Rencontre sur la protection des mineurs, 22 février 2019 © Vatican Media

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Abus sexuels : "la victime n'est pas coupable de son silence !"

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Témoignage devant les présidents des Conférences épiscopales (Texte intégral)

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« La victime n’est pas coupable de son silence ! Plus est long le temps du silence, subi par la victime entre peur, honte et sentiment d’impuissance, plus le traumatisme et les blessures sont importantes. Il n’y a pas de prescription pour les blessures » : c’est le plaidoyer d’une femme italienne, victime d’abus sexuels de la part d’un prêtre durant son enfance.
Son témoignage a été entendu le 22 février 2019 au soir par les présidents des Conférences épiscopales du monde, réunis au Vatican sur le thème de la protection des mineurs (21-24 février). La parole est en effet donnée, matin et soir, à des victimes de tous les continents.
Dans ces confidences bouleversantes, la femme parle de son parcours de guérison « très difficile » et du traumatisme subi : « le plus difficile est de faire face tous les jours à ce vécu qui t’envahit et ressurgit dans les moments les plus improbables. Tu devras vivre avec ça … toujours ! »
« J’ai eu besoin de 40 ans pour trouver la force de dénoncer. Je voulais briser le silence dont se nourrit toute forme d’abus », souligne encore la femme, qui fait part de ses questions « auxquelles tu ne trouveras pas de réponse, parce que l’abus n’a pas de sens » : « Pourquoi moi ? » « Où étais-tu, Dieu ? »…
« Nous, les victimes, encourage-t-elle, si nous parvenons à avoir la force de parler ou de dénoncer, nous devons trouver le courage de le faire tout en sachant que nous risquons de ne pas être crues ou de voir que l’agresseur s’en tire avec une petite sanction canonique. Il ne peut et ne doit plus en être ainsi ! »
Au cours d’un briefing le lendemain, le modérateur de la rencontre, le père Federico Lombardi, a évoqué ce témoignage « très fort » : pour les participants, a-t-il assuré, « ce moment a été un pas en avant très important ».
Témoignage d’une femme italienne
Bonsoir, je voulais vous raconter (mon enfance), lorsque j’étais une petite fille. Mais c’est inutile parce que lorsque j’avais 11 ans un prêtre de ma paroisse a détruit ma vie. Dès lors, moi qui adorais les couleurs et faisais des pirouettes dans les prés, insouciante, j’ai cessé d’exister.
Toutes les fois où, alors que j’étais enfant, il me bloquait avec une force surhumaine restent, en revanche, gravées dans mes yeux, mes oreilles, mon nez, dans mon corps, dans l’âme : je m’anesthésiais, je restais en apnée, je sortais de mon corps, je cherchais désespérément du regard une fenêtre pour voir au dehors, en attendant que tout se termine. Je pensais: « si je ne bouge pas, peut-être que je ne ressentirai rien; si je ne respire pas, je pourrais peut-être mourir ».
Quand il avait fini, je me ré-appropriais ce qui était mon corps, blessé et humilié, et je partais en allant même jusqu’à croire que j’avais tout imaginé. Mais comment pouvais-je, moi une enfant, comprendre ce qui s’était passé ? Je pensais : « c’est sûrement de ma faute ! » ou « j’ai mérité ce mal ? »
Ces pensées sont les plus grandes lacérations que l’abus et l’agresseur introduisent dans le cœur, plus encore que les blessures elles-mêmes qui lacèrent le corps. Je sentais que désormais je ne valais plus rien, pas même le droit d’exister. Je voulais juste mourir : j’ai essayé … je n’ai pas réussi. L’abus a duré 5 ans. Personne ne l’a remarqué.
Je ne parlais pas, mais mon corps a commencé à le faire : troubles de l’alimentation, diverses hospitalisations: tout (mon corps) hurlait ma douleur alors que moi, totalement seule, je taisais ma douleur. Tout cela était attribué à l’anxiété liée à l’école, où soudainement tout allait très mal.
Puis, la première rencontre amoureuse… mon cœur qui bat et s’émeut et qui lutte avec le même cœur qui ralentit à cause de la terreur vécue; gestes de tendresse contre actes de force : une comparaison insoutenable. La prise de conscience : une réalité insupportable ! Pour ne pas ressentir la douleur, le dégoût, la confusion, la peur, la honte, l’impuissance, l’inadéquation, mon esprit a refoulé les événements passés, il a anesthésié mon corps en mettant des distances émotionnelles par rapport à tout ce que je vivais, en faisant en moi des dégâts énormes.
À l’âge de 26 ans, lors de mon premier accouchement : un flash-back et des images ont tout fait remonter à la surface. Travail (de l’accouchement) bloqué; mon fils en danger; l’allaitement rendu impossible en raison des terribles souvenirs qui refaisaient surface. Je pensais être devenue folle. Je me suis alors confiée à mon mari, une confiance ensuite utilisée contre moi lors de notre séparation, lorsqu’au nom de l’abus subi, il a demandé que me soit retirée l’autorité parentale en tant que mère indigne. Ensuite, il y a eu l’écoute d’une personne chère et puis le courage d’écrire une lettre à ce prêtre avec en conclusion la promesse de ne plus jamais lui laisser le pouvoir de mon silence.
Depuis, je poursuis un parcours de ré-élaboration très difficile, qui ne permet pas de raccourcis, qui nécessite une énorme constance pour reconstruire en moi une identité, une dignité et la foi. C’est un parcours qui se fait principalement dans la solitude et avec l’aide de quelques spécialistes, si possible. L’abus crée un préjudice immédiat, mais pas seulement: le plus difficile est de faire face tous les jours à ce vécu qui t’envahit et ressurgit dans les moments les plus improbables. Tu devras vivre avec ça … toujours ! Tu peux seulement apprendre, si tu y parviens, à moins te laisser blesser.
En toi, il y a une infinité de questions auxquelles tu ne trouveras pas de réponse, parce que l’abus n’a pas de sens !
Je me demandais : « Pourquoi moi ? », non pas parce que j’aurais préféré que cela arrive à un autre, car ce que j’ai subi est trop pour qui que ce soit ! Ou alors : « Où étais-tu, Dieu ? » … Combien j’ai pleuré sur cette question ! Je n’avais plus confiance en l’homme ni en Dieu, dans le Bon Père qui protège les petits et les faibles. Enfant, j’étais certaine que rien de mal ne pouvait venir d’un homme qui « diffusait le parfum de Dieu »! Comment les mêmes mains, qui avaient tant osé sur moi, pouvaient-elles bénir et donner la communion ? Lui, adulte et moi enfant, il avait non seulement profité de son pouvoir mais aussi de son rôle : un véritable abus de foi !
Autre question, et non des moindres: «Comment faire pour dépasser la colère et ne pas s’éloigner de l’Église après une expérience de ce genre, en particulier face à la grave incohérence entre ce qui est prêché et ce qui a été fait par mon agresseur, mais aussi par ceux qui, face à ces crimes, ont minimisé, caché, étouffé, ou encore pire, n’ont pas défendu les petits, se limitant de façon mesquine à déplacer les prêtres qui nuiront ailleurs ?». Face à cela, nous, victimes innocentes, nous ressentons comme amplifiée la douleur qui nous a tué: ça aussi, c’est un abus à notre dignité humaine, à notre conscience ainsi qu’à notre foi !
Nous, les victimes, si nous parvenons à avoir la force de parler ou de dénoncer, nous devons trouver le courage de le faire tout en sachant que nous risquons de ne pas être crues ou de voir que l’agresseur s’en tire avec une petite sanction canonique. Il ne peut et ne doit plus en être ainsi !
J’ai eu besoin de 40 ans pour trouver la force de dénoncer. Je voulais briser le silence dont se nourrit toute forme d’abus; je voulais partir d’un acte de vérité, découvrant ensuite que cet acte offrait aussi une opportunité à celui qui avait abusé de moi. Ce processus de dénonciation a eu un coût émotionnel très élevé : parler avec six personnes d’une grande sensibilité, mais uniquement des hommes et qui plus est des prêtres, fut difficile. Je pense qu’une présence féminine serait une attention nécessaire et indispensable pour accueillir, écouter et nous accompagner, nous, les victimes.
Le fait d’avoir été crue et la sentence m’ont néanmoins mis face à une réalité : cette partie de moi qui a toujours espéré que l’abus ne se soit jamais produit, a dû se rendre à l’évidence, mais dans le même temps elle a reçu une caresse : je sais maintenant que je suis une autre, au-delà de l’abus subi et des cicatrices que je porte.
L’Église peut être fière de la possibilité de déroger au délai de prescription (droit refusé par la justice italienne), mais pas du fait de reconnaître comme un facteur atténuant, pour l’agresseur, le délai entre les faits et la dénonciation (comme dans mon cas). La victime n’est pas coupable de son silence ! Plus est long le temps du silence, subi par la victime entre peur, honte et sentiment d’impuissance, plus le traumatisme et les blessures sont importantes. Il n’y a pas de prescription pour les blessures, au contraire !
Aujourd’hui, je suis ici et, et avec moi, il y a tous ces garçons et ces fillettes abusés, les femmes et les hommes qui tentent de renaître de leurs blessures, mais il y a surtout ceux qui ont essayé et qui n’ont pas supporté, et à partir d’ici, et avec eux dans le cœur, nous devons repartir ensemble.
© Traduction du Vatican

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Anne Kurian-Montabone

Baccalauréat canonique de théologie. Pigiste pour divers journaux de la presse chrétienne et auteur de cinq romans (éd. Quasar et Salvator). Journaliste à Zenit depuis octobre 2011.

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