Mgr Gintaras Grusas, 28 nov 2018 © Vatican Media

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Le voyage du pape François en Lituanie, ou le défi – européen – de la mémoire

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L’action de grâce des évêques lituaniens

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Dans l’avion de Vilnius, Patricia, jeune lituanienne née à New York et qui vit en France avec son mari, revient d’un pèlerinage aux sources. J’évoque ma rencontre avec Vladas Terleckas dont le frère a souffert au goulag et auteur de « Pages tragiques de l’histoire de la Lituanie (1940-1953) ». Le prof. Terleckas a été membre du Conseil suprême du parlement restauré de la République de Lituanie de 1990 à 1992 et signataire de l’Acte de rétablissement de l’Indépendance le 11 mars 1990. Patricia s’émeut: « Je ne savais pas, je ne connaissais pas l’histoire de mon pays. Ils ont été héroïques… ».
Pèlerinage de la mémoire
Les Lituaniens, guidés par leurs évêques, Mgr Gintaras Grusas, Mgr Sigitas Tamkevicius, et Mgr Lionginas Virbalas – actuel archevêque de Kaunas -, sont à Rome, ces 28 et 29 novembre, pour remercier le Pape et pour le 70e anniversaire du Collège pontifical lituanien.
Ils ont participé à l’audience générale de ce mercredi matin, en la salle Paul VI du Vatican, et ils vont aussi à Sainte-Marie-Majeure remercier la Vierge Marie pour le voyage du pape François.
Ils inscrivent ainsi leur pèlerinage dans une logique de mémoire, d’identité, d’appartenance. Et de gratitude.
C’est l’occasion de revenir sur quelques moments forts de la visite apostolique: Mgr Grusas a remis au pape un livret sur ce voyage.
Les racines d’un peuple
Les pays baltes sont aujourd’hui hyper-connectés et la présidence lituanienne a offert au Pape une « nano-crèche », en décembre 2017. Mais la course à l’innovation risque de se faire au prix d’une perte de mémoire et l’émigration des jeunes met en danger leur identité.
« N’oubliez pas les racines de votre peuple ! » : le discours du Pape François devant des dizaines de milliers de jeunes, sur le parvis de la cathédrale des Saints-Stanislas-et-Ladislas de Vilnius, le 22 septembre, en présence du tableau de Jésus miséricordieux, soulève leur enthousiasme. « Je voudrais vous dire de ne pas oublier les racines de votre peuple. Pensez au passé, parlez avec les vieux: ce n’est pas ennuyeux de parler avec les anciens. Allez chercher les vieux et faites-vous raconter les racines de votre peuple, les joies, les souffrances, les valeurs », demande le pape.
La présidente, Dalia Grybauskaité a voulu être présente. Le pape salue l’archevêque émérite, le cardinal Audrys Backis, cheville ouvrière de la reconstruction du tissu ecclésial au lendemain de la libération. Il a fallu passer de la clandestinité et des cellules de résistance, à l’ouverture, la confiance, la coordination sous l’autorité de l’archevêque, réapprendre la vie ensemble, recréer les réseaux de solidarité, mettre en place la Caritas, la formation dans les séminaires. Il a redonné à tous l’accès au tableau peint sur les indications de sainte Faustine par Eugeniusz Kazimirowski en 1934, désormais placé dans un sanctuaire ouvert 24h sur 24 et 7 jours sur 7, et en ligne grâce à la webcam. Mais qui parmi les jeunes connaît l’incroyable épopée de ce tableau peint alors que Hitler venait d’accéder au pouvoir, et alors qu’aux bolcheviks naguère occupants de la Lituanie avait succédé la menace du communisme soviétique?
« Et ainsi, explique le pape, vous puiserez aux racines et vous ferez avancer votre peuple, l’histoire de votre peuple, pour un fruit plus grand. Chers jeunes si vous voulez un peuple grand, libre, prenez aux racines de la mémoire. Et faites-le progresser » : la mémoire, de l’identité, de l’appartenance, trois réalités chères au Pape argentin.
La cellule des évêques
Il joint le geste à la parole, le lendemain, il se recueille auprès de la stèle commémorant l’extermination du ghetto de Vilnius, le 23 septembre 1943. Aux portes de Vilnius, la “shoah par balles” a fait aussi des dizaines de milliers de victimes. Puis il se rend au « Musée des occupations et des combats de la liberté », dans l’immeuble qui fut le quartier général de la Gestapo à partir de 1941, et celui du KGB entre 1944 et 1991.
Entouré de l’archevêque, Mgr Gintaras Grusas, et de l’archevêque émérite de Kaunas, un jésuite, Mgr Sigitas Tamkevicius, 79 ans, il entre dans les salles de torture et les cellules N°9 et N°11 où il regarde gravement les photos et les documents. Mgr Tamkevicius, alors jeune prêtre, y a été détenu et « interrogé » par le KGB, puis condamné à 10 ans de travaux forcés et d’exil en Sibérie. Il célébrait la messe grâce à des miettes de pain et du jus extrait de raisins secs. Et il a été libéré en 1988. Le Pape allume une lampe dans cette cellule 11 dite « des évêques » : le bienheureux Teofilius Matulionis y a aussi été détenu, ainsi que Mgr Mečislovas Reinys, aujourd’hui Vénérable, et Mgr Vincentas Borisevičius, proclamé Serviteur de Dieu, qui fut exécuté. Le Pape écrit dans le livre d’or : « Dans ce lieu qui commémore les nombreuses personnes qui ont souffert du fait de la violence et de la haine, et qui ont sacrifié leurs vies au nom de la liberté et de la justice, j’ai prié pour que le Tout-Puissant répande toujours ses dons de réconciliation et de paix sur le peuple lituanien. »
La « cruauté » hier et aujourd’hui
La « cruauté » l’a frappé, il le confie à la presse: « Je suis allé au Grand Ghetto, où des milliers de Juifs ont été tués. Puis, dans l’après-midi, je me suis rendu au Monument à la mémoire des condamnés, tués, torturés et déportés. Ce jour-là – je vous le dis franchement – j’étais atterré: cela m’a fait réfléchir à la cruauté. Mais je vous le dis, d’après les informations dont nous disposons aujourd’hui, la cruauté n’est pas terminée. On trouve la même cruauté dans de nombreux lieux de détention, aujourd’hui, dans de nombreuses prisons (…). Puis nous avons vu, à la télévision, la cruauté des terroristes de l’Isis : ce pilote jordanien brûlé vif, ces chrétiens coptes massacrés sur la plage de Libye, et bien d’autres. Aujourd’hui, la cruauté n’est pas terminée. Il y en a dans le monde entier (…). C’est un scandale, un grave scandale de notre culture et de notre société. »
Il raconte : « L’histoire des pays baltes : une histoire d’invasions, de dictatures, de crimes, de déportations… Quand j’ai visité le musée, à Vilnius : « musée » est un mot qui nous fait penser au Louvre… Non. Ce musée est une prison, une prison où des prisonniers, pour des raisons politiques ou religieuses, ont été emmenés. Et j’ai vu des cellules de la taille de ce siège, où l’on ne pouvait se tenir que debout, des cellules de torture. J’ai vu des lieux de torture où, dans le froid qu’il fait en Lituanie, on amenait les prisonniers nus et jetait de l’eau sur eux, et où on les faisait rester des heures et des heures pour briser leur résistance. Et puis je suis entré dans la salle, la grande salle d’exécution. On y emmenait les prisonniers avec la force et les tuait d’un coup à la nuque ; puis on les sortait sur un tapis roulant et les chargeait sur un camion qui les jetait dans la forêt. On en tuait une quarantaine par jour. A la fin, il y a eu environ quinze mille personnes qui ont été tuées là-bas. Cela fait partie de l’histoire de la Lituanie, mais aussi d’autres pays. »
La foi et le martyre
Il a été frappé par la foi des peuples baltes: « Une autre chose que j’ai vue dans ces trois pays, c’est la haine contre la religion, quelle qu’elle fût. La haine. J’ai vu un évêque jésuite (…) qui a été déporté en Sibérie, dix ans, puis dans un autre camp de concentration… Maintenant il est vieux, souriant… Tant d’hommes et femmes, pour avoir défendu leur foi, qui était leur identité, ont été torturés et déportés en Sibérie, et ne sont pas revenus ; ou ils ont été tués. La foi de ces trois pays est grande, c’est une foi qui découle précisément du martyre. »
Et il insiste sur la transmission: « Beaucoup – toute une génération, à l’époque – ont appris leur langue maternelle par leurs grands-parents qui leur apprenaient à écrire et à lire. » Il souhaite des reportages « sur la transmission de la culture, de la langue, de l’art, de la foi dans les moments de dictature et de persécution. »
 

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Anita Bourdin

Journaliste française accréditée près le Saint-Siège depuis 1995. Rédactrice en chef de fr.zenit.org. Elle a lancé le service français Zenit en janvier 1999. Master en journalisme (Bruxelles). Maîtrise en lettres classiques (Paris). Habilitation au doctorat en théologie biblique (Rome). Correspondante à Rome de Radio Espérance.

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