Zenit. Comment et en quoi y a-t-il cohérence entre la doctrine sociale de l’Église et la défense des droits de l’homme ?
Mgr Michel Schooyans : Dans les premiers documents où l’enseignement social de l’Église a commencé a être systématisé, les Papes se référaient à des situations d’exploitation ou d’oppression que la conscience morale devait dénoncer. Il s’agissait de questionner les structures établies afin de les transformer en structures économiques et politiques plus justes. Rien de tout cela n’est périmé, bien au contraire.
Mais deux facteurs nouveaux sont intervenus, qui ont provoqué un approfondissement de l’enseignement de l’Église sur la société. Le premier, c’est l’expérience du totalitarisme, dont les différentes formes ont en commun de vouloir détruire psychologiquement la personne humaine. Le second, c’est l’essor de la philosophie personnaliste, dont Gaudium et Spes a largement bénéficié, et que Jean-Paul II a commencé à développer très tôt, à Cracovie et à Lublin. Désormais, dans son enseignement social, l’Église souligne que les hommes sont faits pour vivre ensemble, qu’ils ont tous reçu la vie en partage du même Dieu, dont ils sont tous l’image. Ainsi l’enseignement de l’Église bénéficie désormais d’une riche anthropologie qui fonde les droits de l’homme: droit à la vie, à fonder une famille, à pratiquer sa religion, à travailler, à s’associer, etc. Autant de droits inaliénables que l’Etat et les organisations internationales doivent promouvoir et protéger.
Zenit. Dans votre dernier livre « Pour relever les défis du monde moderne », vous parlez de la théologie de la création et de la théologie du travail. Il s’agit là de deux enseignements refusés par une certaine culture « environnementale ». Pouvez-vous expliquer les fondements de la théologie de la création et de la théologie du travail ? A quelle conception de l’homme et de Dieu ces théologies se réfèrent-elles ?
Mgr Michel Schooyans : La théologie de la création trouve ses fondements dans les premiers chapitres du livre de la Genèse. L’homme y est appelé à transmettre la vie et à être gérant responsable de la création. Or des problèmes moraux surgissent lorsque l’homme se comporte comme s’il pouvait accaparer le don de Dieu qu’est le monde ambiant. Il y a aujourd’hui de nouvelles formes d’avarice qui poussent certains groupes privés ou certains États à faire main-basse sur les ressources du monde, à les exploiter à leur seul profit particulier. On oublie que les biens de la terre ont été mis par le Créateur à la disposition de toute l’humanité. Cela signifie que nous avons une responsabilité non seulement vis-à-vis de nos contemporains, mais aussi vis-à-vis des générations futures. D’où les appels répétés du Saint-Père à une écologie humaine. « L’homme est le plus beau cadeau de Dieu à l’homme », écrit-il en substance dans Centesimus Annus (cf. n° 38). On n’est pas crédible si l’on prétend respecter le monde ambiant alors que l’homme n’est pas le premier à être respecté et que sa place unique n’est pas reconnue au sommet de la création.
En outre, et contrairement à une écologie bucolique, résidu des rêveries rousseauistes d’intellectuels en chambre, là où l’homme manque, ou qu’il s’abstient d’intervenir dans la nature, celle-ci devient violente. L’homme doit constamment cultiver le monde ambiant pour prévenir l’érosion, la désertification, l’envahissement des routes par la forêt, la destruction des cultures par des insectes nocifs, etc.
Enfin, contrairement à l’écologie panthéiste inspirée du Nouvel Age, l’homme n’est pas le simple produit d’une évolution matérielle; il ne doit pas s’aliéner, ni être aliéné, en rendant un culte néo-païen à la Terre-Mère.
Zenit : Dans un chapitre de votre livre, vous abordez le rapport entre politiques démographiques et démocratie. Dans un autre chapitre, vous montrez que les enfants sont le meilleur investissement. Pouvez-vous nous expliquer ce qui fait le cœur de votre argumentation ?
Mgr Michel Schooyans : Les démocraties occidentales continuent à utiliser et à divulguer à leur profit l’idéologie malthusienne et ses prolongements néo-malthusiens. Selon les présentations contemporaines de cette idéologie, la sécurité des pays riches serait menacée par la croissance de la population des pays dits du Tiers-Monde. Une « bombe » démographique venue du Tiers-Monde serait sur le point d’exploser, submergeant les pays riches et menaçant leur confort. Dès lors –toujours selon cette idéologie de la sécurité démographique– il serait urgent que les pays riches contrôlent efficacement la croissance de la population pauvre. Ce contrôle devrait se faire avec la connivence des classes dirigeantes des pays en développement eux-mêmes.
Mais un tel contrôle volontariste ne peut être que coercitif, ainsi que l’illustrent les exemples de l’Inde, du Brésil, du Mexique, du Pérou, etc. C’est mentir aux gens, les agresser physiquement et surtout psychologiquement, que de leur dire que le développement et la démocratie passent par la mutilation de 40 % de la population féminine en âge de procréer. Les pays européens, qui ont largement financé de telles campagnes, ont d’ailleurs été pris à leur propre piège. Finançant et légalisant chez eux le rejet de la vie, les populations de ces pays vieillissent et parfois même diminuent. C’est ce que le grand démographe français Gérard François Dumont a appelé « l’hiver démographique ». Dans sa doctrine sociale, l’Église confirme, pour des motifs moraux et religieux, ce que disent beaucoup d’experts en économie, en démographie, en sciences politiques, à savoir que ce qui importe le plus aujourd’hui, ce n’est pas le capital physique (les choses qu’on trouve dans et sur la terre), mais le capital humain, c’est-à-dire l’homme bien formé moralement et intellectuellement.
Zenit : Vous critiquez le socialisme et l’impérialisme. Vous établissez en outre un rapport entre paix et développement. Vous proposez aussi une concertation mondiale en vue du développement. De quelle manière la doctrine sociale de l’Église indique-t-elle un chemin vertueux conduisant au développement économique, social et spirituel ?
Mgr Michel Schooyans : Depuis ses origines au XIXe siècle, la doctrine sociale de l’Église a émis des critiques fondées à l’endroit du socialisme et du libéralisme. Au socialisme, elle reproche de ne pas assez faire confiance à la personne humaine et de trop attendre des pouvoirs publics; au libéralisme, elle reproche de favoriser un individualisme consacrant la suprématie des plus fort au détriment des plus faibles, et de ne pas vouloir reconnaître le rôle nécessaire et légitime des pouvoirs publics.
Dans son enseignement social, l’Église reconnaît le rôle subsidiaire des pouvoirs publics: ceux-ci doivent être au service des personnes, des corps intermédiaires et de la société civile ; ils doivent rester sous le contrôle de ceux-ci. Il y a là un équilibre précaire qui ne peut être maintenu que si les acteurs sociaux ont une forte motivation morale et religieuse les poussant à promouvoir le bien commun, à avoir une tendresse particulière pour les plus vulnérables, à œuvrer à la justice et à la paix.
Cet idéal, le seul digne de l’homme, implique que les pouvoirs publics eux-mêmes, les organisations internationales, les structures économiques ne soient pas indifférents à la vérité, moralement relativistes, purement utilitaristes voire même cyniques, mais qu’ils aient, tous, le souci de servir et non de se faire servir. Dans une société qui se globalise, l’enseignement social de l’Église apparaît ainsi comme une lumière porteuse d’espérance. Une lumière que, pour notre plus grande joie, nous sommes.
Propos recueillis par Antonio Gaspari