ROME, vendredi 9 mars 2012 (ZENIT.org) – Le grand saint Athanase d’Alexandrie (vers 298 – 2 mai 373), « champion de la divinité du Christ » : c’était le thème de la première prédication de carême du P. Raniero Cantalamessa, ofmcap., prédicateur de la Maison pontificale, ce vendredi 9 mars en la chapelle Redemptoris Mater du Vatican.
« Les Pères de l’Eglise, maîtres de la foi » : c’est en effet le thème des quatre prédications de carême, le vendredi, au Vatican. Le fil conducteur de cette présentation des « géants de la foi », sera un verset de l’Epître aux Hébreux (13, 7) : « Souvenez-vous de vos chefs (…) et imitez leur foi ». Le P. Cantalamessa rappelle que l’Eglise est en train de se préparer à l’Année de la foi (11 octobre 2012-24 novembre 2013). Dans ses quatre prédications, il se propose de « redonner de la fraîcheur à notre « croire », grâce à un contact renouvelé avec les « géants de la foi » du passé ».
« Nous nous mettrons chaque fois à l’école de l’un des « quatre grands docteurs de l’Eglise orientale » – Athanase, Basile, Grégoire de Nazianze et Grégoire de Nysse – pour voir ce que chacun nous dit aujourd’hui à propos du dogme dont il a été le champion, soit, respectivement : la divinité du Christ, l’Esprit Saint, la Trinité, et la connaissance de Dieu ».
Les quatre prédications auront lieu en la chapelle « Redemptoris Mater » du palais apostolique du Vatican, à 9 h, le vendredi, les 9, 16, 23 et 30 mars.
Voici le texte intégral de la première prédication, dans la traduction, pour Zenit, d’Isabelle Cousturié :
P. Raniero Cantalamessa, ofmcap.
Première Prédication de Carême 2012
SAINT ATHANASE ET LA FOI EN LA DIVINITE DU CHRIST
En guise de préparation à l’année de la foi fixée par le Saint-Père Benoît XVI (12 Octobre 2012 -24 Novembre 2013), les quatre prédications de Carême se proposent de redonner élan et fraîcheur à notre credo, en renouant avec les « géants de la foi » du passé. D’où le titre, tiré de la Lettre aux Hébreux, qui est donné à tout le cycle: « Souvenez-vous de vos chefs. Imitez leur foi » (He 13,7).
A chaque fois, nous nous mettrons à l’école d’un des quatre grands docteurs de l’Eglise orientale – Athanase, Basile, Grégoire de Nazianze et Grégoire de Nysse – pour voir ce que chacun d’eux nous dit aujourd’hui à propos du dogme dont il est le champion, c’est-à-dire, respectivement, la divinité du Christ, l’Esprit Saint, la Trinité, la connaissance de Dieu. A un autre moment, s’il plaît à Dieu, nous ferons la même chose pour les grands docteurs de l’Eglise occidentale : Augustin, Ambroise et Léon le Grand.
Ce que nous voudrions apprendre des Pères n’est pas tellement ce qu’il faut faire pour annoncer la foi au monde, autrement dit, l’évangélisation, ni comment la défendre contre les erreurs, c’est-à-dire l’orthodoxie ; il s’agit plutôt de voir comment on peut approfondir notre foi, redécouvrir, dans leur sillage, la richesse, la beauté et le bonheur de croire, de passer, comme dit Paul, « de foi en foi » (Rm 1,17), d’une foi crue à une foi vécue. Cette foi, en grandissant de « volume » à l’intérieur de l’Eglise, constituera ensuite la force majeure de son annonce au monde, et le meilleur des remparts autour de son orthodoxie.
Le Père de Lubac a déclaré qu’il n’y a jamais eu de renouveau de l’Eglise qui, dans l’histoire, ne soit aussi passé par un retour aux Pères. Et le Concile Vatican II, dont on s’apprête à commémorer le 50eanniversaire ne fait pas exception. Celui-ci est tissé de citations des Pères; bon nombre de ses acteurs étaient des patrologues. Après les Ecritures, les Pères constituent la seconde « couche » de terrain sur laquelle reposent et dont tirent leur sève vitale, la théologie, la liturgie, l’exégèse biblique et toute la spiritualité de l’Eglise.
On trouve dans certaines cathédrales du moyen âge de curieuses statues : des personnages à la taille imposante portant sur leurs épaules, des hommes tous petits. Ces représentations en pierre traduisent une conviction que les théologiens de l’époque formulaient ainsi : « Nous sommes comme des nains juchés sur des épaules de géants, de telle sorte que nous puissions voir plus de choses et de plus éloignées que n’en voyaient ces derniers. Et cela, non point parce que notre vue serait puissante ou notre taille avantageuse, mais parce que nous sommes portés et exhaussés par la haute stature des géants »1. Les géants étaient naturellement les Pères de l’Eglise. Et c’est ce qui se passe aussi pour nous aujourd’hui.
1. Athanase, le champion de la divinité du Christ
Ouvrons la liste avec saint Athanase, évêque d’Alexandrie, né en 295 et mort en 373. Rares sont les Pères à avoir laissé une marque aussi profonde que lui dans l’histoire de l’Eglise. Il est évoqué pour beaucoup de choses : pour l’influence qu’il a eue sur la diffusion du monachisme, grâce à sa « Vie d’Antoine » ; pour avoir été le premier, même dans un Etat chrétien, à revendiquer la liberté de l’Eglise »2 ; pour son amitié avec les évêques occidentaux, à la faveur de contacts noués durant son exil, qui ont eu pour effet de renforcer les liens entre Alexandrie et Rome…
Mais nous ne voulons pas nous occuper de tout ça. Kierkegaard, dans son Journal, a une étrange pensée: « La terminologie dogmatique de l’Eglise primitive est comme un château enchanté, dans lequel se trouvent des princes et les plus gracieuses des princesses plongés dans un sommeil profond. Il suffit tout simplement de les réveiller pour qu’ils se mettent debout et apparaissent dans toute leur gloire »3. Le dogme qu’Athanase nous aide à « réveiller » et à faire resplendir dans toute sa gloire est celui de la divinité du Christ ; pour elle, il subit sept fois l’exil.
L’évêque d’Alexandrie est bien convaincu de ne pas être l’auteur de la découverte de cette vérité. Toute son œuvre consistera, d’ailleurs, à montrer que celle-ci a toujours été la foi de l’Eglise; que cette vérité n’est pas nouvelle, mais nouvelle est plutôt l’hérésie qui s’y oppose. Le mérite qu’on lui reconnaît dans ce domaine est plutôt celui d’avoir levé les obstacles qui entravaient jusqu’ici une reconnaissance pleine et sans réticences de la divinité du Christ dans le contexte culturel grec.
Un de ces obstacles, peut-être le principal, était cette habitude qu’avaient les Grecs de désigner l’essence divine sous le terme agennetos, non-engendré. Comment proclamer que le Verbe est le vrai Dieu, puisque celui-ci est le Fils, c’est-à-dire engendré par le Père? Il était facile pour Arius d’établir l’équivalence : engendré = fait, c’est-à-dire passer de gennetos à genetos, et d’en conclure par cette célèbre phrase qui fit éclater l’affaire: « Il fut un temps où il n’existait pas! » .Ceci équivalait à faire du Christ une créature, quoique pas « comme les autres créatures ». Athanase défend de tout cœur le genitus non factus de Nicée, « engendré mais non fait ». Il résout la controverse par une simple observation : « Le terme agenetos a été inventé par les Grecs qui ne connaissaient pas le Fils »4.
Un autre obstacle culturel à la pleine reconnaissance de la divinité du Christ, moins évident sur le moment, mais non moins enfluant, était la doctrine d’une divinité intermédiaire, le deuteros theos, liée à
la création du monde matériel. Cette doctrine, dès Platon, était devenue un lieu commun pour tant de systèmes religieux et philosophiques de l’Antiquité. Et cette tentation d’assimiler le Fils, « par lequel toutes choses furent faites », à cette entité intermédiaire, avait laissé quelque trace, non pas dans la vie de l’Eglise mais dans la spéculation chrétienne, créant un schéma tripartite de l’être : au sommet de tout, le Père engendré – après lui, le Fils (et plus tard aussi l’Esprit Saint) et enfin les créatures.
La définition de l’homoousios, du « genitus non factus », lève à jamais le principal obstacle de l’hellénisme à la reconnaissance de la pleine divinité du Christ et réalise la catharsis chrétienne de l’univers métaphysique des Grecs. Par cette définition, une seule ligne de démarcation est tracée sur la verticale de l’Etre et cette ligne ne sépare pas le Fils du Père, mais le Fils des créatures. Si nous voulions englober en une phrase la signification éternelle de la définition de Nicée, nous pourrions la formuler ainsi: à chaque époque et culture, le Christ doit être proclamé « Dieu », non pas dans une quelconque acceptation dérivée ou secondaire, mais dans l’acceptation la plus forte que le nom de « Dieu » trouve dans cette culture.
Athanase a fait de l’entretien de cette conquête, le but de sa vie. Quand tous – empereurs, évêques et théologiens – oscillaient entre un refus ou une tentative d’accommodement, lui, restait imperturbable. Il y a eu des moments où la future foi commune de l’Eglise vivait dans le cœur d’un seul homme : le sien. C’est l’attitude qu’on avait vis-à-vis lui, qui décidait de quel côté chacun était.
2. L’argument sotériologique
Mais plutôt que d’insister sur la foi d’Athanase en la pleine divinité du Christ, que l’on connaît et qui est incontestable, il est important de savoir ce qui motive sa bataille, d’où lui vient une certitude aussi absolue. Pas de la spéculation, mais de la vie; plus précisément, d’une réflexion sur l’expérience que l’Eglise fait du salut en Jésus Christ.
Athanase déplace l’intérêt de la théologie du cosmos à l’homme, de la cosmologie à la sotériologie. Renouant avec la tradition ecclésiastique antérieure à Origène, il met en valeur les résultats élaborés au cours de sa longue bataille contre le gnosticisme, qui avait conduit à se concentrer sur l’histoire du salut et de la rédemption humaine. La place du Christ n’est plus entre Dieu et le cosmos, comme à l’époque des Apologistes, mais plutôt entre Dieu et l’homme. Que le Christ soit Médiateur ne signifie pas qu’il se trouve entre Dieu et l’homme (médiation ontologique, dont le sens renvoie le plus souvent à une relation de subordination), mais qu’il unit Dieu et l’homme. En lui, Dieu se fait homme et l’homme se fait Dieu, c’est-à-dire qu’il est divinisé5.
C’est sur cette toile de fond idéale que s’inscrit l’application qu’Athanase fait de la question sotériologique, en fonction de la démonstration de la divinité du Christ. L’argument sotériologique n’apparaît pas avec la controverse arienne; il est présent dans toutes les grandes et anciennes controverses christologiques, de la controverse anti-gnostique à la controverse anti-monothélite. Dans sa formulation classique, il résonne ainsi : « Quod non est assumptum non est sanatum », « ce qui n’est pas assumé n’est pas sauvé »6. Celui-ci est adapté selon les cas, de manière à réfuter l’erreur du moment, qui peut être la négation de la chair humaine du Christ (gnosticisme), ou de son âme humaine (apollinarisme), ou le refus de sa libre volonté (monothélisme).
Dans l’usage qu’en fait Athanase, il peut être ainsi formulé : « Ce qui n’est pas assumé par Dieu n’est pas sauvé », où toute la force repose sur ce petit ajout « par Dieu ». Le salut exige que l’homme ne soit pas pris en charge par un intermédiaire quelconque, mais par Dieu lui-même : « Si le Fils était une créature, écrit Athanase, l’homme resterait mortel, n’étant pas uni à Dieu », mais encore : « L’homme ne serait pas divinisé, si le Verbe qui devint chair n’était pas de la même nature que le Père »7. Athanase a formulé, de nombreux siècles avant Heidegger, et en la prenant bien plus au sérieux, l’idée que « seul un Dieu peut nous sauver », nur noch ein Gott kann uns retten8.
Les implications sotériologiques qu’Athanase tire de l’homoousios de Nicée sont multiples et très profondes. Dire que le Fils est de « même substance » que le Père signifiait le placer à un niveau tel que rien ne pouvait rester en dehors de son champ d’action. Cela voulait dire aussi enraciner la signification du Christ dans le fondement même dans lequel l’être du Christ était enraciné, autrement dit : dans le Père. On en vient à dire que Jésus Christ ne constitue pas, dans l’histoire et dans l’univers, une seconde présence additionnelle par rapport à celle de Dieu ; au contraire, il est la présence même du Père,. Athanase écrit :
« Bon comme il est, le Père, avec son Verbe qui est aussi Dieu, guide et soutient le monde entier, pour que la création, éclairée par sa conduite, par sa providence et par son ordre, puisse persister dans l’être … Le Tout Puissant et très saint Verbe du Père, pénétrant toutes choses et arrivant partout avec sa force, éclaire chaque situation, possède et étreint tout en lui. Aucun être ne saurait se soustraire à sa domination. Toutes choses reçoivent de lui la vie et c’est par lui qu’elles sont maintenues en elle : chaque créature dans son individualité, et l’univers créé dans sa totalité »9.
Une précision importante toutefois s’impose. La divinité du Christ n’est pas un « postulat de la raison pratique », comme l’est, pour Kant, l’existence même de Dieu10. Elle n’est pas un postulat, mais l’explication d’une « donnée ». Elle serait un postulat, et donc une déduction humaine théologique, si l’on partait d’une certaine idée du salut et en déduisait que la divinité du Christ est seule capable d’opérer ce salut; elle est en revanche l’explication d’une donnée si l’on part, comme le fait Athanase, d’une expérience de salut et si l’on démontre que celle-ci ne pourrait exister si le Christ n’était pas Dieu. Ce n’est pas sur le salut que la divinité du Christ se fonde, mais c’est sur la divinité du Christ que se fonde le salut.
3. Corde creditur!
Mais le moment est venu de parler de nous et de chercher à voir ce que nous pouvons apprendre aujourd’hui de l’épique bataille soutenue en son temps par Athanase. La divinité du Christ est aujourd’hui le vrai « articulus stantis et cadentis ecclesiae », la vérité qui fait que l’Eglise tient debout ou tombe à terre. Si à une époque, quand la divinité du Christ était pacifiquement admise par tous les chrétiens, on pouvait penser que cet « article » était la doctrine de la « justification gratuite par la foi », ce n’est maintenant plus le cas. Pouvons-nous dire que le problème vital pour l’homme, aujourd’hui, est d’établir de quelle façon le pécheur peut être justifié, alors qu’on ne croit même plus avoir besoin d’une justification, ou que l’on est convaincu de la trouver en soi ? « C’est moi-même, moi qui m’accuse aujourd’hui – fait crier Sartre à un de ses personnages sur scène -, moi seul qui peux aussi m’absoudre, moi, l’homme. Si Dieu existe, l’homme n’est r
ien »11.
La divinité du Christ est la pierre angulaire qui soutient les deux grands mystères de la foi chrétienne : la Trinité et l’Incarnation. Ces derniers sont comme deux portes qui s’ouvrent et se referment ensemble. Si l’on exclut cette pierre, tout l’édifice de la foi chrétienne s’écroule sur lui-même: si le Fils n’est pas Dieu, de qui est formée la Trinité? Saint Athanase l’avait déjà clairement dénoncé, en écrivant contre les Ariens :
« Si le Verbe n’existe pas en même temps que le Père depuis l’éternité, alors il n’existe pas de Trinité éternelle, mais il y eut d’abord l’unité et c’est ensuite, au fil du temps, par accroissement, que la Trinité a fait son apparition »12.
(Cette idée de Trinité – formée « par accroissement » – a été proposée à nouveau, il n’y a pas longtemps, par quelque théologien, qui applique à la Trinité le schéma dialectique du devenir de Hegel!). Bien avant Athanase, saint Jean avait établi ce lien entre les deux mystères : « Celui qui refuse le Fils se sépare du Père, et celui qui reconnaît le Fils trouve en même temps le Père. » (l Jn 2,23). Les deux choses tiennent ou tombent ensemble, mais si elles tombent ensemble, alors nous devrons dire avec regret, comme Paul, que nous chrétiens « sommes les plus à plaindre de tous les hommes » (1 Co 15,19).
Nous devons nous laisser frapper en plein visage par cette question, si respectueuse mais si directe de Jésus: « Mais vous, qui croyez-vous que je suis ? », et par cette question encore plus personnelle : « Crois-tu ? » Crois-tu vraiment ? Crois-tu de tout ton cœur ? Saint Paul dit que « celui qui croit du fond de son cœur devient juste ; celui qui, de sa bouche, affirme sa foi parvient au salut » (Rm 10,10). Autrefois, la profession de la foi, qui est le second moment de ce processus, pouvait prendre une telle importance qu’elle finissait par laisser dans l’ombre ce premier moment, qui est le plus important et qui a lieu dans les profondeurs secrètes du cœur. « C’est de la racine du cœur que monte la foi », s’exclame saint Augustin13.
Il nous faut peut-être démolir en nous, croyants, et en nous, hommes d’Eglises, cette fausse persuasion de croire déjà que tout va bien pour nous au plan de la foi. Il nous faut provoquer le doute – non sur Jésus, bien entendu, mais sur nous – pour pouvoir ensuite partir à la recherche d’une foi plus authentique. Mais qui sait si ce n’est pas un bien de ne vouloir rien démontrer à personne, pendant quelque temps, pour intérioriser cette foi, redécouvrir sa racine dans le cœur ?
Jésus demande trois fois à Pierre : « M’aimes-tu ? ». Il savait que la première et seconde fois, la réponse était venue trop vite pour être la bonne. Finalement, la troisième fois, Pierre comprend. Voilà comment nous devons nous interroger sur notre foi : trois fois de suite, avec insistance, jusqu’à ce que, nous aussi, nous prenions conscience et que nous entrions dans la vérité : « Crois-tu ? Crois-tu vraiment? ». Il se peut que nous arrivions finalement à dire : « Non, Seigneur, je ne crois pas vraiment de tout mon cœur et de toute mon âme. Augmente ma foi ! »
Mais Athanase nous rappelle aussi une autre vérité importante: qu’il est impossible de croire en la divinité du Christ sans avoir fait l’expérience du salut apporté par le Christ. Sans cette expérience, la divinité du Christ devient facilement une idée, une thèse, et l’on sait bien qu’à une idée peut s’opposer une autre idée, à une thèse une autre thèse. Il n’y a qu’à la vie, disaient les Pères du désert, qu’on ne peut rien opposer.
L’expérience du salut se fait en lisant la parole de Dieu (et en la prenant pour ce qu’elle est, la parole de Dieu!), en administrant et recevant les sacrements, surtout l’Eucharistie, lieu privilégié de la présence du Ressuscité, en exerçant les charismes, en entretenant un contact avec la vie de la communauté des croyants, en priant. Evagre, au IV siècle, avait formulé la célèbre équation : «Si tuesunthéologien, tuprieras vraiment et si tupries vraiment tu seras un théologien »14.
Athanase a empêché que la recherche théologique ne reste prisonnière de la spéculation philosophique des différentes « écoles » et qu’elle devienne au contraire un approfondissement du fait révélé dans la ligne de la tradition. Un grand historien protestant a reconnu à Athanase un mérite particulier dans ce domaine : « Grâce à lui, a-t-il écrit, la foi en Jésus-Christ est restée une foi rigoureuse en Dieu et, conformément à sa nature, nettement détachée de toutes les autres formes – païennes, philosophiques, idéalistes – de foi … Avec lui, l’Eglise est redevenue une institution de salut, c’est-à-dire, au sens strict du terme, ‘Eglise’, dont la prédication du Christ constitue et détermine le contenu »15.
Tout ceci nous interpelle de manière particulière. La théologie, désormais définie comme une « science », est aujourd’hui professée dans les milieux académiques qui sont bien plus détachés de la vie communautaire des croyants que ne l’a été, au temps d’Athanase, l’école théologique du Didaskaleion, qui a fleuri à Alexandrie grâce à Clément et Origène. La science exige du chercheur qu’il « maîtrise » sa matière et qu’il soit « neutre » face à l’objet de sa propre science ; mais comment « maîtriser » quelqu’un que tu viens d’adorer comme ton Dieu ? Comment rester neutre face à l’objet en question, quand celui-ci est le Christ? Voilà l’une des raisons pour lesquelles, à un certain moment de ma vie, j’ai voulu quitter l’enseignement académique pour me consacrer à plein temps au ministère de la Parole. Je me souviens de la pensée que j’ai eue en sortant de congrès ou de débats théologiques et bibliques, surtout à l’étranger: « Puisque le monde universitaire a tourné le dos à Jésus-Christ, je tournerai le dos au monde universitaire ».
Abolir les facultés de théologie dans les universitaires laïques n’est certes pas la solution à ce problème. La situation italienne nous montre les effets négatifs que produit l’absence d’une faculté de théologie dans les universités de l’Etat. La culture catholique et religieuse est généralement reléguée dans un ghetto; on ne trouve aucun livre religieux dans les librairies, si ce n’est sur des sujets ésotériques ou à la mode. Le dialogue entre la théologie et le savoir humain, scientifique et philosophique, a lieu « à distance », et ce n’est pas la même chose. Lorsque je parle en milieu universitaire, je dis souvent de ne pas suivre mon exemple (qui reste un choix personnel), mais de valoriser au maximum le privilège dont ils jouissent, en cherchant tout au plus d’accompagner leurs études et l’enseignement de quelque activité pastorale qui soit compatible.
Mais si on ne peut ni ne doit enlever la théologie des milieux académiques, il y a néanmoins une chose que les théologiens peuvent faire : c’est avoir suffisamment d’humilité pour reconnaître leur limite. La leur n’est pas la seule ni la plus haute expression de la foi. Le P. Henri de Lubac a écrit: « Le ministère de la prédication n’est pas la vulgarisation d’un enseignement doctrinal à forme plus abstraite, qui lui serait antérieur et supérieur : il est, sous sa forme la plus haute, l’enseignement doctrinal lui-même. Cela était vrai de la première prédication chrétienne, celle des apôtres ; cela l’est également de ceux qui leur succèdent dans l’Eglise: les Pères, les Docteu
rs et nos Pasteurs à l’heure actuelle »16. H. U. von Balthasar parle à son tour de la « mission de prédication dans l’Eglise, à laquelle la mission théologique est elle-même subordonnée »17.
4. « Ayez confiance, c’est moi ! »
Revenons pour conclure à la divinité du Christ. Celle-ci illumine, éclaire la vie chrétienne toute entière. Sans la foi en la divinité du Christ :
Dieu est loin,
Le Christ reste dans son temps,
L’Evangile est un livre religieux parmi d’autres,
L’Eglise, une simple institution,
L’évangélisation, de la propagande,
La liturgie, l’évocation d’un passé qui n’existe plus,
La morale chrétienne, un poids bien loin d’être léger
Et un joug bien loin d’être suave.
Mais avec la foi en la divinité du Christ :
Dieu est l’Emmanuel, Dieu-avec-nous,
Le Christ, est le ressuscité qui vit dans l’Esprit,
L’Evangile, parole définitive de Dieu à l’humanité entière,
L’Eglise, sacrement universel de salut,
L’évangélisation, partage d’un don,
La liturgie, rencontre joyeuse avec le Ressuscité,
La vie présente, début de l’éternité.
Il est en effet écrit : « Qui croit au Fils a la vie éternelle » (Jn 3, 36). La foi en la divinité du Christ nous est indispensable surtout à un moment comme celui-ci où nous devons entretenir la flamme de l’espérance sur l’avenir de l’Eglise et du monde. Contre les gnostiques qui rejetaient la vraie humanité du Christ, Tertullien, en son temps, s’est écrié: « Parce unicae spei totius orbis », n’enlevez pas au monde sa seule espérance!18 C’est ce que nous devons dire aujourd’hui à ceux qui se refusent de croire en la divinité du Christ.
Aux apôtres, après avoir calmé la tempête, Jésus adressa une parole qu’il répète aujourd’hui à leurs successeurs : « Ayez confiance, c’est moi, soyez sans crainte » (Mc 6,50).
1 Bernard de Chartres, dans Jean de Salisbury, Metalogicon, III, 4 (Corpus Chr. Cont. Med., 98, p.116).
2 Athanase, Historia Arianorum, 52,3: “Qu’est-ce que l’empereur a à faire avec l’Eglise ?”
3 S. Kierkegaard, Journal, II A 110 (Trad. ital. de C. Fabro, Brescia 1962, nr. 196).
4 Athanase, De decretis Nicenae synodi, 31.
5 Cf. Athanase, De incarnatione 54, cf. Irénée, Adv. haer. V, praef.
6 Grégoire de Nazianze, Lettre à Clédonius (PG 37, 181).
7 Athanase, Contra Arianos II 69 e I 70.
8 Antwort. Martin Heidegger im Gespräch, Pfullingen 1988.
9 Athanase, Contra gentes 41-42.
10 E. Kant, Critique de la raison pure, ch. III et VI
11 J.-P. Sartre, Le diable et le bon Dieu, X, 4, Gallimard, Paris 1951, p. 267 s.
12 Athanase, Contra Arianos I, 17-18 (PG 26, 48).
13 Augustin, Commentaire de l’Evangile de Jean, 26,2 (PL 35,1607).
14 Evagre, De oratione 61 (PG 79, 1165).
15 H. von Campenhausen, I Padri greci [Les Pères grecs], Brescia 1967, pp. 103-104.
16 H. de Lubac, Exégèse médiévale, I, 2, Paris 1959, p. 670.
17 H.U. von Balthasar, La prière contemplative, in de Lubac.
18 Tertullien, De carne Christi, 5, 3 (CC 2, p. 881).