* * *
Chers frères et sœurs,
L’écrivain russe Léon Tolstoï raconte, dans un court récit, l’histoire d’un souverain sévère qui demanda à ses prêtres et à ses sages de lui montrer Dieu afin qu’il puisse le voir. Les sages ne furent pas en mesure de satisfaire son désir. Alors un pasteur, qui était à peine rentré des champs, se proposa d’assumer la tâche des prêtres et des sages. Le roi apprit de lui que ses yeux n’étaient pas suffisants pour voir Dieu. Il voulut alors, cependant, au moins savoir ce que Dieu faisait. « Pour pouvoir répondre à ta question — dit le pasteur au souverain — nous devons échanger nos vêtements ». Avec hésitation, mais toutefois poussé par la curiosité pour l’information attendue, le souverain y consentit ; il remit ses vêtements royaux au pasteur et se fit revêtir du simple habit de l’homme pauvre. Et voilà alors la réponse qu’il entendit : « C’est cela que Dieu fait ». De fait, le Fils de Dieu — vrai Dieu né du vrai Dieu — a abandonné sa splendeur divine : «…il se dépouilla lui-même, en prenant la condition de serviteur. Devenu semblable aux hommes et reconnu comme un homme à son comportement, il s’est abaissé lui-même… jusqu’à mourir sur une croix » (cf. Ph 2, 6sq). Dieu a accompli — comme le disent les Pères — le sacrum commercium, l’échange saint : il a assumé ce qui était à nous, afin que nous puissions recevoir ce qui était à lui, devenir semblables à Dieu.
Saint Paul, à propos de ce qui se passe lors du Baptême, utilise explicitement l’image du vêtement : « En effet, vous tous que le baptême a unis au Christ, vous avez revêtu le Christ » (Gal 3, 27). Voilà ce qui s’accomplit dans le Baptême : nous nous revêtons du Christ, Il nous donne ses vêtements et ceux-ci ne sont pas quelque chose d’extérieur. Cela signifie que nous entrons dans une communion existentielle avec Lui, que son être et le nôtre confluent, s’interpénètrent réciproquement. « Ce n’est plus moi qui vit, mais le Christ qui vit en moi » — c’est ainsi que saint Paul décrit l’événement de son baptême dans la Lettre aux Galates (2, 2). Le Christ a mis nos vêtements : la douleur et la joie de l’être humain, la faim, la soif, la fatigue, les espérances et les déceptions, la peur de la mort, toutes nos angoisses jusqu’à la mort. Et il nous a donné ses « vêtements ». Ce qu’il expose dans la Lettre aux Galates comme simple « fait » du Baptême — le don du nouvel être — Paul nous le présente dans la Lettre aux Ephésiens comme un devoir permanent : « Il s’agit de vous défaire de votre conduite d’autrefois, de l’homme ancien qui est en vous… Adoptez le comportement de l’homme nouveau, créé saint et juste dans la vérité, à l’image de Dieu. Débarrassez-vous donc du mensonge, et dites toute la vérité à votre prochain, parce que nous sommes membres les uns des autres. Si vous êtes en colère ne tombez pas dans le péché…» (Ep 4, 22-26).
Cette théologie du Baptême revient de manière nouvelle et avec une nouvelle insistance dans l’Ordination sacerdotale. De même que dans le baptême est effectué un « échange de vêtements », un échange de destin, une nouvelle communion existentielle avec le Christ, de même dans le sacerdoce a lieu un échange : dans l’administration des sacrements le prêtre agit et parle désormais « in persona Christi ». Dans les saints mystères, il ne se présente pas lui-même et ne parle pas en s’exprimant lui-même, mais il parle pour l’Autre — pour le Christ. Ainsi, dans les Sacrements devient visible de manière dramatique ce que signifie être prêtre en général ; ce que nous avons exprimé avec notre « Adsum — je suis prêt », au cours de la consécration sacerdotale : je suis ici pour que tu puisses disposer de moi. Nous nous mettons à la disposition de Celui « qui est mort pour tous, afin que les vivants n’aient plus leur vie centrée sur eux-mêmes…» (2 Co 5, 15). Nous mettre à la disposition du Christ signifie que nous nous laissons attirer dans son « pour tous » : en étant avec Lui, nous pouvons être véritablement « pour tous ».
In persona Christi — au moment de l’Ordination sacerdotale, l’Eglise a rendu visible et tangible pour nous cette réalité des « vêtements nouveaux », même extérieurement, car nous avons été revêtus des ornements liturgiques. Dans ce geste extérieur, celle-ci veut mettre pour nous en évidence l’événement intérieur et la tâche qui en découle pour nous : revêtir le Christ ; se donner à Lui comme Il s’est donné à nous. Cet événement, « se revêtir du Christ », est toujours représenté à nouveau lors de chaque Messe à travers le fait que nous nous revêtons des ornements liturgiques. Les mettre doit représenter plus qu’un fait extérieur pour nous : c’est entrer toujours à nouveau dans le « oui » de notre charge — dans ce « non plus moi » du baptême que l’Ordination sacerdotale nous donne de manière nouvelle et, dans le même temps, nous demande. Le fait que nous soyons à l’autel, revêtus des parements liturgiques, doit immédiatement rendre visible aux personnes présentes et à nous-mêmes que nous sommes là « en la personne d’un Autre ». Les habits sacerdotaux, tels qu’ils se sont développés au cours du temps, sont une profonde expression symbolique de ce que signifie le sacerdoce. Chers confrères, je voudrais donc expliquer en ce Jeudi Saint l’essence du ministère sacerdotal en interprétant les ornements liturgiques qui, pour leur part, veulent précisément illustrer ce que signifie « se revêtir du Christ », parler et agir « in persona Christi ».
L’acte de revêtir les vêtements sacerdotaux était autrefois accompagné par des prières qui nous aident à mieux comprendre chaque élément du ministère sacerdotal. En commençant par l’amict. Par le passé — et aujourd’hui encore dans les ordres monastiques —, il était tout d’abord placé sur la tête, comme une sorte de capuche, devenant ainsi un symbole de la discipline des sens et de la concentration de la pensée nécessaire pour une juste célébration de la Messe. Les pensées ne doivent pas errer ici et là derrière les préoccupations et les attentes de ma vie quotidienne; mes sens ne doivent pas être attirés par ce qui, à l’intérieur de l’église, voudrait fortuitement attirer les yeux et les oreilles. Mon cœur doit docilement s’ouvrir à la parole de Dieu et être recueilli dans la prière de l’Eglise, afin que ma pensée reçoive son orientation des paroles de l’annonce et de la prière. Et le regard de mon cœur doit être tourné vers le Seigneur qui est parmi nous : voilà ce que signifie ars celebrandi — la juste façon de célébrer. Si je suis ainsi avec le Seigneur, alors avec mon écoute, ma façon de parler et d’agir, j’attire également les autres personnes dans la communion avec Lui.
Les textes de la prière qui interprètent l’aube et l’étole vont tous deux dans la même direction. Ils évoquent le vêtement de fête que le maître donne au fils prodigue revenu à la maison, sale et en haillons. Lorsque nous nous approchons de la liturgie pour agir en la personne du Christ, nous nous apercevons tous combien nous sommes loin de Lui ; combien il existe de saleté dans notre vie. Lui seul peut nous donner le vêtement de fête, nous rendre digne de présider à sa table, d’être à son service. Ainsi, les prières rappellent également les paroles de l’Apocalypse selon lequel les vêtements des 144.000 élus, non par leurs mérites, étaient dignes de Dieu. L’Apocalypse commente qu’ils avaient lavé leurs vêtements dans le sang de l’Agneau et que, de cette façon, ils étaient devenus blancs comme la lumière (cf. Ap 7, 14). Dès l’enfance, je me suis demandé : mais lorsqu’on lave une chose dans le sang, elle ne devient certainement pas blanche ! La réponse est : le « sang de l’Agneau » est l’Amour du Christ crucifié. C’est cet amour qui rend propres
nos vêtements sales ; qui rend vrai notre esprit obscurci et l’illumine ; qui, malgré toutes nos ténèbres, nous transforme en « lumière du Seigneur ». En revêtant l’aube, nous devrions nous rappeler : Il a souffert pour moi aussi. Ce n’est que parce que son amour est plus grand que tous mes péchés, que je peux le représenter et être témoin de sa lumière.
Mais avec le vêtement de lumière que le Seigneur nous a donné lors du Baptême et, de manière nouvelle, lors de l’Ordination sacerdotale, nous pouvons aussi penser au vêtement nuptial, dont Il nous parle dans la parabole du banquet de Dieu. Dans les homélies de saint Grégoire le Grand, j’ai trouvé à ce propos une réflexion digne d’intérêt. Grégoire distingue entre la version de Luc de la parabole et celle de Matthieu. Il est convaincu que la parabole de Luc parle du banquet nuptial eschatologique, alors que — selon lui — la version transmise par Matthieu traiterait de l’anticipation de ce banquet nuptial dans la liturgie et dans la vie de l’Eglise. En effet, chez Matthieu — et seulement chez Matthieu — le roi vient dans la salle remplie de monde pour voir ses hôtes. Et voilà qu’au sein de cette multitude, il trouve aussi un hôte sans habit nuptial, que l’on jette ensuite dehors dans les ténèbres. Alors Grégoire se demande : « Mais quelle espèce d’habit lui manquait-il ? Tous ceux qui sont réunis dans l’Eglise ont reçu l’habit nouveau du baptême et de la foi ; autrement ils ne seraient pas dans l’Eglise. Que manque-t-il donc encore ? Quel habit nuptial doit encore être ajouté ? ». Le Pape répond : « Le vêtement de l’amour. Et, malheureusement, parmi ses hôtes auxquels il avait donné l’habit nouveau, le vêtement blanc de la renaissance, le roi en trouve certains qui ne portent pas le vêtement de couleur pourpre du double amour envers Dieu et envers le prochain. « Dans quelle condition voulons-nous nous approcher de la fête du ciel, si nous ne portons pas l’habit nuptial — c’est-à-dire l’amour, qui seul peut nous rendre beaux ? », demande le Pape. Sans l’amour, une personne est obscure intérieurement. Les ténèbres extérieures, dont parle l’Evangile, ne sont que le reflet de la cécité intérieure du cœur (cf. Hom. 38, 8-13).
A présent, alors que nous nous apprêtons à célébrer la Messe, nous devrions nous demander si nous portons cet habit de l’amour. Demandons au Seigneur d’éloigner toute hostilité en nous, de nous ôter tout sens d’autosuffisance et de nous revêtir véritablement du vêtement de l’amour, afin que nous soyons des personnes lumineuses, qui n’appartiennent pas aux ténèbres.
Pour finir, encore quelques mots à propos de la chasuble. La prière traditionnelle, lorsque l’on revêt la chasuble, voit représenté en celle-ci le joug du Seigneur qui, en tant que prêtres, nous a été imposé. Et elle rappelle la parole de Jésus qui nous invite à porter son joug et à apprendre de Lui, qui est « doux et humble de cœur » (Mt 11, 29). Porter le joug du Seigneur signifie tout d’abord : apprendre de Lui. Etre toujours disposés à aller à son école. De Lui, nous devons apprendre la douceur et l’humilité — l’humilité de Dieu qui se montre dans son être homme. Saint Grégoire de Nazianze s’est demandé une fois pourquoi Dieu avait voulu se faire homme. La partie la plus importante, et pour moi la plus touchante de sa réponse est : « Dieu voulait se rendre compte de ce que signifie pour nous l’obéissance et il voulait tout mesurer sur la base de sa propre souffrance, de la création de son amour pour nous. De cette façon, Il peut directement connaître en lui-même ce que nous ressentons — combien il nous est demandé, combien d’indulgence nous méritons — en calculant, sur la base de sa souffrance, notre faiblesse » (Discours 30; Disc. théol. IV, 6). Nous voudrions parfois dire à Jésus : Seigneur, ton joug n’est pas du tout léger. Il est même terriblement lourd dans ce monde. Mais, ensuite, en Le regardant, Lui qui a tout porté — qui a éprouvé en lui l’obéissance, la faiblesse, la douleur, toute l’obscurité —, toutes nos plaintes se taisent. Son joug est d’aimer avec Lui. Et plus nous L’aimons, plus nous devenons avec Lui des personnes qui aiment, plus son joug apparemment lourd devient léger pour nous.
Prions-le de nous aider à devenir avec Lui des personnes qui aiment, pour ressentir ainsi toujours davantage comme il est beau de porter son joug. Amen.
© Copyright du texte original en italien : Librairie Editrice Vaticane
Traduction réalisée par Zenit