ROME, Mardi 13 juillet 2010 (ZENIT.org) – Devant une modernité qui aurait souvent tendance à oublier qu’elle ne peut effacer Dieu de l’horizon des hommes, le rôle confié à l’islam dans le plan du salut pourrait être celui de nous stimuler à remettre la foi au centre de la vie.
Ce sont les mots prononcés par le père Samir Khalil Samir, jésuite, dans un entretien accordé à ZENIT en marge de la rencontre annuelle du Comité scientifique de la Fondation Oasis, qui a eu lieu les 21 et 22 juin à Jounieh, au Liban.
Docteur en théologie orientale et islamologie, le père Samir est professeur de sciences religieuses à l’université Saint-Joseph de Beyrouth et professeur d’études islamo-chrétiennes à l’Institut pontifical oriental à Rome et dans d’autres universités.
Il est par ailleurs le fondateur et le directeur du CEDRAC (Centre de documentation et de recherches arabes chrétiennes), qui a son siège à Beyrouth, l’unique centre au monde consacré à l’étude du patrimoine arabe des chrétiens.
ZENIT : Pourquoi avoir mis le thème de l’éducation au centre de la rencontre d’Oasis?
Père Samir : Le problème que nous vivons tant dans l’Église que dans l’islam est que nous n’arrivons pas toujours très bien à transmettre la foi à la nouvelle génération et aux générations à venir. La question que nous nous posons est celle-ci : de quelle manière devons-nous repenser la foi pour les jeunes mais aussi dans les paroisses, dans les discours que les religieux adressent à leurs fidèles?
Voilà ce que nous voulons : faire un « survey » sur ce qu’est au Liban l’expérience chrétienne, l’expérience musulmane sunnite et l’expérience musulmane chiite dans ce domaine. Nous voulons comparer, recueillir ne serait-ce que les difficultés communes et chercher ensemble une réponse à ces difficultés.
Je crois que c’est le premier but de notre rencontre en vue d’un dialogue des cultures dans la foi chrétienne et dans la foi musulmane.
ZENIT : Quels effets pourrait avoir la disparition des Églises du Moyen Orient sur le monde chrétien et le monde musulman ?
Père Samir : La disparition des Églises au Moyen Orient serait avant une tout une perte pour la chrétienté car, comme disait Jean-Paul II, l’Église comme tout être humain respire à deux poumons, le poumon oriental et le poumon occidental. Les Églises orientales sont née ici sur la terre de Jésus, dans les territoires du Moyen Orient, là où est passé le Christ. Et si cette expérience, ces millénaires de tradition se perdent, alors cette perte sera de toute l’Église, celle des chrétiens d’orient et celle des chrétiens d’occident.
Mais il y a plus : si les chrétiens quittaient le Moyen Orient, en d’autres termes si les musulmans restaient entre eux, alors il manquerait cet élément moteur que représente la diversité que sont les chrétiens.
Diversité de foi, car les musulmans nous demandent chaque jour : « Comment se fait-il que vous nous disiez que Dieu est un et trine? Ceci est contradictoire ». Et nous, nous disons : « Comment se fait-il que vous disiez que Mahomet est un prophète ? Quels sont pour vous les critères de la prophétie ? Mahomet répond-t-il à ces critères ? Et que signifie que le Coran est de Dieu ? Dans quel sens dites-vous qu’il est descendu sur Mahomet ? ».
Nous, nous disons que la Bible est divine, mais toutefois transmise par des humains tandis que les musulmans veulent enlever la médiation de Mahomet.
Ces questions qu’ils nous posent et que nous posons sont un stimulant pour la civilisation mais également pour la société civile. Ce serait une grande perte, car le risque est celui de vouloir fonder une société, un État basé sur la charria, autrement dit sur quelque chose qui a été établi au VIIème siècle dans la région de la Péninsule arabique, même si pour les musulmans, cette charria est générale et vaut pour tous les siècles, pour toutes les cultures.
Le gros problème de l’islam est celui-ci : comment repenser l’islam aujourd’hui ? L’absence des chrétiens ne ferait qu’accentuer le problème.
ZENIT : N’y aura-t-il jamais d’illuminisme pour l’islam?
Père Samir : Pour l’occident, pour l’Église, l’illuminisme a été une occasion de renouveau par rapport à la foi, un renouveau qui nous a permis de tirer inspiration de la culture et de cet esprit critique qui en ont découlé. L’illuminisme voulait dire faire la pleine lumière sur la réalité du monde de la foi. Le risque du croyant est celui de partir uniquement du phénomène religieux, qui est un phénomène partiel dans la vie de l’homme et de la société.
Si nous confrontons ce phénomène religieux à la science, aux droits de l’homme, au développement de la psychologie, des sciences humaines et aux cultures du monde, nous obtiendrons un christianisme ouvert, ou dans le cas concret, un islamisme ouvert.
Votre question est : l’islam serait-il capable d’un mouvement illuministe ? En théorie, oui. Nous en avons eu un exemple au Ixème et au X ème siècles. Cet illuminisme est parti des chrétiens syriaques provenant de Syrie, de Palestine et d’Irak qui après avoir assimilé la culture hellénistique, l’ont transmis, traduit, commenté, s’en sont inspiré, produisant ainsi des générations de penseurs musulmans qui l’ont ensuite, à leur tour, appliqué au Coran, aux dogmes et aux traductions sacrées.
Ce phénomène est allé de l’avant jusqu’au XIème siècle, puis il s’est éteint lentement, car il y a eu la réaction islamiste, qui s’est traduite par une réaction strictement religieuse, marquée par une exclusion de la philosophie, par exemple, et de la critique religieuse historique. Si cela devait recommencer il n’y aura jamais d’illuminisme. La condition préalable est que de plus en plus de musulmans étudient toutes les sciences et acceptent d’étudier le texte du Coran comme n’importe quel autre texte de la littérature arabe, en utilisant les mêmes critères.
Le but principal est de partir d’une histoire démythifiée. Et j’espère que nous arriverons à cette relecture critique et religieuse du Coran : foi et culture, foi et science, foi et raison. Ceci était l’aspect essentiel du discours de Ratisbonne du 12 septembre 2006 et il reste entier, même si cela a été un choc pour beaucoup de musulmans en particulier, et pour certains chrétiens orientaux qui se sont culturellement islamisés.
ZENIT : De quelle manière pouvons-nous insérer la naissance et la diffusion de l’islam à l’intérieur du plan salvifique?
Père Samir : Ceci est une question délicate, mais légitime. Nous pouvons l’exprimer ainsi : « Pour autant qu’il nous est donné à nous les hommes de le savoir, l’islam a-t-il une place dans le plan de Dieu ? ».
Au fil de l’histoire, les chrétiens d’Orient se sont souvent posés cette question. La réponse des théologiens arabes chrétiens était : « Dieu a permis la naissance de l’islam pour punir les chrétiens de leur infidélité ». Je pense que la vérité sur l’islam est à renvoyer à la question de la division entre les chrétiens orientaux, une division souvent due à des motifs nationalistes et culturels cachés derrière des formules théologiques. Cette situation les a empêchés d’annoncer aux peuples de la région la Bonne Nouvelle, ce que l’islam a fait partiellement!
L’islam a servi à réaffirmer la foi en un seul Dieu, à réitérer l’appel à nous consacrer totalement à Lui, à modifier notre vie pour l’adorer. Il s’agissait d’une réaction saine, dans le prolongement de la tradition biblique juive et chrétienne. Mais en réalité pour arriver à cela, l’islam a éliminé tout ce qui créait un peu de difficulté, en particulier : la nature à
la fois humaine et divine du Christ; le Dieu Un et trine, qui est dialogue et amour; et le fait que le Christ se soit montré obéissant jusqu’à sa mort sur la croix, qu’il se soit vidé de lui-même comme dit saint Paul, par amour pour nous !
C’est donc une religion qui s’est rationalisée, non pas dans le sens rationnel par rapport à Dieu, mais dans le sens qu’elle a voulu simplifier ces aspects que la raison humaine ne peut accepter. L’islam se présente alors comme la troisième et dernière religion révélée… et pour nous elle ne l’est évidemment pas. Après le Christ, que le Coran reconnaît comme Parole de Dieu, Verbe de Dieu, il est incompréhensible que Dieu ait envoyé un autre Verbe qui est le Coran.
Si le Coran était en accord avec l’Évangile et servait à le rendre plus clair, je dirais pourquoi pas ? Comme les saints qui apportent un éclairage sur l’Évangile et sur la personne de Jésus. Mais ici ce n’est pas le cas : c’est contradictoire. C’est pourquoi je ne peux pas dire que Dieu a envoyé un prophète (qui serait Muhammad) avec une nouvelle révélation. Je peux encore moins dire de lui qu’il est « le sceau des prophètes » (khâtam al-nabiyyîn), comme affirme le Coran, autrement dit qui complète et corrige, accomplit jusqu’au bout la révélation du Christ.
ZENIT : Mais alors quelle est la place de l’islam dans le plan de Dieu?
Père Samir : Je crois que pour nous chrétiens il est un stimulant pour nous ramener au fondement de tout : Dieu est l’Unique, la Réalité Ultime ! Que représente l’affirmation juive et chrétienne fondamentale, reprise par le Coran dans la belle Sourate 112 : « Di’: Dieu est l’Unique! Dieu est l’impénétrable! » etc. Une affirmation que la vie moderne risque de nous faire oublier. L’islam nous rappelle que, si le Christ constitue le centre de la foi chrétienne, il l’est toujours par rapport au Père ; pour rester dans l’unicité, même si le Coran na pas réussi à comprendre ce qu’est l’Esprit Saint.
Les musulmans nous demandent chaque jour des explications sur notre foi et ceci nous conduit à la repenser continuellement en fonction de l’islam. Je remercie les musulmans pour leurs critiques, l’important est qu’ils les fassent pour susciter une réflexion et non une polémique. La même chose vaut, dirais-je, pour les chrétiens et leurs questions.
Notre vocation à nous, chrétiens d’orient, est de vivre avec les musulmans, que cela nous plaise ou pas. C’est une mission! Cela est difficile, mais nous devons vivre ensemble. C’est pourquoi je dirais qu’il revient au musulman de défendre la présence chrétienne et au chrétien de défendre la présence musulmane. Ce n’est effectivement pas à chacun de nous de nous défendre, car cela finirait par des affrontements.
J’espère donc que le synode sur le Moyen Orient, qui aura lieu du 10 au 24 octobre prochains, nous aidera, nous chrétiens d’occident et d’orient, mais qu’il aidera aussi les musulmans à repenser la signification qu’ils donnent au plan divin que nous devons redécouvrir dans l’amitié et parfois dans la confrontation : car nous sommes ensembles sur cette Terre du Moyen Orient, qui est la Terre de Jésus, certes, mais aussi la terre de Moise et de Mahomet ? Cette terre doit vraiment devenir une « Terre Sainte »!
Propos recueillis par Mirko Testa