Carême : le coup de tonnerre de la Parole de Dieu

Saint Grégoire Le Grand et l’intelligence des Ecritures (texte intégral)

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La Parole de Dieu est un véritable « coup de tonnerre » susceptible de « briser les cèdres du Liban » pour celui qui se met à son écoute, déclare le prédicateur de la Maison pontificale, le P. Raniero Cantalamessa, ofmcap, dans cette cinquième prédication de carême pour le pape François et ses collaborateurs de la curie romaine.

« Les Ecritures ne renferment pas seulement la pensée de Dieu fixée une fois pour toutes ; elles renferment le cœur de Dieu et sa volonté vivante qui t’indique ce qu’elle veut de toi à un moment donné, et peut-être uniquement de toi », a-t-il expliqué.

Et dans cette « certitude de foi que le Seigneur ressuscité, en chaque circonstance, a dans son cœur une parole qu’il souhaite faire arriver à son peuple », celui qui prépare « une prédication ou une quelconque annonce de foi, orale ou écrite » est appelé à se mettre à l’écoute de la Bible, a poursuivi le P. Cantalamessa.

Il doit d’abord et avant tout « se mettre à genoux » : « Au début, il s’agit d’un mouvement presqu’imperceptible du cœur : une petite lueur qui s’allume dans l’esprit, une parole de la Bible qui commence à attirer l’attention et qui éclaire une situation. Vraiment « le plus petit de tous les grains de semence », mais tu t’aperçois par la suite qu’il y avait tout dedans; il y avait un coup de tonnerre à briser les cèdres du Liban. »

« Après, tu te mets à une table, tu ouvres tes livres, consultes tes notes, consultes les Pères de l’Eglise, les maîtres, les poètes … Mais c’est désormais tout autre chose. Ce n’est plus la Parole de Dieu qui est au service de ta culture, mais ta culture au service de la Parole de Dieu », a-t-il ajouté.

Voici notre traduction intégrale de la prédication prononcée en italien.

Cinquième Prédication de Carême

Saint Grégoire Le Grand et l’intelligence des Ecritures

ET L’INTELLIGENCE SPIRITUELLE DES ECRITURES

Dans la tentative de nous mettre à l’école des Pères pour donner un nouvel élan et profondeur à notre foi, il ne peut manquer une réflexion sur leur façon de lire la Parole de Dieu. C’est Grégoire Le Grand pape qui nous guidera à l’ « intelligence spirituelle » et à un nouvel amour des Ecritures.

Concernant les Ecritures, il est arrivé dans le monde moderne ce qui est arrivé pour la personne de Jésus. La recherche exclusive du sens historique et littéral de la Bible, qui a dominé ces deux derniers siècles, partait des mêmes conditions et a abouti aux mêmes résultats que la recherche d’un Jésus historique qui soit différent du Christ de la foi. Jésus se réduisait à un homme extraordinaire, à un grand réformateur religieux, mais rien de plus; l’Ecriture se réduit à un livre excellent, et, si l’on veut, le plus intéressant du monde, mais un livre comme les autres, à étudier par les mêmes moyens que ceux par lesquels on étudie toutes les grandes œuvres de l’antiquité. Aujourd’hui on va plus loin. Un certain athéisme militant maximaliste, antijuif et antichrétien, considère la Bible, en particulier l’Ancien Testament comme un livre « plein d’abominations », à ôter des mains des hommes d’aujourd’hui.

A cet assaut contre les Ecritures, l’Eglise oppose sa doctrine et son expérience. Dans Dei Verbum le Vatican a réaffirmé la validité éternelle des Ecritures, comme Parole de Dieu à l’humanité; la liturgie de l’Eglise lui réserve une place d’honneur  à chacune de ses célébrations ; beaucoup d’érudits joignent à la critique plus poussée une foi convaincue en la valeur transcendante de la parole inspirée. Mais l’expérience reste toutefois la plus convaincante des preuves. L’argument qui, comme nous l’avons vu, porta à l’affirmation de la divinité du Christ à Nicée (325) et de l’Esprit Saint à Constantinople (381), s’applique aussi totalement aux Ecritures: on y fait l’expérience de la présence de l’Esprit Saint, le Christ nous parle encore, son effet sur nous est diffèrent de celui de toute autre parole ; il ne peut donc pas s’agir d’une simple parole humaine. 

1. L’ancien devient nouveau

Le but de notre réflexion est de voir comment les Pères peuvent aider à retrouver cette virginité d’écoute, cette fraîcheur et cette liberté à côtoyer la Bible, qui permettent d’expérimenter la force divine qui s’y dégage. Le Père et Docteur de l’Eglise que nous choisissons comme guide, ai-je dit, est saint Grégoire Le Grand, mais pour pouvoir comprendre son importance dans ce domaine nous devons remonter aux sources du fleuve où lui-même s’insère et tracer son cours avant d’arriver à lui.

Dans la lecture de la Bible, les Pères ne font que poursuivre la ligne que Jésus et les apôtres ont commencée, et cela devrait déjà nous retenir dans nos jugements à leur égard. Un refus radical de l’exégèse des Pères signifierait un refus de l’exégèse de Jésus lui-même et des apôtres. Jésus explique aux disciples d’Emmaüs tout ce qui, dans les Ecritures, faisait référence à lui ; il affirme que les Ecritures parlent de lui (Jn 5, 39), qu’Abraham vit son jour (Jn 8, 56); tant de gestes et paroles de Jésus ont lieu « pour que l’Ecriture se réalise »; les premiers disciples disent de lui: « Celui dont il est écrit dans la loi de Moïse et chez les Prophètes, nous l’avons trouvé » (Jn 1, 45).

Mais toutes ces correspondances étaient partielles. Le transfert total n’a pas encore eu lieu. Il se réalise sur la croix et réside dans la parole de Jésus mourant: « Tout est accompli ». Dans l‘Ancien Testament aussi, il y avait eu des nouveautés, des reprises, des transpositions; par exemple le retour de Babylone était vu comme un renouvellement du prodige de l’Exode. Mais ce n’était que des re-interprétations partielles ; maintenant on est face d’une re-interprétation globale: personnages, événements, institutions, lois, temple, sacrifices, sacerdoce, tout apparaît subitement sous un autre jour. Comme si dans une pièce éclairée par la faible lueur d’une chandelle, une forte lumière au néon était tout à coup allumée. Le Christ qui est « lumière du monde » est aussi lumière des Ecritures. Quand ont lit que Jésus ressuscité « ouvrit leur intelligence à la compréhension des Écritures » (Lc 24,45), on entend par là une intelligence nouvelle, œuvre de l’Esprit Saint.

L’Agneau rompt les sceaux et le livre saint de l’Histoire peut finalement être ouvert et lu  (cf. Ap 5, 1 ss.). Tout demeure, mais rien n’est plus comme avant. C’est l’instant qui unit – et en même temps distingue – les deux Testaments et les deux alliances. « Claire et rutilante voilà la grande page qui sépare les deux Testaments ! Toutes les portes s’ouvrent en une fois, toutes les oppositions se dissipent, toutes les contradictions se résolvent »[1] . La consécration, durant la Messe, qui n’est autre que le mémorial de l’autre, est le parfait exemple pour comprendre ce qui se passe à ce moment-là. Apparemment, rien n’a changé sur l’autel dans le pain et dans le vin, pourtant, nous savons qu’après la consécration ceux-ci sont désormais tout autre chose et nous les traitons d’une tout autre façon.

Les apôtres continuent cette lecture, en l’appliquant à la vie de Jésus mais également à l’Eglise. Tout ce qui est écrit dans l’exode était écrit pour l’Eglise (1 Co 10,11);  le rocher qui suivait et donnait à boire aux Hébreux dans le désert annonçait le Christ ainsi que la manne, le pain descendu du ciel ; les prophètes ont parlé de lui (1 P 1, 10 s.), ce qui est dit du Serviteur souffrant en Isaïe s’est réalisé en Jésus Christ, et ainsi de suite.

Passant du Nouveau Testament au temps de l’Eglise, nous observons deux utilisations différentes d
e cette nouvelle intelligence des Ecritures : l’une, de nature apologétique, et l’autre de nature théologique et spirituelle; la première est utilisée dans le dialogue avec l’extérieur, la deuxième pour édifier la communauté. A l’égard des juifs et des hérétiques avec lesquels on a en commun les Ecritures, il y a les « testimonia » qui rassemblent des phrases ou des passages à fournir pour témoigner de la foi en Jésus-Christ. A’ ce genre là appartient par exemple le Dialogue avec Typhon de saint Justin, et tant d’autres écrits.

L’usage théologique et ecclésial de la lecture spirituelle commence avec Origène, retenu à juste titre comme le fondateur de l’exégèse chrétienne. La richesse et la beauté de ses intuitions sur le sens spirituel des Ecritures et  de ses applications pratiques sont inépuisables. Celles-ci feront école aussi bien en Orient qu’en Occident, où l’on commence à le connaître au temps d’Ambroise. Mais l’exégèse d’Origène, aussi riche et géniale qu’elle fût, avait glissé dans la tradition exégétique de l’Eglise aussi un élément négatif dû à son enthousiasme pour le spiritualisme de Platon. Prenons l’affirmation suivante :

« On ne saurait croire que les faits historiques sont l’image d’autres faits historique et les choses corporelles l’image d’autres choses corporelles, mais plutôt que les choses corporelles sont les images de choses spirituelles et les faits historiques de réalités intelligibles »”[2].

De cette manière, on remplace la correspondance horizontale et historique, propre au Nouveau Testament – selon laquelle un personnage, un fait, ou une parole de l’Ancien Testament est vu comme une prophétie et une image (typos) de ce qui se réalise en Jésus-Christ ou dans l’Eglise –  par une vision verticale, platonique, selon laquelle un fait historique et visible, dans l’Ancien comme dans le Nouveau Testament, devient le symbole d’une idée universelle et éternelle. Le rapport entre « prophétie » et « réalisation » tend à se transformer en un rapport entre l’histoire et l’esprit[3].

2. Les Ecritures, des pierres quadrangulaires

A travers Ambroise et d’autres qui traduisirent ses œuvres en latin, la méthode et les contenus d’Origène entrent de plein pied dans les veines de la chrétienté latine et y circuleront pendant tout le Moyen Age. Quelle fut alors, dans l’explication des Ecritures, la contribution des Latins? Nous pouvons résumer la réponse en un mot qui est celui qui traduit le mieux leur génie: l’organisation!

A celui d’Origène s’ajoute, il est vrai, l’apport non moins créatif et audacieux d’un autre génie, celui d’Augustin qui enrichira la lecture de la Bible d’intuitions et applications inédites. Mais ce n’est pas dans cette ligne que s’inscrit l’apport le plus significatif des Pères latins, c’est-à-dire en découvrant de nouvelles significations cachées dans la parole de Dieu, mais plutôt dans l’organisation de l’immense matériel exégétique qui s’accumulait dans l’Eglise, en traçant une sorte de carte pour s’orienter dans son utilisation.

Cet effort d’organisation – commencé par Augustin – fut amené à sa forme définitive par Grégoire le Grand et se manifeste dans la doctrine du quadruple sens des Ecritures. Dans ce domaine, ce dernier est indiqué comme étant « l’un des principaux initiateurs et grands maîtres de la doctrine médiévale des quatre sens », au point de pouvoir qualifier le Moyen Age d’« époque grégorienne »[4].

La doctrine des quatre sens des Ecritures est une grille, une façon d’organiser les explications d’un texte biblique ou d’une réalité de l’histoire du salut, en distinguant en leur sein quatre domaines ou niveaux différents d’application: 1. Le niveau littéral et historique; 2. Le niveau allégorique (aujourd’hui on préfère l’appeler typologique) en référence à la foi en Jésus-Christ; 3. Le niveau moral, c’est-à-dire qui renvoie à « l’agir » du chrétien; 4. Le niveau eschatologique, qui se réfère à l’accomplissement final au ciel. Grégoire écrit:

« Les paroles de l’Ecriture Sainte sont des pierres quadrangulaires […]. A chaque événement du passé qu’elles racontent [sens littéral], dans chaque chose à venir qu’elles annoncent [sens anagogique], dans chaque devoir moral qu’elles prêchent [sens moral], dans chaque réalité spirituelle qu’elles proclament [sens allégorique ou christologique], de chaque côté, elles tiennent debout et sont irrépréhensibles »[5].

Un célèbre couplet, composé au Moyen Age, résume bien cette doctrine : Littera gesta docet, quid credas allegoria. / Moralis, quid agas; quo tendas anagogia. «  La lettre t’enseigne les événements ; l’allégorie, ce que tu as à croire / le sens moral, comment tu dois agir ; l’anagogie, ce à quoi tu doit aspirer ». La plus claire application de ce schéma, on l’a probablement à propos de Pâques. Selon la lettre ou l’histoire, la Pâque est le rite que les Hébreux accomplirent en Egypte ; selon l’allégorie, en référence à la foi, celle-ci indique l’immolation du Christ vrai Agneau pascal; selon la morale, celle-ci indique le passage des vices aux vertus, du péché  à la sainteté ; selon l’anagogie ou l’eschatologie, celle-ci indique le passage des choses d’ici-bas aux choses d’en-haut, ou aussi la Pâque éternelle que l’on célèbrera au ciel.

Il ne s’agit pas d’un schéma rigide et mécanique, mais malléable et passible d’infinies variations, à commencer par l’ordre dans lequel les divers sens sont listés. Voici un texte de Grégoire où l’on voit bien cette liberté avec laquelle lui-même utilise le schéma du quadruple sens et comment, avec ce schéma, il sait tirer plusieurs harmonies des Ecritures. Commentant l’image du rouleau d’Ézéchiel 2, 10, « écrit au-dehors et au-dedans » (« intus et foris », selon la Vulgate),  il dit:

« Le rouleau de la parole de Dieu est écrit au-dedans, par le biais de l’allégorie ; au-dehors, par le biais de l’histoire. Au-dedans, par le biais de l’intelligence spirituelle ; au-dehors par le biais du simple sens littéral, adapté aux esprits encore faibles. Au-dedans parce qu’il promet les biens invisibles ; au-dehors parce qu’il établit l’ordre des choses visibles par la rectitude de ses préceptes. Au-dedans, parce qu’il donne la sécurité des biens célestes ; au-dehors, parce qu’il enseigne comment utiliser les biens terrestres, ou comment les soustraire à leur fascination »[6].

3. Pourquoi nous avons encore besoin des Pères pour lire la Bible

Que pouvons-nous retenir de cette façon si libre et audacieuse de se placer face à la parole de Dieu ? Même un admirateur de l’exégèse patristique et médiévale comme le père de Lubac admet que nous ne pouvons, à notre époque, ni revenir à elle, ni l’imiter mécaniquement[7]. Ce serait une opération artificielle, vouée à l’échec car il manque les conditions d’où les pères partaient, l’univers spirituel dans lequel ceux-ci se mouvaient.

Grégoire Le Grand et les Pères en général étaient sur la bonne voie sur un point fondamental qui est celui de lire les Ecritures en référence au Christ et à l’Eglise. Jésus et les apôtres, on l’a vu, le faisaient déjà avant eux. La partie caduque de leur exégèse réside dans le fait d’avoir cru pouvoir appliquer ce critère à chaque parole de la Bible, de manière souvent imaginaire, poussant à l’excès le symbolisme (par exemple celui des nombres), ce qui aujourd’hui nous fait parfois sourire.

Nous pouvons être sûrs, relève le P. de Lubac, que s’ils vivaient aujourd’hui, ils auraient beaucoup d’enthousiasme pour utiliser les ressources critiques mises à disposition pa
r le progrès des études. Origène, de ce point de vue là, s’était lancé dans un travail titanesque pour l’époque, en se procurant et en confrontant entre elles et avec le texte hébreu les différentes traductions grecques existantes de la Bible (la Exapla) et Augustin n’hésitait pas à corriger certaines de ses explications à la lumière de la nouvelle version de la Bible entreprise par Jérôme[8].

Que reste-t-il donc de l’héritage des Pères dans ce domaine ? Peut-être ont-il, ici plus qu’ailleurs, une parole décisive à dire à l’Eglise d’aujourd’hui, que nous devons essayer de découvrir. Qu’est-ce qui caractérise la lecture de la Bible des Pères, au-delà de leurs astucieuses allégories et de leurs audacieuses applications ?  Il reste que celle-ci est de fond en comble et sur chaque point une lecture de foi: elle partait de la foi et conduisait à la foi. Toutes leurs différences entre la lecture historique, allégorique, morale et eschatologique, se réduisent aujourd’hui à une seule distinction : celle entre une lecture de foi des Ecritures et une lecture sans foi, ou du moins sans une certaine qualité de foi.

Laissons de côté les experts de la Bible non croyants que j’évoquais au début, pour lesquels celle-ci n’est qu’un livre intéressant, mais purement humain. La distinction que je voudrais souligner est plus fine et passe par les croyants eux-mêmes. C’est la distinction entre une lecture personnelle et une lecture impersonnelle de la parole de Dieu. Et j’essaie d’expliquer ce que j’entends par là. Les Pères approchaient la parole de Dieu en se posant toujours la question : que dit-elle, maintenant et ici, à l’Eglise et à moi personnellement ? Ils étaient convaincus que  – en plus de son contenu objectif de révélation qui s’impose à tous et en tout temps – l’Ecriture a toujours des nouvelles lumières à donner et des volontés de Dieu à montrer personnellement à chacun.

« Toute l’Ecriture est inspirée par Dieu » (2 Tm 3, 16). L’expression, traduite par « inspirée de Dieu », ou « divinement inspirée », dans la langue originale, est un seul mot theopneustos qui renferme les deux vocables de Dieu (Theos) et de l’Esprit (Pneuma). Ce mot a deux significations fondamentales. La plus connue est son sens passif, mis en lumière dans toutes les traductions modernes: « l’Ecriture est inspirée par Dieu ». Voici comment un autre passage du Nouveau Testament explique ce sens: « c’est portés par l’Esprit Saint que des hommes (les prophètes) ont parlé de la part de Dieu » (2 P 1, 21). Bref, c’est la doctrine classique de l’inspiration divine de l’Ecriture, celle que nous proclamons comme article de foi dans le Credo, quand nous disons que l’Esprit Saint est celui « qui a parlé par les prophètes ».

En général, on ne souligne pratiquement qu’un seul effet de cette inspiration biblique : l’inerrance biblique, c’est-à-dire le fait que la Bible ne contient aucune erreur (si nous entendons par « erreur », correctement, l’absence d’une vérité humainement possible à connaitre dans un contexte culturel déterminé et donc, dû par celui qui écrit). Mais l’inspiration biblique fonde beaucoup plus que la simple inerrance de la parole de Dieu (qui est quelque chose de négatif) ; elle fonde, positivement, son caractère inépuisable, sa force et sa vitalité divine. L’Ecriture, disait saint Ambroise, est theopneustos pas seulement parce qu’elle est « inspirée par Dieu », mais aussi parce qu’elle « exhale Dieu », parce qu’elle « suinte » Dieu[9]! Elle exsude Dieu maintenant!

« A quoi est comparable la parole des Saintes Ecritures – écrit saint Grégoire – si ce n’est à une pierre à feu, c’est-à-dire où le feu est caché ? Celle-ci est froide quand nous la tenons dans la main, mais, frappée par le fer, elle jette des étincelles et allume le feu. »[10].

Les Ecritures ne renferment pas seulement la pensée de Dieu fixée une fois pour toutes ; elles renferment le cœur de Dieu et sa vivante volonté qui t’indique ce qu’elle veut de toi à un moment donné, et peut-être uniquement de toi. La constitution conciliaire Dei Verbum reprend elle aussi ce filon de la tradition quand elle dit que « inspirées par Dieu (inspiration passive!) et consignées une fois pour toutes par écrit, les Saintes Ecritures nous communiquent, de façon immuable, la parole de Dieu lui-même, et dans les paroles des Prophètes et des Apôtres font retentir à nos oreilles la voix du Saint-Esprit » [inspiration active !] [11].

Il ne s’agit donc pas seulement de lire la parole de Dieu, mais de se faire lire aussi par elle; pas seulement de scruter les Ecritures, mais de se laisser scruter par les Ecritures. Il ne s’agit pas de s’en rapprocher comme les pompiers entraient autrefois dans les flammes, c’est-à-dire dans des combinaisons en amiante qui les faisaient passer dedans et en sortir indemnes.

Reprenant l’image de saint Jacques, tant de Pères, dont notre Grégoire Le Grand, comparent les Écritures à un miroir[12]. Que dire d’une personne qui passerait son temps à examiner la forme et le matériel dont le miroir est fait, sa date d’origine et tant d’autres détails, mais ne se regarderait jamais dans le miroir ? C’est ce que fait celui qui passerait son temps à résoudre tous les problèmes critiques que posent les Ecritures, les sources, les genres littéraires et ainsi de suite, mais ne se regarde jamais dans le miroir, ou mieux il ne permet jamais au miroir de le regarder et de le scruter à fond, jusqu’au point où les jointures et la moelle se séparent. Le plus important, concernant les Ecritures, n’est pas de résoudre ses points d’ombre, mais de mettre en pratique ses points clairs! Celles-ci, dit encore notre Grégoire, « se comprennent en les faisant »[13].

Une foi forte en la parole de Dieu n’est pas seulement indispensable pour la vie spirituelle du chrétien, mais aussi pour toute forme d’évangélisation. Il y a deux façons de préparer une prédication ou une quelconque annonce de foi, orale ou écrite. Je peux d’abord m’asseoir à une table et choisir moi-même la parole à annoncer et le thème à développer, en me basant sur mes connaissances, mes préférences, etc., et puis, une fois préparé le discours, me mettre à genoux pour demander rapidement à Dieu de bénir ce que j’ai écrit et de donner de l’efficacité à mes paroles. C’est déjà une bonne chose, mais ce n’est pas la voie prophétique. Il faut suivre l’ordre inverse: d’abord à genoux, puis s’asseoir à une table.

Il faut partir de la certitude de foi que le Seigneur ressuscité, en chaque circonstance, a dans son cœur une parole qu’il souhaite faire arriver à son peuple. Et il ne manque pas de la révéler à son ministre, si humblement et avec insistance ce dernier la lui demande. Au début, il s’agit d’un mouvement presqu’imperceptible du cœur : une petite lueur qui s’allume dans l’esprit, une parole de la Bible qui commence à attirer l’attention et qui éclaire une situation. Vraiment « le plus petit de tous les grains de semence », mais tu t’aperçois par la suite qu’il y avait tout dedans; il y avait un coup de tonnerre à briser les cèdres du Liban. Après, tu te mets à une table, tu ouvres tes livres, consultes tes notes, consultes les Pères de l’Eglise, les maîtres, les poètes … Mais c’est désormais tout autre chose. Ce n’est plus la Parole de Dieu qui est au service de ta culture, mais ta culture au service de la Parole de Dieu.

Origène décrit bien le processus qui porte à cette découverte. Avant de trouver dans les Ecritures la nourriture – disait-il – il faut supporter une certaine « pauvreté des sens »; l’âme est entourée d’obscurité de tout côté, se heurte à des voies sans issue. Jusqu’à ce
que, tout à coup, après une laborieuse recherche et prière, voilà que retentit la voix du Verbe et immédiatement quelque chose s’allume; celui que celle-ci cherchait va à son rencontre « sautant sur les montagnes, bondissant sur les collines » (cf. Ct 2, 8), c’est-à-dire en lui ouvrant l’esprit pour recevoir sa parole forte et lumineuse[14]. La joie qui accompagne ce moment est grande. C’est ce qui faisait dire à Jérémie: « Quand je rencontrais tes paroles, je les dévorais ; elles faisaient ma joie, les délices de mon cœur » (Jr. 15, 16).

D’habitude, la réponse de Jésus arrive sous la forme d’une parole des Ecritures mais qui en ce moment révèle son extraordinaire pertinence à la situation et au problème que l’on doit traiter, comme si elle était écrite exprès pour elle. En procédant de cette façon, le prédicateur parle, de fait, «comme avec des paroles de Dieu  » (cf. 1 P 4,11). Cette méthode est toujours valable: pour les grands documents, comme pour le cours que le maître dispense à ses novices, pour l’érudite conférence comme pour l’humble homélie dominicale.

Nous avons tous fait l’expérience de ce que peut faire une seule parole de Dieu crue profondément et vécue d’abord par celui qui la prononce, voire même parfois à son insu; force est de constater souvent que, parmi tant d’autres paroles, elle est celle qui a touché le cœur et conduit plus d’un auditeur au confessionnal. L’expérience humaine, les images, les histoires vécues, rien de tout cela n’est exclu de la prédication évangélique, mais doit être soumis à la parole de Dieu qui doit être perchée au-dessus de tout. Pape François nous l’a rappelé dans les pages consacrées à l‘homélie dans « Evangelii Gaudium » et il est presque présomptueux de ma part de penser pouvoir y ajouter quelque chose.

Je voudrais terminer cette méditation par une pensée de gratitude envers nos frères juifs, voire aussi comme vœu pour la prochaine visite du Saint-Père en Israël. Si l’interprétation que nous donnons des Ecritures nous sépare d’eux, notre amour commun pour elles nous unit. Au Musée de Tel Aviv, il y a une peinture de Reuben Rubin montrant des rabbins qui se serrent contre eux – les uns contre leur poitrine, les autres contre leurs joues – les rouleaux de la Parole de Dieu, et les embrassent comme on embrasse son épouse. Avec nos frères juifs, quelque chose de similaire à ce qu’est l’œcuménisme spirituel entre chrétiens est possible, c’est-à-dire mettre ensemble, dans un climat de dialogue et d’estime réciproque, ce qui nous unit, sans ignorer ou cacher ce qui nous sépare. Nous ne saurions oublier que nous avons reçu d’eux les deux choses les plus précieuses que nous ayons dans la vie : Jésus et les Ecritures.

Cette année encore, la Pâque juive, tombe la même semaine que la pâque chrétienne. Souhaitons-nous et souhaitons-leur une Bonne Pâque, un saint et heureux Pessah.

Traduction d’Isabelle Cousturié

[1] Paul Claudel, L’épée et le miroir: Les sept douleurs de la Sainte Vierge , Paris: Gallimard, 1939), 74-75.

[2] Origène, Commentaire sur saint Jean, 10, 110 (GCS, Origenes vol. 4, p. 189)

[3] Cf. H. de Lubac, Histoire et Esprit. L’intelligence de l’Ecriture d’après Origène, Aubier, Paris 1950.

[4] H. de Lubac, Exegèse Médiévale. Les quatre sens de l’Ecriture, Aubier, Paris 1959, vol. I,1, p. 189 ; vol. I,2, p. 537).

[5] Grégoire Le Grand, Homélies sur Ezéchiel, II, IX, 8.

[6] Grégoire Le Grand, Homélies sur Ez. I, IX, 30.

[7] H. de Lubac, Histoire et Esprit, cit. , pp. 629 ss.

[8] Il le fait par exemple à propos de la signification du mot « pâques », dans Enarrationes in Psalmos 120,6 (CC 40, p. 1791).

[9] Ambroise, De Spiritu Sancto, III, 112.

[10] Grégoire Le Grand, Homélies sur Ezéchiel, II,10,1.

[11] Dei Verbum, n. 21.

[12] Grégoire Le Grand, Moralia, I, 2, 1 (PL 75,  553D).

[13] Ib. I, 10,31.

[14] Cf Origène, dans Mt Ser., 38 (GCS, 1933, p. 7); In Cant.,3 (GCS, 1925, p. 202).

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Raniero Cantalamessa

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