« Catholicisme et culture européenne », par le Prof. Capelle-Dumont

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Le temps « de l’invitation courageuse et de la promesse gracieuse »

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ROME, mardi 20 décembre 2011 (ZENIT.org) – « Catholicisme et culture européenne », c’est le thème de la conférence du Prof. Philippe Capelle-Dumont, lors d’un colloque sur l’Europe et la nouvelle évangélisation, organisé à Rome le 22 novembre par le Conseil des Conférences Épiscopales d’Europe (CCEE) qui célébrait le 40e anniversaire de ses activités « au service de la communion entre les évêques en Europe ».

Cette rencontre, organisée par CCEE avec le Conseil pontifical pour la promotion de la nouvelle évangélisation, a débuté par une intervention du cardinal secrétaire d’État Tarcisio Bertone et la présentation du président du CCEE, le cardinal Péter Erdő, archevêque d’Esztergom-Budapest (Hongrie).

Au centre des travaux, les interventions du prof. Philippe Capelle-Dumont, professeur à la Faculté de Philosophie de l’Institut Catholique de Paris sur le contexte culturel en Europe aujourd’hui et l’Évangile, et de M. Luca Volonté, parlementaire au Conseil de l’Europe sur l’apport des catholiques à la vie sociale et politique européenne. La conclusion a été confiée à Mgr Salvatore Fisichella, président du dicastère du Vatican co-organisateur du colloque.

Le post-modernisme, affirme notamment l’auteur « reste en quête d’une nouvelle alliance qu’il ne peut à vrai dire donner de lui-même ». Il est caractérisé par « le fragmentaire », et il « s’épuise dans la recherche d’une communication à laquelle manque le principe de reconnaissance ».

L’auteur préconise le « recours aux trois principes de différenciation, de reconnaissance et de délivrance, et à leur conjonction qui forme une quatrième disposition ; celle-ci ne récuse point les trois antécédemment relevées, elle les assume nettement aux plans théorique et pratique, dans la figure conséquente de l’alliance. »

Il conclut : « Le catholicisme en Europe comme ailleurs doit « demeurer ». Précisément, l’Evangile selon St Jean invite à « demeurer », mais propose d’habiter cette demeure, de façon tout à fait spécifique : il croit moins à l’Histoire qu’à la Promesse qui la fonde. A la question : « Où demeures-tu ? », il est en effet répondu : « Venez et vous verrez ». (Jn 1,38-39) Le lieu du christianisme n’est autre que le temps de l’invitation courageuse et de la promesse gracieuse. »

Nous publions ci-dessous le texte intégral de la conférence du prof. Capelle-Dumont, avec l’aimable autorisation de l’auteur :

Catholicisme et culture européenne
Prof. Philippe Capelle-Dumont

Eminences, Excellences, Mesdames, Messieurs,

Permettez-moi de remercier S. Ex. Mons. Rino Fisichella pour son invitation, qui m’honore, à délivrer cette conférence devant votre prestigieuse assemblée et à la prononcer en français ; j’aurais volontiers tenté de la prononcer en italien mais j’aurais été alors et inévitablement soumis aux légitimes reproches que l‘on adresse aux français, lesquels ne disposeront sans doute jamais, en effet, des capacités linguistiques de leurs collègues européens.

Le thème de ma communication, tel qu’il m’a été demandé de la développer, concerne le contexte culturel de l’Europe et le destin actuel du catholicisme. Nous nous trouvons à cet égard depuis trois décennies environ dans une situation dont le paradoxe s’est cruellement accentué ; d’une part, nous savons que l’histoire de l’Europe s’est construite selon les inspirations originaires du christianisme ; d’autre part, nous observons que l’espace ainsi créé, deux mille ans après, ne confère au catholicisme qu’une place régionale. Que s’est-il passé ? Si les circuits communs de la culture admettent volontiers sous la pression des faits que le christianisme a inventé les hôpitaux et les universités, ils sont moins enclins à lui reconnaître un rôle historique dans la conception sacrée de l’être humain, ou dans l’avènement de la science moderne. Plus gravement, les liens entre d’une part, une Europe constituée de facto sur le double horizon de l’universalité et de la liberté et d’autre part, les forces historiques du christianisme, n’apparaissent plus clairement. On répète ainsi à satiété et sans scrupule excessif, que la philosophie des Lumières et les lois de laïcité subséquentes, ont formé une rupture radicale, instauratrice et salutaire à l’égard de la religion chrétienne et de son obscurantisme dogmatique, ouvrant enfin l’Europe à ses potentialités libératrices. On en oublie que le christianisme, en dépit de ses péripéties historiques, a non seulement inventé mais aussi promu en Europe, pour l’Europe et au-delà, la distinction théorique du temporel et du spirituel, inspirant la séparation pratique des ordres politique et religieux, qu’il a stimulé l’idée d’une espérance de l’humanité, et donné mille gages de son investissement dans la construction de l’histoire. Tout tient en effet dans le refus de reconnaitre au christianisme le mérite d’avoir formé le paradigme principal des cadres juridiques, de maintes conceptualités scientifiques et philosophiques de l’histoire européenne.

Il n’est pas rare, face à une lecture aussi arrogante qu’amnésique, qu’un certain catholicisme européen connaisse la tentation de l’intimidation, ne voyant d’autre option que de voir survivre celui-ci selon trois modes de dilution à peine entrevus dans leur désastre : l’humanisme politique, la ferveur esthétique et la recherche des rythmes de vie. On peut en effet opérer un premier constat assez radical : malgré de nombreuses et heureuses dénégations, certaines pratiques internes ou externes au christianisme n’ont peut-être pas aujourd’hui entièrement rompu avec ces trois types de dilution politique, esthétique et pragmatique du message chrétien. La première forme de dilution tient à l’idée selon laquelle les sociétés démocratiques réaliseraient l’idéal de vie en commun, promu par l’Evangile de fraternité, ce en rupture avec la démocratie grecque encore élitiste. Parvenues elles-mêmes à la fin de l’histoire annoncée, les traditions religieuses sembleraient alors devoir jouer leur destin non pas, comme on le disait encore il n’y pas si longtemps, dans leur disparition, mais en étayant les forces de l’échange humanitaire. La chose nouvelle tient à ce que l’on affirme volontiers ici la nécessité de favoriser un christianisme culturel voire institutionnel assurant les stimulations nécessaires au lien social. En réalité, cette vision progressive d’affranchissement démocratique qui s’était nourrie de sa propre auto-sacralisation se heurte aujourd’hui durement à la réalité de sociétés sans ressort, comme Charles Péguy l’avait prophétiquement aperçu voici un siècle : cette équation revendiquée entre le christianisme et la démocratie semble-t-elle ne protéger ni de l’extinction du christianisme ni de la démocratie.

Un autre type de dilution du catholicisme a lieu paradoxalement dans les phénomènes d’attraction que suscite son patrimoine esthétique : comme pouvait le dire Châteaubriand dans le Génie du christianisme, on exalte la beauté et la sublimité mystique, littéraire, émotionnelle qu’a engendrées et engendre encore le christianisme. Dans le meilleur des cas, on n’hésite guère à souhaiter la permanence d’un christianisme capable de régénérer des équilibres symboliques nécessaires à l’inscription sensée des humains dans le monde. Pourtant on se demandera si, dans le cadre de certaines pratiques internes au catholicisme européen elles-mêmes, n’a pas été rompu le lien entre la positivité des manifestations de l’art chrétien et sa sève créatrice. L’art chrétien est spirituel en effet autant qu’il est charnel et sans doute n’est-il charnel que d’être spirituel. La disparition de ce que l’on peut appeler la dramatiqu
e propre à l’art chrétien, peut ainsi produire des vagues émotionnelles douces.
Un troisième type de dilution du christianisme concerne la résorption de la ritualité dans le rythme : ce qui faisait il n’y pas si longtemps encore en Europe le socle de la ritualité sociale, à savoir la ritualité dominicale, se perd dans une pratique généralisée des rythmes près à épouser les réquisits du bien être compensateur. On doit se demander si cette substitution du rythme au rite ne révèle justement la perte de l’essence même de la ritualité en tant qu’événement de transformation ontologique
Cet ordre de constats porte à une thèse que je formulerai de la manière suivante : s’il n’est guère possible de se résoudre à un catholicisme intimidé par le mouvement que l’on vient de décrire, cela tient un ordre de raisons qui devraient pouvoir étayer nouvelle position, que j’appellerai la quatrième disposition du catholicisme.
Pour y venir, nous devons clarifier une question de méthode : sans ignorer ou mépriser le registre trop unilatéralement convoqué de l’analyse sociologique ou psychosociologique, il convient que l’explication dont le christianisme est l’ objet soit résolument affranchie de la camisole de force des méthodes externes. Inscrit certes dans l’histoire du monde, le catholicisme demande qu’on le lise aussi et peut-être d’abord selon les titres que lui seul peut exhiber et qui concernent sa capacité propre et singulière de déploiement : tel est le sens du magnifique discours que le Saint-Père prononça au « Monde de la culture » à Paris le 13 septembre 2008, en partant de ce point originaire : « chercher Dieu », délivrant ainsi le point nodal de compréhension pour ce qui arrive dans l’histoire par surprise et par surcroît.

Réinterroger nos concepts

C’est de ce point de vue en quelque sorte « renversé » par lequel le catholicisme se présente comme une mémoire propre de déchiffrement historique, qu’il faut tenter de réexaminer, à défaut de liquider, deux catégorisations massives qui ont servi à désigner l’héritage européen : sécularisation et postmodernité. Le premier vocable, désormais usé, repose sur une ambivalence constitutive ; il a été sollicité pendant de longues décennies pour indiquer un double mouvement historique d’autonomisation des réalités terrestres et de dénaturation de la tradition catholique, renvoyant en cela à une « bonne » et une « mauvaise » Histoire. Mais lorsque qu’un concept en vient à subsumer des réalités aussi contradictoires, il est bon et sans doute inévitable que congé lui soit au moins provisoirement donné. D’une certaine manière, le succès du lexique de la « sécularisation », enregistré pendant près d’un siècle n’aurait été guère possible sans la textualité biblico-chrétienne lui-même qui en a fourni des étais métaphoriques : qu’il s’agisse de la succession « des âges » chez Joachim de Flore ou du schème du laisser-être divin. C’est que le catholicisme est, dans son histoire politique et religieuse, indissociable du refus de la totalité ; il ne cesse, malgré ses erreurs passagères, parfois graves, de diffracter les pouvoirs (principe de subsidiarité) et de promouvoir la diversité des rationalités (théologie, philosophie et science.) alors même qu’il les replace dans le mystère du don de Dieu. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que l’histoire de la « sécularisation » se soit jouée dans deux affirmations « théo-logiques » liées à l’interprétation de la constitution occidentale de la pensée : « Les dieux se sont enfuis » (Hölderlin) et « Dieu est mort » – Dieu des valeurs (Nietzsche). De ce point de vue, le problème de savoir si la sécularisation fait sens hors Occident et entièrement posé

Un autre concept massif, est omniprésent depuis plus de deux décennies dans le débat socioculturel, philosophique et théologique : le « postmoderne ». Il est permis de demander si un tel concept, consommé sans modération en bien des lieux du globe, a été à ce jour entièrement affranchi des considérations quelque peu fétichistes qui l’entourent d’un colloque à l’autre, d’un article à l’autre. Tenu pour une sorte de nouveau Deus ex machina de l’observation sociologique, ou pour un concept opératoire dans la désignation métaphysique de notre présent, ou bien pour un concept flou et indéterminé, il laisse, en raison même des controverses qu’il suscite, le sentiment paradoxal de ne pouvoir être contourné.
Nous n’avons pas ici pour tâche de retracer la genèse des acceptions qui ont été, année après année, attachées à un vocable dont on sait l’origine architecturale et qui n’a guère la prétention, lui non plus de décrire tous les fonctionnements de toutes les sociétés de la planète. Nous n’aurions cependant pas rempli notre office si nous n’en possédions pas, autant qu’il est possible, une idée claire et distincte. On sait depuis le débat entre Jean-François Lyotard et Jürgen Habermas, que le discours de la postmodernité est lui-même sujet à déplacements continuels. Rapatrié dans la famille des « post », il est encore parfois entendu comme un « âge » nouveau, celui vient qui après l’ère moderne, tout comme d’autres sont déclarés « post-métaphysiques » ou « post-chrétiens », présupposant à chaque fois le décès de leur prédécesseur.
Nous ne serions pas en l’occurrence les premiers à céder à la tentation de placer notre présent sur la trajectoire d’un récit à épisodes, suivant un schème sécurisant, dont les philosophies de l’histoire élaborées à partir du 18è siècle, nous lèguent sans doute les expressions les plus sophistiquées. Mais ce sont précisément les philosophies de l’histoire et tous les « métarécits » (selon le mot du « premier » Jean-François Lyotard) dont le « post-moderne » veut d’abord prendre congé.
Par-delà les traits plus ou moins superficiels qui ont servi à configurer le post-moderne – tels le primat de l’émotionnel, le goût du présent, le syncrétisme idéologique, le nivellement des différences –, on pourra avantageusement rallier le diagnostic de Wolfgang Welsch qui a vu sans doute l’essentiel : que le postmoderne avait quitté l’historique ou plutôt l’historicisme, au bénéficie de la métaphore spatiale. Entendons : si le « moderne » est historiciste en ce sens précis qu’il rassemble les narrations plurielles, les saisit dans une visée unitaire et leur assigne un horizon de progrès, le « postmoderne » est spatial en ce qu’il fait droit à la simultanéité des possibles (la « mode » vestimentaire depuis trois décennies, c’est le rassemblement de toutes les modes possibles). S’élevant contre le diagnostic de Jean Baudrillard qui déchiffrait la postmodernité sous les auspices de l’ « indifférenciation » généralisée, W. Welsch relève plutôt combien le « côte à côte des possibles » n’induit guère la suppression des identités ; car, à la vérité, le « post-moderne » les exalte dans les expressions personnelles du « vouloir-bien-être », mais aussi dans les revendications passionnelles des mémoires collectives ou encore dans les affirmations péremptoires des fondamentalismes (religieux ou idéologiques).

C’est de ce point de vue que s’entend adéquatement la cohabitation actuelle, parfois agitée, du relativisme des valeurs et du développement des affirmations religieuses, sacrales et sectaires. La métaphore « spatiale » permet de comprendre que le postmoderne n’est pas de soi relativiste : il intègre des postures qu’on a pu qualifier d’antimodernes, ou même d’« anté-modernes », farouchement anti-relativistes et ce n’est que paradoxe apparent s’il intègre tout autant des postures « modernes ». En effet, le post-moderne a brisé l’horizon des eschatologies hyperboliques au bénéfice de la meilleure appropriation possible de
notre condition de finitude ; il n’a plus d’histoire, il est ainsi paysage, mais sans paysagistes ; il n’a plus de principe unitaire si ce n’est celui qui se confond avec l’accueil de toutes les dissemblances y compris celles du moderne et de l’antimoderne. C’est pourquoi l’on peut affirmer que si le moderne « accompli » est hégélien, le postmoderne est plutôt nietzschéen car telle est sa plaidoirie : il veut faire parler les forces pulsionnelles de la vie par-delà le bien et le mal, dans l’éternel retour des nécessités indissolubles, celle de l’antique stoïcisme moins le culte.
C’est également sous cet angle précis que s’entend la défense récente et très en vogue, de l’idée d’un « salut sans Dieu » dont les promesses toujours interrompues se lisaient déjà dans la littérature d’un Albert Camus. Comprenons : un salut exonéré des métarécits fantastiques promus par les religions ou les idéologies qui promettraient dans un au-delà ou un après hypothétique et in-vérifiable, la réalisation des attendus de notre condition humaine. Le postmoderne en effet, qu’il soit philosophique, économique ou écologique, contrairement à ce qui parfois se dit, n’est pas sans espoir ; il se revendique plutôt conforme à ce que l’espoir signifie lorsqu’il est rivé aux seules conditions de finitude dont la mort. Transcendance, dit-on ainsi volontiers, mais sans instance supraterrestre, religieux mais sans religions, divin mais sans Dieu ; espoir désenchanté, que certains avouent, lucidement, désespéré.
Ce qui vient d’être dit permet de comprendre d’abord le glissement de terrain majeur que connaît aujourd’hui la culture européenne, toutes sociétés confondues ,et qui est celui d’un immanentisme sans frein, sans altérité, dont les conséquences seront dans un proche avenir, assurément désastreuses. Les mystifications d’une écologie sacrale et d’un féminisme global, constituent les indices annonciateurs d’une dilution déjà à l’œuvre, de l’éthique dans l’éthos, i.e. d’un monde qui rabat tout dehors dans le dedans, toute transcendance dans l’immanence. S’il faut désigner les choses avec toute la force qu’elles méritent, nous dirons que nous franchissons aujourd’hui les premiers stades d’un processus idéologique d’effacement de l’idée de création dans la culture européenne ; cette situation exigera de la part du catholicisme, question de vie ou de mort pour le monde, une reprise théorique rapide tant sur le plan cosmologique, philosophique, artistique que théologique.

Mais notre propos permet de comprendre aussi la nouvelle mise en cause de l’idée de démocratie par ceux qui ne se résignent pas au péril que celle-ci fait courir, dans son effet de régionalisation, au christianisme. Réduit au seul mode de contribution civique (ce qu’il est aussi certes), le christianisme ne peut que mourir ou bien survivre selon les trois modes de dilution que nous avons épinglés plus haut. Or, sans être total, le christianisme est intégral ; et sans être lui-même la récapitulation de l’histoire, il en incarne cependant le trait divin.

Trois « stratégies » récentes

Face à cet ensemble de données paradoxales, les catholiques comme tels n’ont pas manqué, ces dernières décennies et années, de ressources pour tenter de tirer parti d’un présent revendiqué comme « sécularisé » et/ou « postmoderne ». Plusieurs théologiens de belle rigueur ont soutenu non sans force l’hypothèse selon laquelle le « postmoderne » où cohabitent toutes les postures, forme en creux l’appel à une théologie « mystico-prophétique » et constitue une chance pour la tâche traditionnelle de crédibilité chrétienne.
Sans doute faut-il, pour avancer dans notre tâche, réinterroger radicalement la succession récente des deux principales positions vécues de facto par le christianisme e dans son rapport à la culture européenne et aux sociétés qui la définissent. Une première stratégie a consisté dans la ligne des théories de la sécularisation de Friedrich Gogarten et de Dorothée Sölle en Allemagne, du premier Harvey Cox aux Etats Unis, et plus récemment d’un Gianni Vattimo en Italie, à lire dans la situation d’effacement du christianisme et de la transcendance religieuse, l’expression du message évangélique enfin parvenu à sa pleine autocompréhension. Ce que l’on peut appeler ici « l’instrumentalisation théorique de la kénose » a consisté à donner un habillage conceptuel théologique à une réalité de disparition sociale et mentale du christianisme. Il n’est guère possible ici de relever, moins encore de commenter les différentes figures de kénose (« missionnaire », « mystique », « politique » et plus récemment « historico-herméneutique ») qui ont assuré l’accompagnement théologique d’une réalité par ailleurs déclarée effective. On peut néanmoins s’étonner de l’accueil favorable réservé par les catholiques à une ontologie de la faiblesse qui croit devoir décrypter dans le geste de l’herméneutique infinie, dans l’affaissement des structures métaphysiques objectives et dans la « sécularisation » un effet de la kénose christique. Comme si au « monde des faits » face auxquels on ne peut rien, il fallait exister en produisant un « monde des significations » quitte à ce que ce monde signifié soit celui de l’auto-liquidation.

A la stratégie largement orchestrée dans les années 1960-70 d’un christianisme socialement retiré, soutenue par l’effet d’un détournement de kénose et étayée par la métaphore évangélique du levain dans la pâte, a succédé en contraposition délibérée, dit-on, une stratégie de la visibilité, appuyée cette fois par l’injonction non moins évangélique de manifester la lumière du monde. S’il est certes possible de relire sur cette base critériologique, toute une partie de l’histoire du christianisme, en réalité depuis l’après-seconde guerre mondiale et jusque dans les années 1990, on peut toutefois se demander si elle est à la hauteur de ce qu’exige la compréhension des difficultés structurelles qui ont accompagné et accompagnent encore la présence du catholicisme au sein des sociétés du monde. On pourrait d’ailleurs aisément démontrer que les deux positions contrastées de l’enfouissement et du témoignage explicite, traduisent des postures repérables au sein des sociétés occidentales elles-mêmes qui furent jusque dans les années 1960, structurées par l’idée d’un progrès immanent à l’histoire, puis marquées par l’explosion des expressions émotionnelles, expérientielles et collectives.

Ainsi en venons-nous à évoquer une troisième position puissamment revendiquée, notamment dans et par toute une constellation théologique des plus éminentes qui va de l’héritage de Hans Urs von Balthasar à la « Radical Orthodoxy ». Les déficits inhérents à la dialectique de l’enfouissement et du témoignage émotionnel étant enregistrés, une telle constellation s’est faite messagère d’une proposition par laquelle il demeure sans aucun doute essentiel de passer mais qu’il conviendrait, non moins, de prolonger. La chose est entendue : si d’un côté, l’on doit renoncer à l’illusion selon laquelle la présence socialement cachée du chrétien produirait par « induction », la reconnaissance du message dont elle il est porteur et, si d’un autre côté, l’on doit éviter de lier le destin de ce même message à la seule sphère expérientielle, sans doute convient-il de tirer parti, comme il fut dit, d’un « retour au centre », là où la Révélation dispose elle-même de ses conditions de crédibilité, et connaît mieux que quiconque le secret de sa communication : non plus en vertu de l’Idée de progrès historique ni sous les injonctions de la subjectivité conquérante, mais avec les figures qui convergent dans la figure du Crucifié/Ressuscité et dont l’annonce est prise
en charge par l’Eglise.
Cette posture récente a fait, comme on sait, paradigme, prenant en quelque sorte la relève de modèles épuisés : il s’agit en effet pour elle de mettre en relief la logique propre de la phénoménalité chrétienne et d’enraciner toutes nos institutions et toutes nos pratiques dans son déploiement interne. L’adoption d’une telle « logique » a l’avantage de dénoncer deux opérations culturellement majeures qui ont contribué à une bien malheureuse falsification historique du message chrétien : elles concernaient (a) le traitement réservé à l’idée de « médiation et (b) le refoulement de l’idée de « chute ». (a’) Si l’on peut accorder que Nietzsche fut le pourfendeur terminal de la médiation sacrale, on admettra que l’affaissement chez Kant de la médiation de la Tradition, dans l’élaboration raisonnable de la morale universelle, posait une question angulaire au christianisme
(b’) D’autre part, si la disparition progressive de l’idée de « Chute » dont le père Henri de Lubac voyait la racine dans la doctrine de Joachim de Flore, a creusé un profond sillon – à quelques exceptions prestigieuses près – dès le 18è siècle et jusqu’au 20è siècle, dans des philosophies « maïeutiques » déconnectées de l’idéal socratique, le redressement de son concept est devenu ces dernières décennies sans doute un enjeu capital tant sur le plan socioculturel que théologique : il y va en effet de l’affirmation du drame de l’humanité pécheresse, éloignée de son principe vivifiant et de sa capacité à entrer dans le jeu inquiet de l’appel divin et de la réponse appropriée.
Ainsi l’affirmation sereine, publique, cohérente, de la logique d’une Révélation divine particulière, celle qui a eu lieu auprès du peuple élu, et qui ne saurait se confondre avec les manifestations archétypales du divin (Mircea Eliade), a semblé convenir non pas seulement à une époque « postmoderne » qui intègre voracement toutes les postures possibles, mais pour notre époque qui attend encore son « kairos » universel. Il n’est sans doute pas nécessaire de quitter cette inspiration fondamentale qui a donné déjà de nombreux fruits tant sur les versants théoriques que pratiques, au moment où – nous voudrions en défendre la proposition – est exigé un nouveau pas, une quatrième disposition.

La quatrième disposition

Face aux menaces qui pèsent dans la rencontre des civilisations, l’affirmation naïvement identitaire devrait, dit-on, laisser place avantageusement, dans la conversation civique, à la recherche d’un dénominateur commun des valeurs, capable de fonder une normativité universelle. Le débat entre « communautauriens » et « libéraux », initié aux Etats-Unis dans les années 1970-1980 avec John Rawls, Alasdair MacIntyre et Charles Taylorplus récemment Michaël Walzer, puis exporté avec plus ou moins de force et de sérieux, en Europe et ailleurs, et qui a sans doute le plus exacerbé la question théorique des identités particulières, est en grande partie derrière nous. Ce débat a cependant porté avec une belle acuité un problème fondamental qui concerne notre capacité théorique et pratique à nouer un langage d’universalité dans un langage de tradition. L’opposition entre un formalisme kantien malencontreusement désincarné, mal compris au sein de tant de commentaires, et un corps de tradition vite soupçonné d’ethnocentrisme, est sans doute encore trop artificielle. Il nous faut la surmonter et laisser place à d’autres alternatives que, par vocation, le christianisme doit pouvoir susciter. Comme l’indique régulièrement Benoît XVI, c’est dans l’approfondissement de l’identité et non pas malgré elle que nous avons toutes chances de nous situer sur l’horizon de l’universalité recherchée. L’appel est fondamental et nous convie autant aux audaces qu’aux précautions : face aux données de fragmentations des communautés, ou des genres (gender), y-a-t-il une manière chrétienne, catholique, de traiter la question de l’identité de telle sorte qu’un universel opératoire, frais, neuf, puisse surgir ?
L’histoire des savoirs et de l’articulation des savoirs nous a instruits ; et l’université, notamment l’université catholique, n’est trop pas mal placée pour nous en transmettre les leçons principales et faire mémoire du transcendantal de la conversation et de la rencontre
« Transcendantal » en effet parce qu’il y va du chiffre de la transcendance que seul le christianisme peut exposer, alléguer, invoquer. Le catholicisme est conversation et rencontre, parce que la foi est essentiellement un événement de conversation et de rencontre…non pas une caisse de résonnance de données mondaines. Mais que la foi et le christianisme ne soient pas et n‘aient pas à devenir les caisses de résonance de voix passagères, n’induit pas qu’ils puissent s’exonérer de l’écho qui résonne dans toute la Création par les germes divinement silencieux déposés en elles. Saint Justin, le premier philosophe converti à la foi chrétienne a à ce point entendu cette requête, qu’il lui a donné, empruntant au stoïcisme et au moyen-platonisme, tout un appareillage notionnel au centre duquel figure le logos spermatikos. Autrement dit, et c’est là une position aussi antique qu’originaire : s’il est des « phénomènes chrétiens », des figures chrétiennes, des proclamations chrétiennes, bref une révélation chrétienne, c’est d’abord en vertu d’une disposition d’alliance entre Dieu et l’humain, dont l’initiative elle-même nous antécède et nous excède. L’alliance est une structure biblique fondamentale et universelle ; c’est en elle, toujours relancée, réitérée, adaptée, maintenue, que Dieu se révèle : dia-logos sans concession avec celui qu’il aime et promesse adressée, sans cesse renouvelée. Le récit biblique sans doute le plus suggestif qui nous ait été légué à cet égard est le « combat de Jacob » : on aura observé dans ce récit au déroulement hautement improbable, que Dieu n’est déclaré vainqueur que dans la victoire de son adversaire qu’il aime plus que tout, et qu’il recherchait dans son égarement tragique.
Dans la mémoire de ce paradoxe constitutif, je terminerai mon exposé par une proposition articulée à trois principes solidaires qui me semble-t-il, forment les piliers d’une invitation proprement catholique en contexte européen: le principe de différenciation ou de différance, le principe de reconnaissance et le principe de délivrance

* Le principe de différenciation.

Le principe de différenciation s’oppose à la réalité de la fragmentation postmoderne ; plus exactement : il la combat. Le christianisme n’est pas plus moderne que postmoderne ou antimoderne, il se tient à chaque fois en amont dans une puissance – qu’il reçoit lui-même et qu’il promeut – de différenciation infinie. Teilhard de Chardin affirmait que « tout ce qui monte converge » ; mais ce qui converge n’est « possibilisé » que par l’acte premier de différenciation.
Nous sommes ici tenus d’en appeler à la manière radicale dont le chrétien est dépositaire de la vérité et de la recherche de vérité. Il est remarquable à cet égard que, au tout début de Ex Corde Ecclesiae, alors qu’il évoque son propre itinéraire universitaire, Jean-Paul II ait mentionné ce point : « Pendant de longues années, j’ai fait moi-même l’expérience bénéfique, qui m’a intérieurement enrichi, de ce qu’est précisément la vie universitaire : l’ardente recherche de la vérité ». La réponse du même auteur se trouvera dans Fides et ratio quelques années plus tard : la recherche de vérité en catholicisme ne se réalise jamais ailleurs que dans la tension entre la foi et la raison. Cette tension n’est pas réservée aux seules facultés de théologie, ni aux seules facultés canoniques alors même qu’elles en portent la respon
sabilité première ; cette tension établit en effet l’identité de l’intelligence catholique comme telle dans l’exacte mesure où elle exprime l’appel originaire d’alliance qui la traverse et la transcende. Le christianisme a définitivement fait le choix de la raison au bénéfice de la foi : cela, nous le savons nettement depuis saint Augustin dans sa discussion avec le stoïcien Varron, et dans sa mise en place notionnelle de la religio vera. Mais ce choix pour la raison exprimait l’alliance originaire de la foi chrétienne avec la vérité, non pas avec l’opinion ou l’estimation. Cette alliance et la tension qu’elle maintient, constituent un message des plus profonds, légué par l’encyclique Fides et ratio et qui nous fait obligation de réserver le traitement le plus adéquat aux ordres de rationalités dans lesquels la foi comme telle se trouve impliquée.
Comme Pilate, en effet, nous ne cessons pas d’en revenir à la question : « Qu’est-ce que la vérité ? ». Mais nous avons appris ce que ce dernier, et pour cause, ne savait dire ni faire i.e. distinguer les ordres de vérité. Dieu merci, malgré quelques contre-exemples regrettables, nous sommes désormais à peu près cohérents avec l’idée de l’irréductibilité des rationalités : scientifique, philosophique, esthétique, et théologique. Que ces rationalités, chacune dans leur ordre, revendiquent une détermination inaugurale, disposent de méthodologies propres et dessinent des plans de vérités distincts, cela exprime en catholicisme, un souci épistémologique premier. Comme y insiste Fides et ratio, la théologie dans son exigence de systématicité ne saurait s’exonérer d’un exercice de réception critique, instruit par la médiation philosophique, des autres sciences … tout comme d’ailleurs saint Thomas l’avait clairement indiqué à propos de la relation entre les sciences profanes, et du rapport entre la Sacra Doctrina et la Scientia Dei et Beatorum.
Mais, si l’on veut bien avancer d’un pas que saint Thomas avait voulu tenacement poser à partir du matériel théorique dont il disposait, nous devons affronter aussi bien le problème, car c’en est un, de l’unité des savoirs et des rationalités. Ce problème ne saurait être différé à l’infini ; régulièrement posé dans les textes du Saint-Père, largement décliné dans le colloque du dixième anniversaire de Fides et ratio qui s’est tenu au Latran en 2008, il ne saurait être relégué dans la région des eschatologies lointaines, moins encore, être reconduit aux seules utilités pédagogiques. Au contraire, la tâche d’unité des savoirs ne se superpose pas à la recherche différenciée des savoirs, elle s’y dispose.
C’est que la différenciation, à l’inverse de la fragmentation, requiert un principe différenciant, qui initie la différence.

* J’en viens donc naturellement, après le principe de différenciation ou de différance ainsi décliné, à la formulation du second principe que celui-ci appelle : le principe de reconnaissance.

Il ne suffit pas en effet d’exalter la différenciation ; il faut encore pouvoir la susciter et la nourrir. Cet effet appartient au geste de reconnaissance dont le catholicisme est l’initiateur et dont il attend l’universalisation. Concrètement, on peut faire l’hypothèse sérieuse que l’histoire culturelle de l’Europe depuis 4 siècles s’est élaborée selon un principe de différenciation devenu fou et, ainsi, devenu faible : qu’il s’agisse de la résorption de l’eschatologie dans le progrès, et de l’espérance dans la nécessité. On peut, de là, faire le pari que le principe de reconnaissance exprime adéquatement ce que nos sociétés recherchent secrètement, mystérieusement, dans la mise en place de leurs nouveaux rites, et leurs nouveaux rythmes. Le catholicisme peut se demander si la ritualité transformante dont il est dépositaire, i.e. la sacramentalité, ne constituera pas à nouveau demain le socle fondamental pour la mise en jeu de la reconnaissance humano-divine : reconnaissance d’alliance, reconnaissance de dette et reconnaissance de territoires.
Cette reconnaissance ne peut que jouer dans l’exercice de communication. On sait le destin et l’essor qu’a connu le concept de « communication » ces trois dernières décennies dans les sphères philosophiques, notamment sous l’influence de Habermas, se voyant conférer une vertu en quelque sorte intrinsèque, qu’autrefois Marshall Mac Luan, dans ses analyses subtiles consacrées aux médias avait résumé d’un mot devenu emblématique : « Message is medium ». Si le « dernier » Habermas est plus nuancé que le « premier » quant aux vertus de l’ « agir communicationnel », c’est sans aucun doute en raison de sa prise en compte nouvelle à laquelle il a consenti, de l’ « objet » religieux et des traditions religieuses la communication des sociétés modernes. La communication est sans doute la grande affaire de ce siècle à laquelle nous, catholiques, nous nous devons d’urgence, apporter contribution.
Car ce n’est pas seulement ni d’abord la maîtrise des « moyens de communication » qui est en jeu mais, plus profondément, le travail de spécification des modes de communication induits par notre double rapport au monde et à notre tradition. Nous sortons d’une époque qui a tenu la maïeutique pour règle dogmatique de communication, induisant une parfaite adéquation entre la vérité et l’intériorité. Non moins aujourd’hui la communication a lieu en vertu de jeux d’influences économiques et de manipulations psychosociales délibérées.

Il s’agit donc de communiquer en apprenant à surmonter – par-delà les candeurs de la tolérance aveugle, et donc en adoptant des stratégies efficaces mais calmes – les résistances diverses que rencontre la positivité chrétienne. Par exemple, dans une perspective interreligieuse qui ne renâcle pas à l’examen des « choses mêmes », on demandera comment le coefficient herméneutique qui constitue un bien pour le christianisme et le judaïsme – d’autant plus qu’ils l’ont en bonne part suscité – concerne le rapport que d’autres sphères religieuses entretiennent avec leurs textes sacrés ainsi que la communication des messages que ceux-ci sont censés porter.
Enfin et non moins centralement, le monde catholique peut-il honorer la communication « créatrice » sans former d’authentiques « communicants », d’authentiques « correspondants » dans la société actuelle ? Sans stimuler, autrement dit et avec tous les jeux de mots ici possibles, une vraie « correspondance » ? Et peut-il accomplir spécifiquement cette tâche de « co-rrespondance » sans en venir à ce qui dans la correspondance a lieu : la reconnaissance ? Et cette tâche de reconnaissance peut-elle réaliser son « parcours » sans la mémoire de la révélation « judéo-chrétienne » où depuis Caïn, l’humain craint, précisément, d’être reconnu par Dieu ?

Ainsi se présente le troisième principe annoncé : le principe de délivrance.

Sans doute sommes-nous à cet endroit à la pointe la plus extrême de nos difficultés, celle qui en réalité, les rassemble toutes. Dans ce principe – on doit pouvoir l’affirmer calmement -, le « catholique » joue, sans exclure qui ou quoi que ce soit, son identité totale. Car sa tradition, son inspirateur permanent, l’Esprit du Christ, s’invitent pour enfanter et épanouir notre être-au-monde et, à cette fin, pour délivrer, sauver, chercher ce qui va à sa perte. « Le Fils de l’Homme est venu chercher et sauver ce qui était perdu » (Lc 19,10) ; « Je suis venu appeler non pas les justes, mais les pécheurs » (Mt 9,13) ; « Je suis venu pour que vous ayez la vie et que vous l’ayez en abondance » (Jn, 10,10). Ces séquences évangéliques qui fournissent les meilleurs étais citationnels, ne condamnent pas le principe de délivrance à l’attente passive ni à la néantisation des dési
rs humains ; moins encore, elles ne le reconduisent au « Prinzip Hoffnung », (le principe-espérance) de Ernst Bloch certes fasciné par la fonction utopique du « pas encore », mais qui restait emprisonné dans le geste d’horizontalisation du religieux. Le principe de délivrance est aussi éloigné que possible d’une éthique des valeurs communes, sorte de dénominateur commun des déterminations civilisatrices, qui dissimule au fond très mal son formalisme intellectualiste. Le principe de délivrance, une fois lui-même délivré d’une représentation anhistorique du Rédempteur et, plus encore, affranchi des théodicées sécularisées qu’a tragiquement éprouvées le 20è siècle, se manifeste lorsque le sujet apprend, en vertu d’une disposition qui l’excède toujours déjà, ce qu’est le geste divin et historique d’accomplissement et solidaire de soi et de l’autre. Comme disait le maître de Ricoeur, le sage Nabert : « Le désir de Dieu se confond avec le désir d’une compréhension de soi. Ce dernier surgit dans la conscience qui s’éprouve à tout instant capable de se reprendre sur ce qu’elle est et sur ce qu’elle fait (…) aspirant à une délivrance, l’espérance d’une délivrance ». C’est l’éthique de la relation qui trouve dans le geste de délivrance toute sa détermination et toute sa puissance jaillie de la souffrance, elle se fait violence.

Je conclus d’un triple mot.

Le postmoderne récuse les anciennes coalitions tant de la sécularisation (progrès immanent et autoréférence du sujet) que de l’antimoderne (haine de l’histoire et fondamentalismes), mais il reste en quête d’une nouvelle alliance qu’il ne peut à vrai dire donner de lui-même et qu’appellent tous les registres de différenciations, théoriques et pratiques.
Le postmoderne est en effet l’autre mot du fragmentaire, non pas de la différence. C’est pourquoi il s’épuise dans la recherche d’une communication à laquelle manque le principe de reconnaissance. On peut se demander si la mise en œuvre de ce principe ne passe pas par la réhabilitation d’un concept dévoyé, décrié, aux usages controversés, mais sans doute plus prometteur que jamais : l’analogie.
Le postmoderne établit formellement la dignité égale de tous les êtres et de toutes les sociétés, ce qui, somme toute, n’est pas rien et devrait le préserver d’une disqualification sans nuances ; mais alors qu’il se montrerait ici volontiers pacificateur, le postmoderne démontre ses propres limites devant les expériences du tragique : il ne peut les assumer en effet parce qu’elles appellent une détermination salutaire concrète, hic et nunc et historique
Ces trois considérants justifient, me semble-t-il, le recours aux trois principes de différenciation, de reconnaissance et de délivrance, et à leur conjonction qui forme une quatrième disposition ; celle-ci ne récuse point les trois antécédemment relevées, elle les assume nettement aux plans théorique et pratique, dans la figure conséquente de l’alliance.
Le catholicisme en Europe comme ailleurs doit « demeurer ». Précisément, l’Evangile selon St Jean invite à « demeurer », mais propose d’habiter cette demeure, de façon tout à fait spécifique : il croit moins à l’Histoire qu’à la Promesse qui la fonde. A la question : « Où demeures-tu ? », il est en effet répondu : « Venez et vous verrez ». (Jn 1,38-39) Le lieu du christianisme n’est autre que le temps de l’invitation courageuse et de la promesse gracieuse.

Rome
Le 21 novembre 2011

© Prof. Philippe Capelle-Dumont

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ZENIT Staff

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