Maritain, « maître en philosophie », auteur d’une « réflexion de philosophie politique unique sur la façon d’envisager la société actuelle d’un point de vue chrétien », et « dont la vie a été totalement transformée par la rencontre du Christ »: ce sont quelques unes des facettes de la personnalité passionnante de Jacques Maritain évoquée ici par Christophe Geffroy qui consacre le numéro de mai de La Nef à Jacques Maritain, à l’occasion du 40e anniversaire de sa « naissance au Ciel ». Un cadeau en prime aux lecteurs de Zenit.
Zenit – L’Institut de France – Centre Saint-Louis de Rome vient de consacrer un colloque à son fondateur, le philosophe Jacques Maritain, sous la houlette de l’ambassadeur de France près le Saint-Siège, M. Bruno Joubert, à l’occasion du 40e anniversaire de la mort de celui qui a été également ambassadeur de France près le Saint-Siège de 1945 à 1948. Vous consacrez votre numéro de mai de La Nef à Jacques Maritain. Pouvez-vous résumer en quelques lignes la trajectoire de ce destin étonnant ?
Christophe Geffroy – Maritain (1882-1973) a une vie tellement riche et une œuvre si féconde qu’il est difficile de les résumer en quelques lignes. Essayons quand même. Jeune socialiste anarchisant, fils d’une grande famille protestante (petit-fils de Jules Favre), il épouse une immigrée russe, Raïssa Oumançoff (1883-1960), et tous deux se convertissent au catholicisme en 1906 sous l’influence de Léon Bloy. Il se met à étudier saint Thomas d’Aquin et sera l’un des philosophes catholiques qui aura le plus fait pour remettre le Docteur commun de l’Église au goût du jour. D’abord proche de l’Action française, il rompt avec elle en 1926 après la condamnation romaine qu’il justifie. Parallèlement à ses travaux de philosophie pure, cela le pousse à développer une profonde réflexion de philosophie politique sur la meilleure façon d’organiser une société pluraliste conformément à une vision chrétienne de la personne humaine.
Durant cette période d’avant-guerre, sa maison de Meudon devient le centre d’un renouveau thomiste et spirituel d’une étonnante vigueur : nombre d’intellectuels, artistes, religieux passent par ce creuset et les conversions se multiplient. En 1936, il publie Humanisme intégral, essai qui eut un large retentissement. Il est alors l’un des penseurs catholiques les plus influents. Tout en dénonçant l’horreur des « Rouges » dans la guerre d’Espagne, il fustige aussi l’utilisation de la religion par les franquistes prétendant mener une « guerre sainte » quand eux-mêmes commettent également des atrocités inutiles. Il fait partie des rares intellectuels à être lucide sur l’horreur de l’antisémitisme et les dangers du nazisme. Au moment de la défaite de 1940, il est aux États-Unis et préfère y rester en raison des menaces pesant sur son épouse juive. De là, il soutient activement l’esprit de résistance, notamment par la publication de plusieurs ouvrages.
À la fin de la guerre, le général de Gaulle lui demande d’accepter le poste d’ambassadeur de France près du Saint-Siège, poste qu’il occupe de 1945 à 1948 et qui lui vaudra de solides amitiés romaines, notamment celle de Mgr Montini, le futur pape Paul VI. Son influence se fait sentir jusqu’à la déclaration universelle des droits de l’homme de l’ONU en 1948. Après son mandat à Rome, il retourne aux États-Unis où il est professeur à Princeton, et ce jusqu’en 1960. Il y laisse une trace profonde et publie durant cette période quelques livres essentiels, notamment L’homme et l’État (1951) et La philosophie morale (1960), analyse critique exceptionnelle des grands systèmes philosophiques de morale (les puissantes critiques de Kant et Hegel, exigeantes, méritent le détour). Sa femme Raïssa meurt peu après son retour en France fin 1960.
Veuf, Maritain termine sa vie à Toulouse où il entre chez les Petits Frères de Jésus comme novice en 1970. C’est à lui que son ami, le pape Paul VI, en 1965, remet le message du concile Vatican II aux « hommes de pensée et de science ». Alors que la crise se développe rapidement dans l’Église, il met en garde contre les dérives dans son livre Le paysan de la Garonne (1966). C’est lui qui rédige, à la demande de son meilleur ami le cardinal Charles Journet, le magnifique Credo du peuple de Dieu que Paul VI professe en juin 1968 pour affirmer clairement la foi catholique dans une Église alors en pleine crise. Il s’éteint le 28 avril 1973 en laissant derrière lui une œuvre gigantesque occupant 17 volumes des Œuvres complètes, publiés entre 1982 et 2007 aux Éditions Universitaires de Fribourg/Éditions Saint-Paul.
Qu’est-ce qui fait l’actualité de Maritain ?
Des intellectuels de l’envergure de Maritain, on en rencontre très peu, ils ont donc forcément quelque chose à nous apprendre, à nous transmettre. Dans le cas de Maritain, il a abordé tellement de sujets divers qu’il y a le choix ! Par exemple, il a écrit sur l’art et l’éducation des réflexions toujours actuelles, ou encore sur la philosophie de l’histoire un livre passionnant qui explique quel est le sens de l’histoire pour un chrétien qui n’a rien à voir avec celui de Marx ! Mais s’il y avait deux pistes à retenir, je dirais que Maritain nous a laissé une œuvre vivante dans deux domaines :
– Il est d’abord un maître en philosophie : face à toutes les folies des systèmes plus ou moins réducteurs qui sont aujourd’hui enseignés partout et notamment au lycée ou en faculté, il a été au XXe siècle l’un de ceux qui ont remis à l’honneur la philosophie classique et tout particulièrement le réalisme thomiste (cf. par ex. ses Éléments de philosophie que tout élève de Terminale peut lire avec profit, Sept leçons sur l’être et les premiers principes de la raison spéculative…) ; il a également contribué à montrer justement les erreurs des grands systèmes philosophiques modernes (La philosophie morale…).
– Il a ensuite développé une réflexion de philosophie politique unique sur la façon d’envisager la société actuelle d’un point de vue chrétien – sans tomber dans la nostalgie d’une société chrétienne idéale : cette réflexion est donc largement opérante aujourd’hui et les chrétiens feraient bien de s’y référer, car il a clairement « jeté les bases d’une distinction essentielle entre deux versions de la démocratie : une démocratie vide de sens, fondée seulement sur des procédures (la “démocratie procédurale”) et une démocratie où le pluralisme ne se confond pas avec le relativisme, où les hommes ont plus en commun que le simple respect des règles du jeu (la “démocratie substantielle”). Aujourd’hui, la démocratie procédurale triomphe avec pour rançon l’émiettement de la communauté politique, la crise morale, le déclin de la politique » (Philippe Bénéton, « Maritain et la démocratie », La Nef n°248 de mai 2013). Si l’on veut redresser la situation actuelle, dont on voit bien avec le « mariage pour tous » qu’elle mène à une impasse dramatique, je ne vois pas d’autre voie que celle ouverte par Maritain.
Que dire de Jacques Maritain, l’homme, son caractère, et son option – à un tournant de sa vie – pour l’Évangile ?
Maritain était un converti dont la vie a été totalement transformée par la rencontre du Christ : il faisait partie de ces chrétiens qui prennent l’Évangile au sérieux et essaient d’en vivre. Toute son œuvre, dans quelque domaine que ce soit, se réfère au christianisme. C’était un tempérament fougueux tempéré par la charité que procure une vraie vie d’union au Christ, alimentée par la prière et l’oraison. Dans ses jeunes années
de chrétien, il pouvait être assez raide, comme en témoigne, par exemple, la démarche qu’il fit auprès de Péguy (sur la suggestion d’un moine de Solesmes) pour le pousser à régulariser son mariage – car Péguy n’était pas marié religieusement et n’avait pas officialisé sa conversion. Avec les années et les combats, ce côté raide s’atténuera, mais il ne sera jamais un « tiède » et il demeurera même toujours fondamentalement un « anti-moderne ».
L’exceptionnelle correspondance avec Charles Journet, qui occupe six forts volumes, est d’une richesse incomparable pour cerner son caractère : durant sa longue vie, il a été attaqué durement, souvent au sein même de l’Église, et si l’on perçoit facilement que Maritain est un combattant, on mesure aussi combien il était parfois démoralisé, accablé par l’injustice et la bêtise, croulant sous une charge de travail immense et combien de fois il fut soutenu par cette si belle figure qu’était Charles Journet. Ce qui est frappant, c’est leur intimité, leur confiance (à travers les conseils qu’ils se donnent pour leurs écrits) et plus encore leur fidélité qui a traversé toutes les épreuves – et elles n’ont pas manqué. Quand ils évoquent des adversaires, l’un et l’autre peuvent être sévères – comme on l’est quand on écrit en privé sans se douter que cela sera publié un jour –, mais l’on ne sent jamais de haine comme Maritain en sera l’objet de la part de certains de ses critiques.
Bref, il ressort de tout cela le portrait d’un vrai chrétien, incarné, pas d’une icône idéale mais sans consistance. Il est vraiment l’exemple de l’intellectuel qui n’hésite pas à s’engager dans les combats temporels comme doit le faire un laïc formé et conscient des enjeux, de façon à éclairer ses contemporains. Nombre de ses engagements relèvent d’une analyse prudentielle, il est donc normal qu’ils suscitent des controverses ou des polémiques, que l’on puisse ne pas les approuver. Les divergences entre des chrétiens sur les options temporelles d’ordre prudentiel, dès lors où elles sont en harmonie avec l’enseignement de l’Eglise, sont parfaitement légitimes, on ne peut y échapper, mais elles doivent être vécues dans le respect et la charité. A cet égard, Maritain a finalement été assez exemplaire.
Et des époux Maritain ?
Jacques et Raïssa étaient très proches, formaient un couple très uni, Raïssa en particulier fut un indéfectible soutien pour le travail intellectuel de son époux. Après un moment de mariage, ils décidèrent de vivre dans la continence parfaite et se consacrèrent entièrement à leur œuvre. Quand on parle des époux Maritain, toutefois, il faut ajouter Véra, la sœur de Raïssa qui a quasiment toujours suivi le couple. Tous les trois formaient une « société » pour le moins originale qui a beaucoup frappé leurs visiteurs. Ils rivalisaient de vie intérieure, Jacques et Raïssa ont d’ailleurs écrit de beaux textes sur l’oraison et la contemplation.
La fondation du Centre culturel Saint-Louis n’est certainement pas un hasard : que nous dit-il sur l’importance de la mémoire culturelle, du patrimoine français, au-delà des frontières de l’hexagone ?
En 1945, Jacques Maritain, alors ambassadeur de France près le Saint-Siège, fonde à Rome, dans le cadre de l’ambassade, le Centre culturel Saint-Louis : cette initiative montre l’importance que le philosophe attachait à la culture française et à son rayonnement à l’étranger et tout particulièrement auprès du monde ecclésiastique évidemment très présent dans la ville éternelle.
On connaît sa position ferme sur l’antisémitisme : quelle est l’actualité de sa pensée sur ce sujet après le fameux « on ne peut pas être catholique et antisémite » de Benoît XVI ?
À une époque où cela n’allait pas de soi, il a été l’une des grandes voix à s’élever contre l’antisémitisme en général et contre l’antisémitisme nazi en particulier. Ce faisant, il est allé bien au-delà d’une simple dénonciation d’un mal, il a représenté « sans doute la première tentative catholique (dès les années 30) pour faire droit à la doctrine de saint Paul concernant la permanence du mystère d’Israël fondée sur un don et un appel de Dieu “sans repentance” (Rm 11, 29), même pour cette “partie d’Israël [qui] s’est endurcie” (Rm 11, 25) par son “incrédulité” (Rm 11, 20) envers Jésus » (Père Jean-Miguel Garrigues, op, « Maritain “théologien” », La Nef n°248 de mai 2013). Il a ainsi contribué à la déclaration Nostra Aetate du concile Vatican II qui affirme que « les Juifs ne doivent pas être présentés comme réprouvés par Dieu ni maudits, comme si cela découlait de la Sainte Écriture » (n. 4).
Peut-on se procurer ce numéro de La Nef sur Maritain ?
Oui, bien sûr ! Nous l’offrons même gratuitement aux lecteurs de Zenit dans la limite des stocks disponibles (pour les étrangers nous leur demandons une participation aux frais de port de 5 euros), demande à faire sur notre site www.lanef.net