ROME, Vendredi 15 avril 2011 (ZENIT.org) – Il ne faudrait pas « traiter les Lumières en ennemies du christianisme », mais « recevoir ce qu’elles peuvent nous donner », affirme Mgr Francesco Follo, observateur permanent du Saint-Siège à l’UNESCO, qui encourage à découvrir les exigences du « dialogue », à l’école du pape Benoît XVI. Il souligne l’importance de l’éducation et de la recherche du « bien commun ».
ZENIT – Pour l’Eglise catholique, quel est le sens à donner à un espace de « dialogue », c’est-à-dire, selon votre définition, une « parole-qui-va-vers-l’autre-qui ne croit pas » ?
Mgr Follo – Pour le dire aussi simplement que possible, l’Eglise a « quelque chose » à dire. Ce « quelque chose » est censé vrai. L’Eglise, d’autre part, considère qu’il est possible de tenir un discours universellement vrai (sur Dieu, l’homme et le réel). Son leitmotiv est exprimé par saint Paul : « Je crois, et c’est pourquoi j’ai parlé ». Les conditions dans lesquelles l’Eglise parle ne sont pas celles d’un monologue. D’abord, bien sûr, parce que le monologue est toujours impossible ou légèrement pathologique. Ensuite, de facto, parce que les chrétiens ont toujours parlé, non seulement « à », mais aussi « avec », des non-chrétiens (voir Origène, plus tard Abélard, Thomas d’Aquin, Nicolas de Cues, etc). Dire en écoutant – mais dire aussi en souhaitant être écouté – est une situation chrétienne fondamentale. A quoi l’on ajoutera que c’est une situation humaine fondamentale, qui est à accepter sous peine de suicide intellectuel et spirituel. La Bible, après tout, est un immense dialogue.
Est-ce que la relation entre qui croit et qui est athée ou agnostique ou indifférent est condamnée à susciter seulement des monologues ?
Ici encore, il convient de tenir le langage de la vérité. Celui qui « croit » et celui qui ne croit pas – il convient de dire que le partenaire de dialogue est généralement un « croyant autrement » qu’un incroyant total et un athée – ont quelque chose à dire et à faire entendre dans la mesure où d’une part, ils ont du vrai à dire, et d’autre part, ils pensent – « croient » – que le vrai peut être communiqué, sans violence, par sa seule force pacifique. L’histoire est notre institutrice. Les chrétiens et les « gentils » ne se sont pas toujours parlé pacifiquement, mais il leur est arrivé de le faire. Et pour le dire brutalement, aucune philosophie consistante ne pose l’impossibilité du dialogue. Sur sa logique, je renvoie à Francis Jacques, Dialogiques. L’exemple est d’autant plus remarquable que ce livre a été écrit par un non-chrétien devenu ultérieurement catholique sans jamais se détourner de sa logique du dialogue. Le dialogue peut être concrètement impossible. Se refuser au dialogue, toutefois, pourrait être une faute morale. Et puis, soyons clairs et européens : le christianisme se réclame du logos, les plus grands courants philosophiques s’en réclament. Un front commun de tous ceux qui pensent que l’on peut « parler vrai » est nécessaire. Ce front commun n’est pas un front commun religieux. Une tradition religieuse peut ne ménager aucune place au règne du logos. Mais ici, le christianisme est innocent. Tout un chacun peut débattre en paix du vrai avec le chrétien. Cela réclame certainement une ascèse. Le difficile, en tout cas, n’a rien à voir avec l’impossible…
Quel sens donner à cet espace de parole entre « qui croit et qui ne croit pas », dans le cadre de ce « nouvel humanisme », un concept évoqué par Mme Irina Bokova, de Bulgarie, lors de sa campagne électorale pour devenir directeur général de l’UNESCO ?
Le « Nouvel humanisme » est un concept et un programme très important qu’il faudra préciser de plus en plus. Je suis sûr que Mme Bokova le fera dans le cours de son mandat. Dans cette perspective, le croyant et le non-croyant se retrouvent sans problème et ont des raisons suffisantes de soutenir la tension de leurs divergences. Mais je voudrais rappeler que le premier concept utile est celui de « nihilisme », qui nous dit mieux que tous quels sont les « problèmes » de l’homme contemporain, et peut donc nous donner une indication sur les solutions à espérer. La vraie antithèse se trouve être avec le « nihiliste cohérent », celui qui élimine la question du sens comme n’existant pas, parce qu’il coïncide avec le « produit » du savoir et du faire. Nous sommes peut-être justement aujourd’hui au temps du nihilisme accompli, parce que l’époque est marquée par l’organisation technique du monde, qui veut imposer une « forme » à l’homme lui même. C’est une époque de « techno-nihilisme », temps de domination technocratique du monde, de la mesure technologique de la vie et des relations. Ce qui est en discussion, ce n’est pas la technique, mais la prétention technocratique de la production du sens au-delà duquel il n’y a rien, d’un sens qui prétend annuler toute autre source de sens : l’art, la morale, la religion.
Comment se manifeste concrètement ce nihilisme ?
Le nihilisme refuse la vérité, entendue elle aussi comme « valeur ». Nietzsche posait que « la vérité est laide ». Le nihilisme voit entre autres le règne des points de vue, des perspectives, etc. Il y a des points de vue et des perspectives, évidemment. Cette évidence, toutefois, ne devrait pas nous masquer ce que nous avons en commun. L’humanité de l’homme peut-être survivre au temps du nihilisme ? Si nous trouvons la vérité laide, et si nous trouvons la raison déraisonnable, c’est peu probable. Si nous persistons à nous définir comme « animaux possesseurs du logos, et tous possesseurs du logos, entendu à la fois comme raison et comme parole, ce sera possible. Difficile, mais possible.
Peut-on éviter la prise de conscience de nos différences ?
Il faut revenir à l’usage « paisible » du concept de logos. Le mot grec signifie bien sûr une réalité et une expérience grecques. Nous pourrions en utiliser un autre à titre de complément et parler de tao. En s’appuyant sur le tao, la philosophie chinoise ne nie pas que nous soyons des animaux rationnels. Elle nous force, toutefois, à approfondir ce que nous avions un peu oublié, le lien de la philosophie comme discipline et de la philosophie comme art de vivre. Les grecs ont su cela. L’occident l’a graduellement relégué dans l’ombre, jusqu’à nourrir l’idée d’une philosophie qui se veuille « science », au sens moderne du terme. Une tâche donc serait à assigner au philosophe, au théologien, et plus largement à quiconque veut « bien vivre », vivre la vie qui mérite d’être vécue : réapprendre la sagesse, que nous pourrions définir comme lien de la sophia grecque et du tao. Une sagesse commune à tous plus que l’affrontement des sagesses. Mais une sagesse commune dont l’acquisition passe par une confrontation paisible des traditions. Le christianisme n’est pas seul à avoir ici de quoi dire. Mais il ne manque pas d’expérience en la matière : dès le XVIe siècle, pour nous en tenir à notre exemple, il connaissait le tao et le respectait.
On peut affirmer une « nature humaine commune » ?
Le terme de « nature » apparaît aujourd’hui démodé, ce qui est une bonne raison d’en user. Pas d’humanisme sans hommes. Pas d’hommes, au pluriel, sans l’homme, au singulier. Réaffirmer que nous avons une nature en partage, le cas échéant nous battre pour la défense de cette nature (c’est là l’enjeu principal des débats tournant autour de la « bioéthique »), est certainement un préalable à tout débat culturel. Le nihilisme vit de l’équation de l’être et du rien, et ce que nous sommes ne peut lui importer : nous ne sommes qu’une transition vers un avenir qui peut tout au plus être rêvé. Le nihilisme, d’autre part, s’incarn
e aujourd’hui en des conduites culturelles. Il faut peut-être accepter de mettre nos intérêts culturels entre parenthèses et nous rendre simplement capables d’affirmer l’existence de l’homme. Pas de nouvel humanisme qui ne se fonde sur un retour à l’homme.
Comment comprendre votre affirmation qu’il ne faut pas penser ou agir « régionnalement » ?
Nous appartenons tous à une « région » : pays, langue, culture. Mais en disant que nous appartenons, nous posons l’existence d’un « nous ». Dire « nous », et le dire en englobant tout homme dans ce « nous », n’est pas une tâche facile. C’est néanmoins une tâche nécessaire. Pour les grecs, ceux qui ne possédaient pas le logos étaient des « barbares » : le non-grec se signalait par son caractère « illogique ». Les grecs avouaient là une limite de leur expérience ou, plutôt, une carence dans leur recours au logos. Toutes les nations ont fait l’expérience de la guerre et, corrélativement, celle d’un désir de paix. Dire « nous » est dire ce désir de paix. Un idéal apparut dans l’empire romain, celui du cosmopolitisme. Cosmopolite veut dire « citoyen du monde ». L’idéal est celui d’une citoyenneté. Le monde est conçu comme une unique cité. L’idéal, bien sûr, est à la mesure de l’empire romain. Il méritera toujours, toutefois, d’être revivifié. Certes pas pour nier la pluralité des cultures ou les différences ethniques. Mais certainement pour aider au règne d’une paix de tous avec tous pour laquelle le christianisme a son mot, « communion ». La « guerre de tous contre tous », qui constitue pour Hobbes la condition « naturelle » de l’homme, est un fait contre-nature et un concept irrationnel. La guerre, à tous ses niveaux, politiques, culturels, etc, et en tout cas un phénomène omniprésent. Si nous apprenons à dire « nous » pacifiquement, donc à former un « nous » englobant, nous saurons faire la guerre à la guerre.
Est-ce possible de faire évoluer les idées, les pensées et, à partir de l’identité chrétienne, contribuer au « bien commun » de l’humanité ?
Le dialogue du théologien Joseph Ratzinger et du philosophe et sociologue allemand Jürgen Habermas est significatif. Il ne l’est pas parce que Ratzinger aurait dit quoi que ce soit de neuf : il répète avec de nouvelles harmoniques ce que disait sa conférence de la Sorbonne en 1999. Il est important, en revanche, parce qu’un climat d’amitié a permis à Habermas d’aller plus loin dans l’élaboration de sa philosophie tardive. Habermas aurait-il formulé sa théorie de la société post-séculière qu’il n’avait pas parlé paisiblement à un collègue ? Peut-être. Mais ce qui a eu lieu a eu lieu : le dialogue des deux hommes, l’un campant sur ses positions avec une grande courtoisie et l’autre témoignant de son évolution, nous en dit beaucoup sur les vertus du dialogue – entre gens cultivés, entre gens bien élevés et respectueux du partenaire de dialogue.
La question des Lumières est autre. Historiquement, les Lumières se sont éteintes, si j’ose dire, après la Révolution française : il ne peut donc y avoir que de néo-Lumières, un néo-antiobscurantisme, un néo-anticléricalisme, etc. Cela étant, les Lumières furent un phénomène complexe. Il y eut des Lumières anti-chrétiennes et des Lumières chrétiennes. La Suisse des XVIIe-XVIIIe a connu une « orthodoxie chrétienne éclairée ». En Allemagne, les Lumières ne furent pas tout court anti-chrétiennes ; c’est encore plus vrai pour les Etats-Unis. Il faut, donc, relire et interpréter. Aristote était un auteur, les Lumières un mouvement, toute comparaison est donc boiteuse. Reste une tâche : ne pas traiter les Lumières en ennemies du christianisme et recevoir ce qu’elles peuvent nous donner. Ce qu’elles nous donneront sera d’abord une vision critique – ce qui ne veut pas dire une démolition – de concepts clefs : tradition au premier chef. Mais elle nous donnerons aussi de quoi penser plus loin – par exemple, de toujours mieux penser la « religion » comme « affaire humaine ». Mais sous une réserve : que nous prêtions une égale attention au mouvement des « anti-Lumières » – notamment de J.G. Hamann, A. Rosmini, J. Newman, le romantisme catholique français – , qui a abordé cette question avant nous, et dont les propositions méritent encore d’être entendues. A qui penserait de « christianiser » les Lumières, faut faire observer que les Lumières ont « éclaté », et ce que l’on entend souvent par là est une « mentalité ». Et christianiser une mentalité est une œuvre de longue haleine, que nul chercheur individuel ne peut s’assigner pour tâche. Enfin, les Lumières n’appartiennent pas à notre passé mais à notre présent. Et nous ne sommes pas fâchés d’avoir hérité d’elles leur moment de vérité éternelle ; comme nous savons aussi que le chrétien ne peut assimiler les Lumières purement et simplement.
Quel est le sens théologique et ecclésial, mais aussi philosophique et politique d’un dialogue entre croyants et non-croyants dans une institution internationale comme l’UNESCO, gérée par des Etats ?
Le mot clef est « personne ». Mon expérience est que le dialogue entre croyants et non croyants a lieu dans la vie quotidienne, dans les Universités, ou au coin du feu et dans des organisations internationales gérées par des Etats. Il faut toutefois tirer parti de la situation. Si l’Unesco existe, c’est pour être aussi un espace public de rencontre. Le travail fondamental se fera là et ailleurs, à la base et au sommet. Un lieu qui peut porter le nom latin de forum. Sur le forum romain ou l’agora grecque, les citoyens se rencontrent pour parler – parler, plus que bavarder – des affaires de la cité. Ils en parlent informellement et officiellement. Pour parler d’une façon paradoxale : nous pouvons alors nous demander si le principal travail de l’Unesco n’est pas le travail informel accompli inter-personnellement, au cours de multiples échanges, plutôt que le travail solennel, officiel des commissions et assemblées plénières. Philosophiquement, la situation ainsi esquissée est celle du socratisme, autrement dit du règne du dialogue. Théologiquement, une telle situation est, par exemple, celle des Eglises d’Afrique noire, toujours mêlées à des communautés musulmanes, toujours en situation de parole vis-à-vis d’elles, et pratiquant une évangélisation sans contrainte, souvent en paix. Ecclésialement, une telle situation correspond partiellement à celle d’un christianisme souvent en diaspora, souvent minoritaire, et dont le principal devoir est la transmission amicale de paroles vraies. Politiquement enfin, nous avons tout dit : si nous voulons la paix de tous avec tous, nous devons vouloir le dialogue exigeant, parfois fécond (souvent aporétique aussi – ne croyons pas disposer de recette magiques face à nos problèmes) des religions et des cultures qui leur sont liées. Aux Etats de prendre la mesure de telles exigences, en un contexte fort nouveau.
Est-ce que « croire ou ne pas croire » peut influencer les relations diplomatiques, voire le travail entre diplomates ?
La diplomatie ne passe pas seulement par les diplomates. L’Unesco, ou l’ONU, sont des lieux où les diplomates se rencontrent et parlent. L’Unesco, de plus, est une structure où le travail diplomatique ne comporte pas de négociations sans ménager une place à l’invention. Le lieu de l’invention, à l’évidence, c’est la rencontre. Et si le terme de culture n’est pas expressément religieux, il l’est assez pour que les rencontres soient inévitablement interculturelles et interreligieuse. Qu’un diplomate s’enrichisse de son travail à l’Unesco et transmette cet enrichissement à son gouvernement est une affaire compliquée. Qu’un diplomate croyant sache confier ce qu’il dit vrai à ses collègues, qu’un diplomate « autrement-croyant » fasse de même, et un des buts de l’Unesco sera atteint. Et surtout : ne jamais oublier que lors
que nous parlons de croyance religieuse, et de foi chrétienne en particulier, ce sont toujours des individus qui veulent ou ne veulent pas croire. Des individus, pas des corps sociaux.
A quel niveau se situe cet espace de dialogue entre croyants et athées ? L’Unesco, est-ce suffisant ?
Soyons clairs, l’Unesco n’est que l’Unesco, qui joue un rôle important et de plus en plus. Mais le dialogue entre croyants et « autrement-croyants » ou non-croyants a et devra toujours avoir d’autres lieux, à commencer par les universités. Un rôle pourrait en fait être attribué à l’Unesco, celui de mécène et de catalyseur et de coordinnateur. Pour que les spécialistes parlent entre eux, pour que le monde ne soit pas livré au bavardage des media, il faut de l’argent et des lieux de rencontre libres et, donc, des universités vivantes et des Organisation gouvernementales qui répondent aux besoins des Etats et de la société civile. Le dialogue le plus profond est celui des hommes jeunes : « The child is father to the man ». Si l’Unesco était capable d’aider les Etats dans l’élaboration de politiques de l’éducation destinées à l’accueil de la vérité, l’Unesco pourrait être fier de soi. Et l’Eglise catholique ne pourrait que ce féliciter d’une telle politique. Elle ne serait donc pas consacrée au bien commun des Italiens ou des Camerounais : elle le serait au bien commun de ce qu’on appelle l’ « humanité ».
Propos recueillis par Anita S. Bourdin