au vaincu des concessions. Mais les intrigues de Charles de Navarre qui revendiquait aussi la couronne de France, les ambitions d’Etienne Marcel, prévôt des marchands à Paris, poussèrent le Dauphin, le futur Charles V, à prendre carrément le pouvoir, en se  proclamant régent du royaume. Et il pourra alors faire son entrée dans Paris le 2 août 1358 et se faire respecter par l’ensemble du pays.

C’est pourquoi Édouard III commettra une erreur, en proposant un traité extrêmement dur qui dépècerait la France et la ruinerait par un paiement exigé très rapide de la rançon du roi Jean. Convoqués par le régent, les États généraux refusèrent le traité. Du coup Édouard III débarqua en France pour prendre Reims la ville du sacre, mais ce fut un échec et il fut contraint à une guerre d’escarmouches, face à la tactique de terre brûlée, et à une contre-attaque normande sur les côtes anglaises. Il dut rembarquer et mettre au point un nouveau traité, dit de Brétigny, où accords de Calais, dès le 8 mai 1560. Le pape Innocent VI s’en était mêlé par l’abbé de Cluny. Le royaume de France perdait un quart de son territoire, la rançon était abaissée (et ne sera jamais payée en totalité), et surtout le roi Édouard renonçait à la couronne de France, c’était le plus important parce que débouchant sur une trêve de neuf ans dont la France avait absolument besoin. Le traité fut signé par les deux rois le 24 octobre 1360 à Calais après trois messes du Saint Esprit célébrées par l’abbé de Cluny ! Le parti pris du pape n’avait pas échappé aux anglais. En témoigne ce placard « Or est le pape devenu Français, et Jésus devenu Anglais. Or sera une qui fera plus : le pape ou Jésus ? » (5). À peine libéré, le roi Jean le Bon se prépara à rencontrer  le pape qui avait contribué à la hauteur de 900 000 écus à payer la rançon. Mais c’est avant d’arriver à Avignon, le 12 septembre 1362 que le roi Jean apprendra la mort d’Innocent VI, et c’est Urbain V son successeur qui le recevra en novembre. À la fin du pontificat d’Innocent VI, il apparaît clairement qu’un retour du pape à Rome est possible du fait de la bienveillance impériale et que les désordres des différents états italiens ne sont pas insurmontables, si on les traite avec diplomatie. La guerre franco-anglaise demeure un obstacle, les différents papes voient bien tout ce qui a pu être obtenu en faveur de la paix en restant proche du théâtre des opérations. C’est pourquoi, quand le règne du successeur de Jean, Charles V (sacré à Reims le 19 mai 1364), portera ses fruits et que l’on pensera, à juste titre, que la guerre est terminée, les papes ne se sentiront plus tenus de rester en Avignon. Mais de là à croire qu’ils pouvaient être en sûreté à Rome pour y garantir la liberté de l’Église, cela était à mon avis moins évident, comme j’essaierai de le montrer dans mon prochain « épisode » sur les deux derniers papes réguliers d’Avignon et les conséquences du retour du Siège apostolique à Rome.

 

1) Pierre Corneille, Sertorius, tragédie (1662)

2) Cette question de la « Vision béatifique » n’est pas un détail, en théologie catholique, puisqu’elle concerne les fins dernières sur lesquelles on ne réfléchit plus beaucoup aujourd’hui, en des temps d’inquiétude qui suscitent une littérature souvent très hétérodoxe. Parmi les historiens qui ont traité des papes d’Avignon, seul Jean Favier lui consacre une place p283 à 287. Fort heureusement existe un livre sur cette question :

Christian Trottmann. « La vision béatifique, des disputes scolastiques à sa définition par Benoît XII » Editions École française de Rome 1995. Cet ouvrage montre l’importance de la question soulevée par Jean XXII et heureusement réglée par son successeur, puisque c’est toujours la doctrine qui est enseignée aujourd’hui. Mais il me parait indispensable de bien connaître l’ensemble de ce débat pour pouvoir exprimer aujourd’hui les vérités catholiques auxquelles beaucoup aspirent.

3) Le roi eut la sagesse d’attendre car ce n’était pas le moment. Mais ses successeurs veillèrent à donner à la justice de l’Etat la place qu’elle méritait et je crois qu’il s’agit là d’un sujet très actuel pour l’Église en France !

4) Jean Favier, Les papes d’Avignon, Éditions Fayard, p. 143-144.

5) Jean Favier op cité, p. 410

 

Lisez aussi :

La France fille aînée de l’Eglise, 5e partie (1)

France, Fille aînée de l’Église, 2e partie

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P. Michel Viot

Père Michel Viot. Maîtrise en Théologie. Ancien élève de l’Ecole Pratique dès Hautes Études. Sciences religieuses.

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