Mgr Vincenzo Paglia © L'Osservatore Romano

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La famille, entre culture et pastorale, intervention de Mgr Paglia au Liban

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« Nouveau rapport entre familles et communauté ecclésiale »

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« La famille entre les défis culturels et les instances pastorales » : c’est le titre du discours de Mgr Vincenzo Paglia, à Beyrouth, au Liban, le 2 avril 2019.
Le grand chancelier de l’Institut théologique Jean-Paul II pour les sciences du mariage et de la famille est intervenu à un congrès de l’Université la Sagesse sur le thème des crises actuelles et des réponses des diverses disciplines universitaires.
Mgr Paglia a notamment souligné « l’urgence d’un nouveau rapport entre les familles et la communauté ecclésiale » : « Un profond fossé sépare malheureusement souvent les familles de la communauté chrétienne. En synthèse, je pourrais dire que les familles sont peu ecclésiales (parce qu’elles sont souvent renfermées sur elles-mêmes), alors que les communautés paroissiales sont peu familiales (parce qu’elles sont souvent sous l’emprise d’une bureaucratie exaspérante). Il s’agit d’un point crucial auquel il faut prêter beaucoup d’attention. Il faut un nouvel horizon qui soit en mesure de redessiner la paroisse elle-même comme une communauté qui soit elle-même une famille. »
AK
Discours de Mgr Vincenzo Paglia
Je suis particulièrement honoré d’ouvrir ce Colloque qui entend se mesurer avec les crises de la société contemporaine et les différentes réponses possibles. L’implication de toutes les Facultés dans cette discussion montre l’intelligence de l’Université La Sagesse qui se pose « en sortie », pour reprendre une affirmation qui est chère au Pape François, c’est-à-dire qui va en « champ ouvert », non pas en ordre éparpillé, mais ensemble. Il s’agit là de l’ancienne inspiration médiévale des « universitas » où tous les savoirs étaient conscients qu’il était indispensable d’avoir des compétences relationnelles afin de pouvoir affronter la recherche complexe de la vérité. Il est encore plus urgent qu’une telle perspective – qui, à mon avis, doit aujourd’hui être récupérée afin que l’Académie reprenne sa place dans la société –, soit entreprise par une université qui a l’ambition et le devoir de mettre en dialogue direct l’Évangile de toujours avec la réalité historique de notre temps. Aujourd’hui, dans un monde globalisé mais également dépaysé, nous avons besoin de visions qui redonnent de l’espoir à nos sociétés qui sont tentées par un repli dangereux sur elles-mêmes.
Il m’a été demandé d’offrir quelques réflexions sur la situation de la « Famille » dans la société contemporaine et sur les perspectives que l’Église catholique propose, surtout avec le Pape François, aux communautés chrétiennes. Étant donné la brièveté du temps à ma disposition, je diviserai ma réflexion en deux parties. Dans la première, je m’attarderai à offrir quelques traits sur la situation de la famille dans la société contemporaine, et dans la seconde je mentionnerai certaines perspectives, en particulier celle de l’Exhortation Apostolique Post-synodale Amoris Laetitia.
Vers une société dé-familiarisée ?
La famille contemporaine se trouve dans une condition que je définirai « paradoxale ». D’un côté, on lui attribue une grande valeur, jusqu’à en faire la clef de voûte du bonheur (et, en effet, les données statistiques relèvent que la famille est ressentie par la majorité des populations de l’ensemble des pays du monde comme le lieu de la sécurité, du refuge et du soutien pour leur propre vie).
De l’autre, cependant, la famille est devenue le carrefour de nombreuses fragilités : les liens se brisent, les familles se divisent, elles se reconstituent, d’autres manières de cohabiter se réalisent et toutes se réclament comme étant une famille. L’on pourrait dire que la famille n’est pas niée, mais ce sont ses formes qui se multiplient. Et la famille, telle que nous l’avons connue dans les siècles, semble naufrager. Pour la première fois dans l’histoire, le lien qui relie « mariage-famille-vie » semble se démanteler.
L’horizon culturel dans lequel s’inscrit cette crise est marqué par ce processus que certains, tel que le philosophe français Gilles Lipovetsky, définissent comme une « seconde révolution individualiste ». À savoir que tout est dirigé à l’affirmation de soi, au culte de soi, à la réalisation de soi, au bien-être individuel, ce qui est devenu une règle complexe et contraignante, tout aussi bien qu’une valeur. L’autre – et donc également n’importe quel membre de la famille – peut être vu comme un ennemi de ce projet, comme un rival plutôt que comme un compagnon dans notre parcours de vie. En extrême synthèse, l’on pourrait dire que nous sommes tous libres, mais tous plus seuls.
En effet, la société semble devenue un ensemble d’individus, où le moi prévaut sur le nous et l’individu sur la société, et les droits de l’individu prévalent sur ceux de la famille. Et l’on préfère la cohabitation au mariage, l’indépendance individuelle à la dépendance réciproque. L’opinion de plus en plus diffuse est que le royaume de l’individu ne puisse se réaliser que sur les cendres de la famille. Cette dernière, dans une sorte de renversement, est plutôt conçue comme « cellule de base de la société » que comme « cellule de base pour l’individu ». Le couple conjugal n’est lui-même considéré que seulement en fonction de soi-même : chacun cherche sa propre individualisation particulière et non pas la création d’un « moi », d’un « sujet pluriel » qui transcende les individualités sans évidemment les annuler, mais en les rendant au contraire plus authentiques, plus libres et plus re-sponsables. Le moi, nouveau maître de la réalité, l’est également en ce qui concerne la famille.
Certaines des conclusions que des scientifiques tirent de leurs relevés statistiques font réfléchir : le nombre des familles soi-disant « unipersonnelles » est en train d’augmenter de plus en plus, comme c’est ainsi le cas pour l’Europe. Alors que les mariages et les familles composées de père-mère-enfants s’effondrent, celles qui sont au contraire formées par une seule personne, à savoir les familles unipersonnelles, s’accroissent (en Italie – rien que pour ne faire qu’un seul exemple – ces dernières sont passées de 5,2 millions en 2001 à 7,2 millions entre 2001 et 2011). L’effondrement de la famille, donc, n’est pas en train de se traduire en une croissance d’autres modalités de famille nouvelles et différentes, mais tout simplement en « moins de famille ». La dérive est claire : l’on se dirige vers une société dé-familiarisée, faite de personnes seules qui s’unissent sans aucun engagement, alors que beaucoup choisissent de rester seuls.
La famille, source et ressource de la société
Toutefois, cette brève analyse, qui n’est certainement pas consolante, ne doit pas nous faire devenir la proie d’un pessimisme résigné. La famille, malgré la tempête qui est en train de la mettre à dure épreuve, reste encore aujourd’hui une forme sociale unique. C’est elle seule qui permet, en effet, d’articuler de façon stable deux types de relations fondamentales, à savoir celle sexuelle (mâle-femelle) et celle générationnelle (parent-enfant).
Ces deux relations marquées par une différence, qualitative et irréductible, gardée et accompagnée dans le lien et dans la réciprocité, sont le cœur de l’histoire humaine. Et seule la famille est en mesure de les garder. Je suis convaincu que le vent de l’histoire changera et qu’il redeviendra favorable à la famille. Mais ceci dépend également beaucoup de nous. Par ailleurs, il faut faire une ultérieure considération. Dans un monde au sein duquel tout choix apparaît marqué par le caractère provisoire – Bauman parlait de société « liquide » – la famille reste, quoi qu’il en soit, le lieu de relations fortes qui marquent de manière profonde, aussi bien dans le bien que dans le mal, la vie de chacun de ses membres. L’autre, dans la famille, perd sa connotation d’instabilité, comme cela se passe désormais dans la majeure partie des milieux sociaux, et non seulement dans ceux qui relèvent du digital : il nous suffit de changer de chaîne, d’amitié, de parti… Dans la famille, l’autre ne peut pas être annulé. Nos sociétés ne pourront pas se passer de la famille hétérosexuelle et reproductive, justement parce qu’il s’agit d’une forme sociale unique, une école très particulière d’éducation à l’altérité. C’est une ressource et une source de cette socialité entre personnes différentes qui ne phagocyte pas les différences. La parentalité elle-même – considérée comme une ouverture à la transcendance de l’enfant – implique une altérité et un amour sans préférence aucune. L’enfant ne se choisit heureusement pas, du moins jusqu’à aujourd’hui. Et l’enfant lui-même ne choisit pas ses parents.
D’autre part, il faut reconnaître que la forme de la famille, au cours du temps, s’est organisée selon des formes différentes, toujours évidemment à l’intérieur de ses deux dimensions constitutives, à savoir celle générationnelle et celle sexuelle, et que chacune d’entre elles a également eu ses limites et ses problèmes. L’on pourrait également dire que la famille a progressivement appris à respecter la liberté individuelle et à créer les conditions d’un respect réciproque plus effectif. En particulier, les rapports familiaux se sont progressivement libérés de cette idée de la possession ainsi que de cette assomption acritique des modèles d’inégalité pris pour acquis dans le contexte social environnant. Il suffit de penser, par exemple, au rapport entre le masculin et le féminin, ou entre père et fils, qui ont subi, dans le temps, de profonds remaniements qui ont fait croître la famille et l’on rendue meilleure ainsi que plus adaptée à l’avancée du développement.
Il faut également considérer le risque du « familisme », à savoir l’incapacité d’universalisme et la tendance à favoriser, par tous les moyens, y compris en dehors du contexte familial, les membres du noyau. Cette tendance a été la cause de nombreuses dérives « amorales », telles que l’opposition entre le bien interne au groupe familial et le bien de la communauté plus élargie. Pour certains aspects, le fait de réussir à conserver la chaleur et l’affection au sein de la famille, sans compromettre la sphère publique et les conditions de l’universalisme nécessaire à la société avancée, a représenté un défi difficile, et cela l’est encore. La preuve en est d’un côté, l’oscillation entre le maintien de formes de familisme régressif et, de l’autre, l’affirmation d’un individualisme radical qui, en arrivant à détruire la famille, bouleverse le parcours d’humanisation, sans avoir aucune idée des conséquences à long terme.
Deux tentations doivent ainsi être évitées : la résignation au déclin et le retranchement derrière le présent. À mon avis, la crise que la famille est en train de traverser – même si de façon diversifiée dans les différentes régions de la planète – représente un grand défi à cueillir. Il dépend de nous de l’affronter avec intelligence et espoir. Il peut aussi s’agir d’une crise de croissance. Cela dépend de nous. Certainement, nous devrions être beaucoup plus attentifs au désir profond des hommes et des femmes d’aujourd’hui. Malgré le contexte culturel hostile, la plus grande partie des personnes désire une famille comme lieu pour sa propre vie. C’est pour cette raison que je considère illusoire le simple fait de penser pouvoir la déraciner. Mais il n’y a aucun doute que nous devons favoriser des modèles de famille qui répondent aux nouvelles conditions de la société : une famille plus consciente d’elle-même, plus respectueuse de sa relation avec le milieu environnant, plus attentive à la qualité des relations intérieures, plus prête au dialogue intergénérationnel, plus intéressée et plus capable de vivre avec d’autres familles. Et ainsi de suite. En somme, si aujourd’hui il y a moins de famille, en sens quantitatif, il faut au contraire plus de famille, en sens qualitatif. Il y n’a pas, au-delà de la famille, une autre voie pour la pleine humanisation de ceux qui naissent à la vie. La famille reste – nous pourrions dire aussi grâce à ses défauts et à ses limites – le lieu de la vie, du mystère de l’être, de la preuve et de l’histoire. Son unicité la rend un « patrimoine de l’humanité » incroyable et irremplaçable.
Vers une Église « familiale » et « missionnaire »
À présent, je voudrais offrir quelques réflexions sur l’Exhortation Apostolique, Amoris Laetitia, en l’insérant dans le cadre de la crise contemporaine. Ne pouvant pas présenter le texte dans son intégralité, je vous propose quelques lignes générales pour la lecture de l’Exhortation Amoris Laetitia. Le premier élément que je voudrais vous présenter est la vision stratégique avec laquelle le Pape affronte la famille. Ainsi, pour le Pape, la famille ne concerne pas seulement l’histoire des individus et de leurs désirs d’amour (qui existent cependant), mais l’histoire même du monde. À vrai dire, une telle perspective est millénaire. Il suffit de penser à Marco Tullio Cicerone, un juriste de la Rome antique, qui définissait ainsi la famille : « Familia est principium urbis, et quasi seminarium rei pubblicae ». Une telle perspective assume une valeur même décisive dans une société comme la nôtre qui est marquée par un hyper-individualisme. La famille reste la source la plus importante pour construire des relations stables. C’est pourquoi la famille et la société ne doivent jamais être séparées. La preuve contraire est évidente : si les choses ne marchent pas bien au sein de la famille, elles ne marcheront pas bien non plus dans la société. Et vice-versa.
Au sein de cet horizon stratégique – et il s’agit là de la seconde observation que je voudrais soulever –, le Pape demande un changement de rythme et de style qui touche la forme même de l’Église. L’Église ne pourra pas mener à bien la tâche que Dieu lui a assignée concernant la famille, si elle n’impliquera pas les familles dans cette même tâche, à la manière de Dieu, et donc sans assumer elle-même les traits d’une communion familiale. Cette ecclésiologie essentielle de la famille est, pour ainsi dire, le souffle qui donne sa respiration au texte de l’Exhortation Apostolique, l’horizon vers lequel veut se diriger le sentiment chrétien pour cette nouvelle ère. Une telle transformation, si elle est reçue avec foi, est destinée à transformer résolument le regard avec lequel doit être perçue l’Église des croyants dans cette étape historique. L’Exhortation demande un nouveau mode d’être Église, une nouvelle « forma ecclesiae », qui doit être toute missionnaire, toute « en sortie », en « effective » sortie. Voilà pourquoi, pour en rester au domaine de la famille, il ne suffit pas simplement de réorganiser la « pastorale de la famille ». Il faut faire beaucoup plus : il faut rendre « toute la pastorale une pastorale familiale » ou, encore plus clairement, il faut rendre « toute l’Église familiale ».
Le Pape est bien conscient qu’il n’est pas facile ou évident d’accueillir cet horizon. Mais il ne veut pas être mal compris. En effet, même parmi les croyants, ceux qui voudraient une Église qui se présente essentiellement comme un tribunal de la vie et de l’histoire des hommes, ne font pas défaut. Une Église, procureur de l’accusation. Le Seigneur a voulu une Église courageuse et forte dans la protection des plus faibles, dans le rachat des dettes, dans le soin des blessures des pères et des mères, et celui des fils et des frères, en commençant par ceux qui se reconnaissent prisonniers de leurs fautes et désespérés pour avoir échouer leur vie. Et elle veut que tous soient accompagnés jusqu’à la pleine intégration au Corps du Christ qui est l’Église.
Comme il est évident, il s’agit d’un nouveau style ecclésial à entreprendre. Et cela exige également une prise de conscience de la diversité des situations. Le Pape ne propose ni une nouvelle doctrine ni de nouvelles règles juridiques. Dans le texte, le Pape rappelle que déjà au cours du Synode, il y a eu une pluralité d’interventions des évêques qui ont composé un « magnifique polyèdre » (n°4). Un tel horizon sollicite la théologie à entreprendre une réflexion renouvelée en la matière et exhorte les Églises particulières à prendre sur elles la responsabilité de faire face aux innombrables défis auxquels les familles doivent faire face dans les différents contextes sociaux et culturels. Depuis le début le Pape affirme que dans chaque pays ou région, l’on peut chercher des solutions plus inculturelles qui soient attentives aux traditions et aux défis locaux. En effet, « les cultures sont très diverses entre elles et chaque principe général […] a besoin d’être inculturé, s’il veut être observé et appliqué ». Et c’est à ce point même que s’ouvre également le domaine de la responsabilité de la théologie et des sciences pour mettre en relation l’Évangile de toujours avec les nouvelles conditions culturelles et sociales dans lesquelles vivent les familles et les communautés chrétiennes elles-mêmes. Un horizon qui implique les chrétiens – et les familles chrétiennes – de l’actuel Moyen-Orient, devenu certes plus complexe que par le passé. Ainsi, une institution universitaire comme la vôtre ne peut pas ne pas affronter avec une créativité renouvelée le dialogue entre l’Évangile de la Famille et les autres religions et cultures de cette terre. Et je ne parle pas seulement de la question des mariages mixtes.
La famille et sa vocation sociale
Il reste urgent, de toute façon, que les communautés chrétiennes et les familles elles-mêmes soient plus conscientes de la vocation sociale du mariage et de la famille. Nous pourrions dire que la famille a la vocation et la mission de rendre la société « familiale ». C’est dans la famille que l’on apprend l’alphabet de la coexistence solidaire et pacifique entre les différentes personnes. Les chapitres IV et V forment la partie centrale de l’Exhortation Apostolique où l’on décline le lien d’amour entre un homme et une femme et la fécondité génératrice qui en découle. Le Pape ne se limite pas à commenter la leçon du Cantique des Cantiques, qui reste certainement un joyau de la révélation biblique de l’amour de l’homme et de la femme. Mais, de façon tout à fait originale, le Pape François commente dans les détails – mot pour mot – la fin phénoménologique de l’amour inspiré par Dieu dans le splendide hymne paulinien de 1Corinthiens 13. Le Pape parle de l’amour dans une clef toute autre que mystique et romantique. Nous sommes loin de cet individualisme qui enferme l’amour dans l’obsession possessive « à deux », qui menace par ailleurs la « joie » des liens conjugaux et familiaux. L’accent est mis sur la fécondité et la générativité de l’amour conjugal. L’on parle d’une façon spirituellement et psychologiquement profonde d’accueillir une nouvelle vie, de l’attente pendant la grossesse, de l’amour comme père et comme mère, de la présence des grands-parents. Mais aussi de la fertilité élargie, de l’adoption, de l’accueil et de la contribution des familles à promouvoir une « culture de la rencontre », de la vie dans la famille au sens large, avec la présence des oncles et des tantes, des cousins et des cousines, des parents de parents, des amis. Le Pape souligne la dimension sociale inévitable du sacrement du mariage (n° 186) dans laquelle se décline aussi bien le rôle spécifique de la relation entre les jeunes et les personnes âgées que la relation entre les frères et les sœurs comme une sorte de stage de croissance dans la relation avec les autres.
Cette perspective nous rapporte à l’origine de la révélation chrétienne, lorsque Dieu confia à l’alliance de l’homme et de la femme aussi bien la « terre » (afin qu’elle devienne leur « habitat ») que la responsabilité des générations (à savoir des liens qui réalisent la société humaine et son histoire). Les premières pages de la Genèse nous disent que l’histoire du monde et l’histoire de son salut s’appuient entièrement sur cette alliance de Dieu avec l’homme et la femme. Là où cette dernière est active et féconde, l’humanisme croît et la promesse gardée par la foi est soutenue et honorée. Là où cette alliance s’écroule, l’humanisme s’arrête, et la promesse de la foi est mortifiée. En bref, l’on ne se marie pas tout simplement pour nous-mêmes. Le mariage est plus riche en biens si le couple ne se renferme pas sur lui-même : ce retrait n’apporte plus le bonheur, il apporte la tristesse. La famille est le moteur de l’histoire, l’amour qui travaille pour la vie : et il n’est certainement pas le refuge de ceux qui souhaitent se soustraire aux défis de la vie et de l’histoire. C’est dans ce passage et cette alliance entre les générations que se construit toute la richesse des peuples, la connaissance, la culture, les traditions, le don et la réciprocité.
La Genèse montre donc sans hésitations la dimension fondamentale de la relation entre les personnes. Ou mieux, entre les personnes et la création toute entière. Le message biblique est clair : l’homme et la femme viennent de Dieu et sont indissolublement reliés l’un à l’autre. Pour tous deux, il est impossible de vivre sans l’autre. La polarité créaturelle homme-femme est constitutive pour l’humanisme biblique. Par conséquent, l’image de Dieu sur la terre est la fraternité entre tous. L’on se complète ainsi réciproquement. Selon la narration biblique, les alliés de Dieu sont l’homme et la femme ensemble. La fin du processus créateur est l’humanité : l’homme et la femme en tant que gardiens de la création, comprise comme la maison commune. Aucun individu ne peut donc se définir comme absolu (ab-solutus, à savoir détaché des autres). L’homme est structuré afin de rester en communion avec les autres. Seul, il ne se porte pas bien. Dieu lui aussi est ainsi, comme la Bible semble vouloir le dire dans toutes ses pages. Il n’est pas une solitude, il n’est pas un unique, bien que puissant. Il est une communion de trois Personnes, différentes l’une de l’autre, mais chacune ayant besoin de l’autre. Il est le mystère chrétien de la Trinité à l’image duquel l’homme et la femme ont été créés. Le Dieu chrétien n’est pas un monothéisme absolu, c’est un monothéisme génératif. Il est ainsi de la famille parce qu’ainsi il est de l’Église.
Quelques perspectives pastorales
De cet horizon théologique jaillit l’urgence d’un nouveau rapport entre les familles et la communauté ecclésiale. Un profond fossé sépare malheureusement souvent les familles de la communauté chrétienne. En synthèse, je pourrais dire que les familles sont peu ecclésiales (parce qu’elles sont souvent renfermées sur elles-mêmes), alors que les communautés paroissiales sont peu familiales (parce qu’elles sont souvent sous l’emprise d’une bureaucratie exaspérante). Il s’agit d’un point crucial auquel il faut prêter beaucoup d’attention. Il faut un nouvel horizon qui soit en mesure de redessiner la paroisse elle-même comme une communauté qui soit elle-même une famille. C’est ici même que sont interrogés tous les aspects de la vie pastorale, de l’initiation chrétienne à la pastorale pour les jeunes, de la Liturgie du Dimanche aux célébrations des Sacrements. Et s’il est vrai que le mariage est indissoluble, l’indissolubilité du lien de l’Église avec ses fils et ses filles est encore plus vraie : parce que ce dernier est comme celui que le Christ a établi avec l’Église, remplie de pécheurs qui ont été aimés lorsqu’ils étaient encore tels. Et ils n’ont jamais été abandonnés, pas même lorsqu’ils récidivaient. Comme le dit l’apôtre Paul, ceci est vraiment un grand mystère, qui va décidemment au-delà de toute métaphore romantique d’un amour qui ne reste en vie que seulement dans l’idylle des « deux cœurs ne font qu’un ». Cette ecclésiologie plus essentielle de la famille est l’horizon vers lequel le Pape veut conduire le sentiment chrétien pour cette nouvelle époque. Une telle transformation requiert une nouvelle manière, familiale, de concevoir et de vivre l’Église dans ce changement d’époque.
Il faut développer avec urgence une nouvelle attention à l’accompagnement des fiancés jusqu’à la célébration du sacrement. Le texte insiste sur le fait d’aider les fiancés à redécouvrir la vie de la communauté ecclésiale : il est toujours plus évident qu’il s’agit de vivre la foi en accord avec la vie de la communauté. Tout « individualisme religieux », comme l’a observé Benoît XVI lui-même dans l’Encyclique Spe salvi, doit être éloigné. Il est indispensable d’accompagner la nouvelle famille alors qu’elle accomplit ses premiers pas (y compris la question de la paternité responsable). Ici, nous sommes confrontés à un vaste domaine presque totalement inconnu de la vie ordinaire des paroisses. À ce propos, l’expérience des mouvements de la famille qui ont déjà identifié des parcours d’accompagnement efficaces peut être utile. Et c’est également dans cet horizon que les associations familiales doivent être soutenues, aussi bien afin d’aider la vie spirituelle des familles que pour qu’elles soient présentes d’une façon plus efficace dans la vie sociale et même politique.
Je ne m’attarderai pas sur le thème relatif à l’accompagnement des familles « blessées ». Alors que le Pape souligne qu’il ne faut absolument pas renoncer à illuminer la vérité du parcours de la foi et les fortes exigences de la séquelle du Seigneur, il exhorte en même temps à n’abandonner personne. Un regard de compassion plutôt que de condamnation est ainsi nécessaire. L’indication que le texte remet aux Évêques est simple et directe. Il s’agit de trois verbes qui constituent un itinéraire unique : accompagner, discerner, intégrer (dans la communauté chrétienne). Il est évident qu’un tel itinéraire n’est possible qu’à une seule condition, à savoir que la présence de la communauté chrétienne soit claire. L’on pourrait dire que c’est la communauté avec son berger qui est appelée à accompagner, à discerner et à intégrer celui ou celle qui doit s’acheminer, justement, vers une croissance dans l’amour du Christ. Nous savons parfaitement, en effet, que Dieu ne sauve pas individuellement, mais en nous rassemblant dans un peuple. C’est ce que souligne clairement le Concile Vatican II. Et tous nous savons que la foi partagée et l’amour fraternel peuvent faire des miracles, même dans les situations les plus difficiles.
Conclusion
Pour conclure, je voudrais souligner que dans le kairos actuel, l’Église porte sur ses propres épaules la responsabilité de montrer au monde qui le lien stable et procréateur de l’homme et de la femme construit réellement des communautés humaines qui sont à la hauteur de l’humain. Il est décisif de contraster la déviation d’une adaptation de l’Église à l’idéologie moderne de la société de l’individu. La réponse est confiée à un nouveau printemps des familles chrétiennes, aussi bien de celles qui jouissent d’une bonne santé que de celles qui sont blessées, aidées et rendues aptes à sortir avec joie de tout confinement qui puisse les renfermer sur elles- mêmes, afin de se mettre toutes, si l’on peut ainsi dire, dans un « état de mission », c’est-à-dire dans l’attitude de partager familialement ses propres biens sous le signe de la foi.
Le lien des familles avec la communauté ecclésiale – même s’il reste trop fragile, comme je l’ai déjà dit – est déterminant. Je crois que le tournant décisif se trouve ici même. Ainsi, dans la fragmentation humaine d’aujourd’hui, une nouvelle impulsion doit être donnée à la dimension ecclésiale. Seules des communautés et des familles vivantes et vitales peuvent garder ce « grand mystère », par rapport « au Christ et à l’Église » dont parle l’apôtre Paul (Ep 5,32). L’horizon s’agrandit immédiatement. Je le répète à nouveau : il est nécessaire d’inspirer au sens familial l’ensemble de la vie de l’Église afin qu’elle soit chaque fois plus « Famille de Dieu » et ferment qui aide l’humanité à être une « famille de peuples ».

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