Les historiens du P. d’Alzon ( 1810- 1880 ), fondateur en 1845 de la Congrégation des Religieux de l’Assomption dits « Assomptionnistes », ne s’attardent guère en général sur la ‘pratique pèlerine’ de celui dont on dit que les fils ressuscitèrent dans les années 1872 les pèlerinages de l’époque moderne. Le site de la congrégation propose cet intéressant « tour de Languedoc ».
Le P. d’Alzon et les ‘hauts-lieux spirituels’ de la Provence et du Languedoc
Emmanuel d’Alzon, né en 1810 au Vigan au pied des Cévennes, a passé sa jeunesse à Lavagnac (1816-1923), belle demeure seigneuriale qui surplombe l’Hérault. Il fit ses humanités dans les collèges parisiens (Saint-Louis, Stanislas, de 1823-1833), commença des études de droit à Paris (1828-1830) avant son orientation vers le sacerdoce qui lui fit retrouver ses racines languedociennes (Montpellier, 1832-1833) et approfondir à Rome son sens ecclésial (1833-1835). Ordonné prêtre à Rome (décembre 1834), il débute à Nîmes un ministère pastoral qui va durer plus de quarante ans (1835-1878), vicaire général successivement de 4 évêques (de Chaffoy, Cart, Plantier, Besson). En un sens, cet enracinement provincial et provençal ne le prédisposait pas particulièrement à des horizons élargis.
Terre natale, terre d’apostolat
Cependant ce premier cadre historico-géographique qui est lié à son ministère mérite plus qu’un rappel sommaire. Il nous invite à découvrir les liens plus profonds d’une connexion dans sa vie entre terre natale et terre d’apostolat. Comme vicaire général, le P. d’Alzon a sillonné en tous sens les routes de son diocèse nîmois, un ministère qui s’apparente par bien des traits à « l’itinérance » pèlerine: rencontres, prédications, célébrations, découvertes.
Une certaine mémoire familiale
Il n’ignore pas non plus les beautés architecturales, touristiques et religieuses du diocèse voisin, celui de Montpellier ou réside sa famille, ceux d’Avignon dont l’histoire diocésaine récente est liée à Nîmes (fusion entre 1801 et 1821) et au passé chrétien médiéval (papauté avignonnaise), de Marseille avec le pèlerinage aux Saintes-Maries de la Mer et le sanctuaire de Notre-Dame de la Garde. Quelques exemples précis en disent parfois plus que de longs commentaires. N’a-t-on pas retrouvé à Gignac un ex-voto d’une des aïeules du P. d’Alzon, indice au moins hypothétique qu’une certaine mémoire familiale a dû faire connaître ce lieu au jeune Emmanuel? A côté du château de Lavagnac, d’Alzon a eu l’occasion à plusieurs reprises d’admirer les voûtes ogivales de l’ancienne abbaye de Valmagne: il les fait contempler au Frère Victor Cardenne en 1849 lequel s’obstine à les trouver ‘surbaissées’.
Notre-Dame du Suc
Un autre ‘haut-lieu’ de la prière du diocèse de Montpellier est le sanctuaire de Notre-Dame du Suc , sur la paroisse de Brissac, près des monts de la Séranne: nous avons peine à ajouter foi à la tradition rapportée par le chanoine Bascoul selon laquelle Mme d’Alzon voua ici à la Vierge Marie l’évéil de la vocation sacerdotale de son fils, quand on sait les résistances qu’elle apporta tout d’abord à sa réalisation en 1832! Par contre, Emmanuel d’Alzon n’a pu ignorer les travaux de son ancien élève du collège de l’Assomption, Frédéric Fabrège qui, après son père, continua l’œuvre de remise en état de Maguelonne, laquelle précéda Montpellier comme évêché.
Les cures d’eau et les sanctuaires
En dehors de Montpellier, le P. d’Alzon ne pouvait ignorer d’autres localités de ce diocèse qui ont une notoriété d’ordre historique et religieuse: Saint-Guilhem-le-Désert , près d’Aniane, sans doute un des plus extraordinaires villages de la France méridionale avec son antique abbaye de Gellone, la belle église romane de Saint-Martin de Londres, dite de l’école de Provence, près du Pic Saint-Loup ou encore Lodève, ancien évêché ou résident des parents, les de Faventine. Le P. d’Alzon a sans doute eu connaissance de l’implantation des chartreux à Mougères, près de Caux, mais sa correspondance conservée n’en fait pas mention. La fréquentation de cures d’eau à Lamalou-les-Bains lui a fait connaître la belle église romane de Saint-Pierre-de-Rèdes entourée du cimetière, le sanctuaire de Notre-Dame de Capimont et l’ermitage de Saint-Michel de Mourcairol.
Un lieu de culte pour les curistes
On sait que le P. d’Alzon, en cure à l’hôtel des Bains, établissement médical que dirige son ami le Docteur Privat, s’inquiète de la distance trop éloignée d’un lieu de culte pour les curistes et obtient que l’architecte diocésain Revoil construise sur place un sanctuaire dédié à Notre-Dame de Pitié (1878-1879). Il offre une somme d’argent au Docteur Privat pour réaliser un autel à Saint-Joseph, qui, sobre et modeste, orne toujours l’abside nord de la chapelle. Une façon sans doute pour le P. d’Alzon d’être pèlerin de Dieu pour ses compagnons et compagnes d’infortune. Mais c’est surtout à l’intérieur des limites de son propre diocèse, Nîmes, que le P. d’Alzon a beaucoup pratiqué les pèlerinages: nous ne pouvons tous les évoquer ici. Nous en choisissons quatre particulièrement signifiants dans la vie du fondateur de l’Assomption: Notre-Dame de Rochefort, Valbonne, l’Espérou ou Saint-Gilles du Gard.
Notre-Dame de Rochefort
C’est une tradition au collège de l’Assomption à Nîmes de se rendre annuellement à Notre-Dame de Rochefort, au sanctuaire de Notre-Dame de Grâce, sur la route d’Avignon, couronnant une montagne escarpée que le P. d’Alzon a maintes fois escaladée, les pieds nus . La première chapelle du lieu fut dédiée en 798 à Sainte Victoire par Charlemagne, vainqueur des Sarrasins. Les Bénédictins, maîtres des lieux, rendirent fertiles les anciens marais étalés entre le mont et le Rhône. Depuis 1846, les maristes ont la charge du pèlerinage. Donc dans les années 1846-1880, les élèves du collège quittent la ville de Nîmes vers 16 heures. Une première étape de 22 km aboutit à la halte nocturne de Remoulins. Le repas est savouré à l’auberge étape de Lafoux, près des assises du pont du Gard. Avant l’aube du lendemain, les pèlerins repartent pour Rochefort, assistent à la messe et communient. Dans la journée, ils atteignent à pied Avignon. Le retour à Nîmes se fait en train.
Une retraite
Valbonne est le lieu par excellence ou le P. d’Alzon, surchargé ou surmené, aime se rendre pour prendre quelques jours de repos, de distance d’avec le quotidien écrasant ou encore de retraite, seul, mais aussi avec des professeurs du collège ou des élèves. Au XIX ème siècle, Valbonne est redevenu une chartreuse, sise près de Pont-Saint-Esprit, au creux d’un vallon boisé. On peut dire que l’Assomption a un peu pris naissance ou racine sous les ombrages de Valbonne: il suffit pour s’en convaincre de lire les correspondances de l’époque du P. d’Alzon; le P. d’Alzon y fait sa retraite ou y donne une retraite aux dates suivantes : 1er – 6 avril 1850, 2-10 octobre 1850, 22 avril 1851, 31 août 1851, 12-18 avril 1852, 9-14 novembre 1852, 28 mars – 3 avril 1853, 17-21 avril 1854, 9-16 avril 1855 … Il est assez émouvant de se souvenir que c’est à Valbonne que le P. d’Alzon, sentant sa fin prochaine, voulut se préparer à la grande rencontre dernière, à la fin du mois de septembre 1880. A proprement parler, Valbonne ne fait pas partie des lieux de pèlerinage, mais il entre au premier chef dans cette géographie spirituelle de la vie itinérante du P. d’Alzon.
Le massif de l’Espérou
L’Espérou offre par contre toutes les caractéristiques du genre pèlerinage, dans les années 1870. On sait que la ville natale du P. d’Alzon, Le Vigan, devenu point de chute du noviciat en 1864 établi dans la maison d’enfance du fondateur, est dominé par les 1400 mètres du massif de l’Espérou. Sa situation frontalière y attire les pèlerins du Gard, de la Lozère, de l’Aveyron et de l’Hérault. En 1868, l
e P. d’Alzon qui a déjà acheté un terrain sur ces hauteurs le 27 septembre 1865 et y a fait planter une croix en signe de prise de possession, charge le P. Hippolyte Saugrain, maître des novices, grand pourvoyeur de vocations féminines chez les Oblates voisines, de procurer une assistance religieuse aux populations assez délaissées et clairsemées du plateau de l’Espérou. Mgr Plantier autorise le culte dans une bergerie transformée en chapelle. Un alumnat, petit séminaire propre à l’Assomption, s’installe sur le plateau d’avril à septembre 1875, vite vaincu par des conditions climatiques rigoureuses, mais une communauté de religieuses Oblates y perdure de 1873 à 1879.
Malgré la fatigue et l’âge, le P. d’Alzon, séduit par la beauté sauvage des lieux, se rend volontiers à pied sur la montagne de l’Espérou, à partir du Vigan. Il propose à son évêque Mgr Plantier d’y créer un pèlerinage pour obtenir la fin de la maladie des vers à soie, tandis que de son côté, à Alès, le célèbre Pasteur s’intéresse à une solution médicale. Presque chaque année, de 1865 à 1873, il s’y rend en pèlerin: mai 1865, juin 1865, août 1866, juillet 1871, 5-6 juillet et 22 juillet 1873, conduite de deux pèlerinages.
Saint-Guilhem-le Désert
En dehors du cadre naturel, le P. d’Alzon se montre intéressé par l’histoire religieuse du lieu. L’Espérou, qui n’était qu’un hameau éloigné de la paroisse de Valleraugue, avait autrefois une église, du titre de Saint-Guilhem, dépendant de l’abbaye de Saint-Guilhem-le Désert, passé ensuite en 1436 à la collégiale de Notre-Dame de Bonheur dont il veut ressusciter le titre. Les chanoines de cette collégiale obtinrent en 1782 que l’église de l’Espérou reconstruite en 1868 porte le nom de Notre-Dame de Bonheur. Le P. d’Alzon veut renouer les fils d’une histoire locale riche: la collégiale de Notre-Dame de Bonheur, sur la montagne dominant Valleraugue, a été fondée au XII ème siècle par des chanoines réguliers de Saint-Augustin, dans le but de secourir les voyageurs égarés au milieu de ces contrées abruptes et sauvages entre l’Aigoual et l’Espérou. 1
Notre-Dame de Bonheur
Outre les biens entourant la chapelle, la collégiale de Bonheur acquit les prieurés de Molères, de Gatuzières, de l’Espérou et les dîmes de l’Espérou. La collégiale fut supprimée en 1782. Enfin, pèlerin averti des temps modernes qui ne sépare pas ‘les choses de Dieu’ des joies de la découverte, le P. d’Alzon profite de ses montées à l’Espérou pour visiter les ruines de la tour de Cassini et la grotte de Bramabiau, curiosité naturelle d’où sort en résurgence le cours d’eau du Bonheur, cavité profonde qu’allait explorer Edouard Martel, un des fondateurs de la spéléologie, auteur de la France ignorée. Là, comme à Lamalou-les-Bains, le P. d’Alzon se montre précurseur et soucieux d’une histoire continue, fondant les noms d’Augustin, de Bonheur et de l’Espérou et les tressant en quelque sorte aux activités apostoliques renouvelées du diocèse comme de l’Assomption.
Saint-Gilles du Gard
Saint-Gilles du Gard offre un autre exemple de cette connexion alzonienne de l’histoire, du pèlerinage, du sanctoral et de l’Assomption. Il se trouve que c’est un ancien professeur du collège nîmois de l’Assomption, l’abbé Léon-Emile d’Everlange ( 1820-1889 ), qui se fit au XIX ème siècle, en tant que curé de Saint-Gilles à partir de 1873, l’un des chantres de la résurrection de ce haut- lieu spirituel de la Provence. L’ancienne basilique dont le pape Jules II disait qu’elle était la plus belle du monde, a beaucoup souffert de la Révolution, il n’en subsiste au XIX ème siècle que les dimensions de la crypte, mais sa façade faisait encore l’admiration de Prosper Mérimée ( 1803-1870 ), cet écrivain romantique auteur de supercheries littéraires, amoureux de l’art et inspecteur des monuments historiques sous l’Empire auquel la France du XIX ème siècle doit une reconsidération active pour son passé architectural. Le P. d’Alzon, à sa manière, est un amoureux de sa région, fier de son passé, de sa culture, de sa langue renaissante et de son patrimoine: c’est ainsi qu’il envoie à Saint-Gilles un de ses hôtes, le Père Jésuite Cahier, visiter les lieux en compagnie de M. Germer-Durand.
En 1853, il se préoccupe d’adjoindre au bréviaire romain un propre nîmois où figure notamment saint Gilles, mais un saint Gilles dépoussiéré des légendes ou erreurs qui encombrent généralement les vies des saints et leur culte. Pour le P. d’Alzon, le passé est un héritage à transmettre aux jeunes générations. Exalter le terroir, c’est pour lui servir vraiment son pays, contrebalancer le mouvement de centralisation autour de la capitale et ne pas compromettre la cause religieuse par des attachements à des doctrines politiques partisanes.
Ces idées, il les a déjà exprimées avant 1830 dans Le Correspondant, les Mélanges Occitaniques ou encore, à partir de 1848, dans le journal La Liberté pour tous. L’histoire locale, si riche pour l’Antiquité dans la Provence latine, est un chemin naturel, à ses yeux, pour découvrir la Provence chrétienne: Arles, Orange, Nîmes, toute la vallée du Rhône ont été des points de pénétration pour la foi chrétienne. Aigues-Mortes évoque saint Louis, les Saintes-Maries de la Mer l’Evangile aux portes de la Provence ou le P. d’Alzon se rendit au moins une fois, le 25 mai 1857 pour le pèlerinage des Gitans, Avignon la chrétienté médiévale… Un pèlerinage, c’est un moyen concret d’unir dans la beauté le sentiment religieux avec l’amour de sa patrie locale et l’amour de la langue des aïeux, retrouvée avec les Félibres accueillis à l’Assomption ( 1859 ), cette beauté que le P. d’Alzon exalte dans un discours des prix sur les splendeurs de l’Art chrétien, l’alliage supérieur que résument dans les pèlerinages aux ‘hauts- lieux’ de la Provence la vision du beau, grâce aux monuments sacrés qui ont défié le temps, la propension au ‘bien à faire’ pour les hommes de conversion auquel convie le rassemblement, et l’amour du vrai qui est le socle de la foi chrétienne annoncée aux hommes au cours des âges.
(à suivre)