L’avenir du christianisme en occident, selon Mgr Bruno Forte

Rencontre-débat du 24 janvier à Rome

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ROME, Dimanche 27 janvier 2008 (ZENIT.org) – Nous publions ci-dessous le texte intégral de l’intervention de Mgr Bruno Forte, archevêque de Chieti-Vasto, à la rencontre-débat « Quel avenir pour le christianisme en Occident » organisée le jeudi 24 janvier au Centre culturel Saint-Louis de France, à Rome, par le quotidien « La Croix ». La rencontre était présidée par le cardinal Jean-Louis Tauran, président du Conseil pontifical pour le dialogue interreligieux.

Quel avenir pour le christianisme ? 

par

+ Bruno Forte

Archevêque de Chieti-Vasto 
 

      Pendant cinq semaines, en novembre et décembre dernier, le quotidien La Croix s’est interrogé sur l’avenir du christianisme en Occident, notant les motifs d’inquiétude comme les raisons d’espérer. L’enquête offre ainsi un panorama avec lequel se confronteront utilement ceux qui ont à cœur le futur de la cause de l’Evangile, en particulier dans les pays d’ancienne tradition chrétienne. Je voudrais réfléchir à partir de ce panorama, en élargissant l’horizon pour montrer comment, de manière assez singulière, de nombreux jugements recueillis par l’enquête coïncident avec divers modèles d’interprétation de la crise de l’Occident proposés au XXe siècle. Afin de dépasser cette identification absolue du christianisme avec la culture occidentale, je voudrais m’interroger sur la tâche qui semble la plus urgente pour les chrétiens et sur les priorités qui se dessinent pour l’action pastorale de l’Eglise. Je vais alors présenter un diptyque: d’une part, le tableau « Occident et Christianisme », dédié au conflit des interprétations et à la « réserve eschatologique » de la foi; d’autre part, le tableau « priorités pour l’avenir de la conscience chrétienne », touchant les voies de la « martyria », de la « koinonia » et de la « diakonia ». 

 1. Occident et Christianisme: le conflit des interprétations et la « réserve eschatologique » de la foi 

      Le destin de l’Occident s’est prêté aux interprétations les plus diverses au cours du XXe siècle. Parmi les métaphores utilisées, plusieurs expriment un jugement tragique, comme, par exemple, celles de « déclin » et de « naufrage ». C’est Oswald Spengler qui privilégie la catégorie du « déclin ». Né en opposition à la modernité décadente, son ouvrage Le déclin de l’Occident1 en est en réalité l’extrême épigone. Il veut montrer les tendances de destruction innées de la modernité occidentale, en lisant le processus en action sous le signe d’un déclin inévitable: les deux âmes du Faust, la technique et la tragique, sont polarisées au détriment de la seconde. La volonté de pouvoir tend à sacrifier la force de vie. Selon Spengler, le changement nécessaire ne pourra être provoqué ni par la démocratie, ni par la dictature de l’argent, ni par les idéologies du progrès esclaves de la technique, comme le socialisme, mais par une tension tragique, qui ira réconcilier histoire et nature dans un nouveau début. Il n’est pas difficile de constater comment ces analyses ont pût produire de terribles fruits, liée à des lectures idéologiques et violentes, tant de droite que de gauche.

      Bien diverse est l’origine de la métaphore du « naufrage », que Hans Blumenberg prend comme clé pour analyser la condition actuelle de l’Occident dans son ouvrage Naufrage avec spectateur2. Il part d’un texte de Lucrèce: les spectateurs, de la rive, assistent, rassurés, à un naufrage3: l’opposition entre la sécurité de la terre ferme et la mer en tempête exprime la condition classique de l’existence, où celui qui peut regarder la scène de la vie et du monde parle à partir d’un point stable. C’est cette certitude qui s’est perdu avec la modernité. « Vous êtes embarqué », a dit  Pascal4. Le naufragé est désormais lui-même spectateur: il n’y a plus de lieu stable, à partir duquel on peut se poser comme un spectateur détaché. Nous sommes nous même la vague sur laquelle nous allons à la dérive dans l’océan. La condition postmoderne, à laquelle a abouti le voyage de l’Occident, consiste à voir les naufragés nager au milieu de la mer de la vie, cherchant à construire un radeau sur lequel se réfugier.

      Les modèles interprétatifs de la crise de l’Occident, que je viens de rappeler, présentent une convergence très forte avec beaucoup des jugements recueillis par La Croix dans son enquête sur la condition du christianisme occidental aujourd’hui: si on substitue à l’idée de l’Occident celle du christianisme, la convergence saute aux yeux. Prenons quelques-uns des termes relevés par l’enquête à propos du présent et de l’avenir de l’aventure chrétienne: « déclin annoncé », « pessimisme lancinant », « enfouissement », « glissement d’identité »… Comme si, pour beaucoup, occident et christianisme s’identifiaient tout court, dans leur trajectoire de grandeur et décadence. En ce sens, l’enquête accueille les lieux communs souvent présentés pour interpréter l’actualité chrétienne. Cette identification absolue est-elle juste? Et peut-on en tirer la conclusion que « déclin de l’Occident » signifie au même temps « déclin du christianisme »? Ou au contraire, la « réserve eschatologique » de la foi ne comporte-t-elle pas des surprises, non quantifiables au regard d’un jugement historique, ou d’une évaluation des processus culturels purement mondains?

      En réalité, il est relativement aisé d’observer que c’est justement à partir de la dimension religieuse de l’existence humaine que sont nés quelques-uns des processus les plus radicaux de contestation des univers totalisants et idéologiques, qui ont occupé la scène de la modernité en Occident. Le christianisme, loin de s’identifier avec la parabole de la modernité idéologique, en a constitué plutôt la plus forte réserve critique. Ainsi, Dietrich Bonhoeffer, le théologien mort martyr du nazisme, exprime sur l’histoire de l’Occident des deux derniers siècles un jugement très pertinent pour mesurer la « différence chrétienne ». Pour lui, la faillite des idéologies devait céder la place à une véritable « décadence », où il n’y a plus de confiance dans la vérité, et on lui substitue les sophismes de la propagande. La décadence prive l’homme de la passion pour la vérité et le dépouille des motivations fortes que l’idéologie encore semblait lui offrir. C’est la victoire du nihilisme, qui permet aux hommes d’échapper à l’infinie douleur de l’évidence du rien, se fabriquant des masques, derrière lesquels se trouve le vide. Face à cette situation, Bonhoeffer propose la centralité du Dieu souffrant et l’Evangile du christianisme non religieux, dans un net contraste avec les autres réponses théologiques, à son avis encore victimes des idéologies et compromises avec les séductions de l’esprit moderne.

      De manière analogue et dans le même contexte (Berlin, 1939), le penseur catholique Romano Guardini, contraint par le régime national-socialiste à quitter l’enseignement, développe une réflexion sur les « choses ultimes »5, témoignage extraordinaire d' »écriture codée ». Face à une vision du monde qui présume d’embrasser l’horizon entier, le message de la foi sur les choses ultimes résiste à toute explication seulement mondaine, et se présente comme la « réserve eschatologique » qui fait office d’alarme vers toute interprétation exclusivement idéologique. La priorité donnée au Dieu personnel et transcendant, contredit l’obéissance absolue demandée au « Führer ». C’est à Dieu seul, juge de l’humanité et de l’histoire, que reviennent la confiance et l’obéissance, dans la vie comme dans la mort. Loin de décliner parallèlement au déclin de l’Occident, le christianisme pourra se régénérer dans sa nature évangélique, centrée sur la bonne nouvelle du Dieu crucifié et ressuscité pour nous.

      Ici, les voix de Bonhoeffer et de Guardini révèlent leur force prophétiq
ue, qui en font des témoignages significatifs du rôle joué par la foi chrétienne dans le développement effectif du processus critique du XXe siècle en Occident: dans l’écart entre pouvoir et valeurs, ils n’hésitent pas à choisir la valeur, comme l’on fait les martyrs et tous ceux qui, dans l’histoire, ont opposé la résistance au pouvoir au nom de l’obéissance à Dieu. C’est le primat inaliénable du bien et du vrai, à qui aucun pouvoir de ce monde n’a le droit de substituer d’autres priorités: et si ce constat inquiétant était prophétique dans la crise européenne il y a soixante ans, il ne l’est pas moins dans la culture faible de notre inquiète postmodernité. Une postmodernité qui, avec la fin des assurances idéologiques, abandonne souvent la passion de la vérité et le sens d’un horizon plus grand, capable de fonder l’engagement pour la justice et le bien, comme la responsabilité envers les autres. Ces voix chrétiennes nous aident ainsi à cueillir l’extraordinaire valeur que le Dieu vivant et transcendant a aussi pour nous, héritier du naufrage de la culture idéologique dominante jusqu’à il y a peu, et ayant besoin d’une espérance qui puisse nous porter au-delà de nos solitudes et de nos démissions.

      Serait-ce cela, le devoir du christianisme prochain dans la culture de l’Occident? C’est ce que semblent relever de nombreux voix de l’enquête de La Croix: « Le passage d’un christianisme transmis de génération en génération, par une sorte d’appartenance passive, à une foi de libre choix, vécue comme une démarche délibérée d’adhésion, marque aujourd’hui les pays occidentaux hier encore dits ‘de chrétienté' » – « Par dizaines de milliers, dans la plupart des pays concernés, des adultes sont en route pour devenir chrétiens. Ils ne demandent pas le baptême pour adopter un corps de doctrines, mais pour adhérer à une personne qu’ils ont rencontrée comme vivante et source de vie dans leur existence: Jésus, découvert dans les Évangiles, à travers des chrétiens ou à l’occasion d’un moment fort de l’existence »… Le diagnostic se concentre donc sur un devoir qui concernerait chaque croyant comme l’Eglise dans son ensemble et sur lequel se joue l’avenir du christianisme en Occident: « Croire plus, croire mieux ». C’était d’ailleurs le défi fait, plus de quarante années par le concile Vatican II dans la Constitution traitant l’Eglise dans le monde contemporain Gaudium et Spes : « On peut légitimement penser que l’avenir sera entre les mains de ceux qui auront su donner aux générations de demain des raisons de vivre et d’espérer »(n. 31). 

      2. Des priorités pour l’avenir de la conscience chrétienne: « martyria« « koinonia« « diakonia » 

      Comment vivre et transmettre ces raisons de vivre et d’espérer? Comment croire plus et croire mieux, afin que le monde croit? Quelques priorités se profilent pour la foi chrétienne, au seuil du troisième millénaire en Occident: elles semblent émerger, en effet, de manière diverse, même de l’enquête conduite par La Croix. Avec une terminologie ancienne, je voudrais les appeler « martyrìa », « koinonìa » et « diakonìa ».

      La voie de la « martyrìa » correspond à une exigence renouvelée de spiritualité qui émerge de notre époque. La modernité avait opposé la vérité universelle et nécessaire de la raison et la vérité contingente de la vie, favorisant ce divorce entre réflexion et spiritualité, qui avait rendu souvent le discours sur Dieu plutôt aride et intellectualiste, alors qu’au contraire la spiritualité devenait plutôt sentimentale et intimiste. L’époque post-moderne pousse à dépasser ce fossé: l’alternative que la foi oppose à l’idéologie consiste précisément dans la possibilité d’expérimenter un rapport personnel avec la Vérité, nourri par l’écoute et le dialogue avec le Dieu vivant. Loin d’apparaître comme fuite hors du monde, selon la critique des années de l’idéologie dominante, la dimension contemplative de la vie et l’expérience spirituelle semblent s’offrir comme une réserve d’humanité et d’une authentique socialité. Cela signifie que, face à la chute des grands-récits des idéologies, les croyants sont appelés à dire par leur vie qu’il y a des raisons pour vivre et vivre ensemble, et que ces raisons nous ont étés données en Jésus-Christ. Il s’agit de retourner au primat de Dieu, reconnu dans la prière et dans la vie et célébré par la liturgie. Il y a besoin de chrétiens adultes, convaincus de leur foi, experts de la vie selon l’Esprit, prêts à rendre raison de leur espérance. Sur la base de ces considérations, on peut supposer que l’avenir du christianisme sera plus « spirituellement marqué », et mystique, ou bien ne pourra contribuer à vaincre la crise et les changements du présent. Avec les mots d’André Malraux, repris par Karl Rahner: « le christianisme du XXIe siècle sera plus mystique ou ne sera pas »

      A côté de la voie de la « martyrìa », celle de la « koinonìa » me semble tout aussi nécessaire: elle correspond à la nostalgie de l’unité que l’on voit, même dans une forme ambiguë et complexe, dans le processus de globalisation de la planète. En particulier en Europe, la désagrégation qui a suivi la chute du mur de Berlin et l’émergence violente de régionalisme et de nationalisme, défient les Eglises à se poser comme signe et instruments de réconciliation entre et au service de leur peuple. La foule de solitudes est le produit typique du nihilisme de la postmodernité: en face, les chrétiens doivent témoigner la possibilité d’être ensemble, tous responsables dans l’Église, de se vouloir communion, rendant la communauté accueillante, attractive, où l’on se sent aimé, respecté, réconcilié dans la charité. Le monde sorti du naufrage du totalitarisme idéologique a plus que jamais besoin de cette charité concrète, qui sait se faire compagnie de la vie et construire le chemin en communion. C’est dans ce contexte qu’une nouvelle attention à la catholicité se fait jour, que cela soit entendu dans la sens d’un universalisme géographique, rendu plus que jamais d’actualité par le processus de globalisation de la planète, ou d’une plénitude et totalité, inhérente à l’intégralité de la foi, et de l’actualisation pleine de la mémoire du Christ. On peut ainsi oser l’affirmation que le christianisme futur sera plus catholique – et donc pleinement de communion -, ou deviendra totalement inadapté à la proposition de l’Evangile pour le salut du monde.

      Enfin, la « diakonìa », la charité vécue dans l’engagement pour la justice, la paix et la sauvegarde de la création, apparaît comme la troisième priorité pour le christianisme en ce début de troisième millénaire. Au regard de la globalisation, les défis de la justice sociale paraissent aujourd’hui clairement liés avec ceux des rapports internationaux de dépendance et avec la question écologique: les chrétiens, présents dans les contextes les plus divers de la planète, sont appelés à être les protagonistes privilégiés pour tenir en éveil une conscience critique attentive à défendre la qualité de la vie pour tous, à se faire la voix de ceux qui n’ont pas de voix, pour affronter les logiques égoïstes des intérêts économiques et politiques sur le plan mondial. Dans cet engagement, les croyants ne devront pas compter sur d’autres forces que celles de leur témoignage et de la vitalité de leur foi et efficacité évangélique. Le réveil d’une conscience de la responsabilité écologique apparaît tout aussi urgent, qui tienne ensemble le devoir de justice, la paix, et la sauvegarde de la création. Les chrétiens seront en somme appelés à se faire toujours plus serviteurs par amour, vivant le dépouillement de soi sans retour dans la suite de l’Abandonné, construisant un chemin en communion, solidaire envers les plus faibles, et les plus pauvres des compagnons de route. L’avenir du christianisme sera marqué
par le primat de la charité, et donc de l’engagement pour la justice et la paix, ou ne sera pas.

      Certes, ce style de partage et de solidarité comporte, sur le plan de la pensée comme celui de l’expérience vécue, la nécessité de prendre position et de dénoncer l’injustice et le péché: aimer concrètement les autres signifie aussi transformer leur forme de vie. Il s’agit dans chaque cas de mettre au premier rang, non pas l’intérêt mondain ou le calcul politique, mais l’engagement exclusif pour la vérité du Christ et sa justice; il s’agit de donner sa vie au nom de cela, en la mettant en jeu par son témoignage, si nécessaire même en portant la croix, cherchant toujours avec tous la voie en communion. La foi vécue et pensée des chrétiens doit avoir l’audace des idées et des gestes significatifs et non équivoques, vécus en suivant l’Abandonné de la Croix: le christianisme du troisième millénaire sera plus crédible dans le témoignage de la foi, de la charité et de l’espérance, ou bien il ne parlera pas au cœur des naufragés de l’époque moderne en Occident, qui restent, malgré tout, à la recherche du sens perdu, capable de donner saveur à la vie et à l’histoire, comme le Christ dans son amour crucifié a su faire pour chacun, pour tous… 

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ZENIT Staff

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