Au moment où meurt Innocent VI (12 septembre 1362), les motifs qui avaient poussé la papauté à siéger à Avignon demeurent. La guerre franco-anglaise n’est pas terminée, les graves troubles en Italie existent toujours. Le Saint-Empire demeure bienveillant vis-à-vis du pape, mais, figurant parmi les puissances politiques importantes du temps, il doit tenir compte de la persistance de la guerre entre l’Angleterre et la France et des désordres italiens. Et ce d’autant plus que ceux-ci arrivent à un tournant qu’il va falloir gérer en professionnel de la politique et avec un génie hors du commun.
La donne va être changée en France avec l’avènement d’un nouveau roi, Charles V, appelé justement « le sage », régent depuis 1358 et sacré roi de France à Reims le 19 mai 1364. Depuis 1358, il avait fait ses preuves ! En 1364, au moment du sacre, il était clair qu’il ne céderait rien, qu’il y avait certes beaucoup de chemin à faire pour parvenir à la victoire, qu’elle n’était certes pas acquise, mais possible. Charles V inaugurait le trio des plus grands rois de la branche des Valois, Louis XI et Henri III ! Mais ce n’était pas évident à l’avènement du nouveau pape.
I Un saint homme (1) sur le trône de Pierre pour succéder à Innocent VI
Après la neuvaine de prières d’usage, le conclave se réunit le 22 septembre 1362 pour élire le successeur d’Innocent VI. Le cardinal du Périgord, Hélie Talleyrand, qui a « fait » plusieurs papes est en vedette, mais il a 61 ans, ce qui est âgé pour l’époque. Il mourra d’ailleurs deux ans plus tard. Mais il y a plusieurs cardinaux expérimentés qui peuvent prétendre au titre. C’est donc la confusion et au premier tour, très curieusement le cardinal Hugues Roger, 69 ans, camerlingue du Sacré-Collège, obtint 15 voix sur 20. Il était donc élu, lui le frère de Clément VI. Il refusa fort heureusement, car il mourut à peine un an plus tard. Au deuxième tour ce fut le cardinal Raymond de Canilhac qui obtint une majorité de voix (famille alliée à celle de Clément VI). Mais le nombre de voix n’était pas suffisant, il avait pourtant été archevêque de Toulouse et négociateur pour le compte d’Innocent VI. Ces résultats montraient qu’on se retrouvait dans la même situation qu’au conclave de Pérouse en 1304, et qu’il fallait choisir en dehors du Sacré-Collège. C’est le cardinal d’Aigrefeuille, cousin de Clément VI, qui sur les conseils de son frère Pierre, évêque d’Uzès, va proposer l’abbé de Saint-Victor de Marseille, Guillaume Grimoard, qui sera élu.
Il L’abbé Guillaume Grimoard avant son élection
L’évêque d’Uzès l’avait pris comme vicaire général aussi bien à Clermont qu’à Uzès. Celui-ci venait d’une famille noble du Gévaudan et était né au château de Grisac en décembre 1310. Il avait deux frères et une sœur. L’aîné des frères fut seigneur de Grisac, le plus jeune, Andric, entra dans les ordres. Notre futur pape fut tonsuré à 12 ans et fit des études de droit à Montpellier et à Toulouse. Il enseigna même pendant un temps et c’est à cette occasion qu’on le remarqua. Il poursuivra aussi à Paris. C’est vers 1327 qu’il entre dans l’ordre des Bénédictins au prieuré du monastère de Chirac. Il fut ordonné prêtre en 1334 et devint docteur en droit canon en 1342. Sa première grande promotion ecclésiastique sera la nomination d’abbé de Saint-Germain d’Auxerre par Clément VI. On commence à lui confier quelques missions de légat. Enfin, le 2 février 1361, Innocent VI le nomme abbé de Saint-Victor à Marseille. Il a 51 ans, l’année d’après il sera pape. Il n’a jamais été évêque, ni conseiller d’un roi ou d’un grand seigneur. Mais il a tout de même été deux fois vicaire général et les brèves missions que les papes lui ont confiées en Italie revêtaient plus d’importance que certains historiens des papes d’Avignon ne le laissent entendre. La première concerne Milan et l’Italie du nord, la seconde, le royaume de Naples. Il s’agit dans les deux cas de deux problèmes très sensibles, lieux géographiques liés depuis très longtemps à la sécurité des États pontificaux. Et aux dates qui nous occupent, où la papauté réfléchissait à son retour à Rome, y résoudre les problèmes qui s’y posaient était essentiel. C’est pourquoi il est important de s’arrêter un moment sur les deux missions diplomatiques confiées à l’abbé Guillaume Grimoard. Il dirigeait Saint- Germain d’Auxerre quand Clément VI, en 1352, l’envoya à Milan. L’archevêque Giovanni Visconti, y était le seul maître depuis la mort de son frère Luchino. Cet homme très ambitieux était d’une redoutable intelligence et possédait une grande capacité de dissimulation, parler de lui comme évêque n’est pas simple… Ce qui l’est beaucoup plus, c’est la mainmise de la famille Visconti sur Milan et ses ambitions qui ne visaient rien moins que d’unifier à son profit l’Italie du Nord. Il avait pu conquérir Bologne en s’attirant les foudres du pape puisqu’il fut même excommunié. Mais il avait des alliés jusqu’à la cour d’Avignon. Il sut ainsi faire accepter ses présents au pape, put voir son excommunication levée et recevoir le titre de vicaire de Bologne au nom du pape. Il devait payer pour cela 12000 florins d’or chaque année. Les villes toscanes, dont Florence, qui s’inquiétaient de ce rapprochement des Visconti avec le Saint-Siège, craignaient pour leur liberté et mettaient en doute la sincérité de l’archevêque de Milan (2). L’accord publié le 27 avril 1352 n’avait pas reçu celui du seigneur-archevêque, pendant que ses armées s’emparaient d’un certain nombre de villes. Florence se plaignit de nouveau auprès du pape les 22 et 25 mai 1532. Quatre jours plus tard, le pape recevait un premier paiement de Giovanni Visconti et lui donnait quittance. Apparemment, le Visconti se soumettait à l’accord, mais il continuait ses guerres. C’est pour cette raison, que, devenu méfiant, Clément VI envoya le 29 juillet Guillaume Grimoard à Milan pour rencontrer l’archevêque ; il était accompagné d’Azzon Manzi de Reggio, doyen de l’église d’Aquilée. Ils venaient proclamer officiellement le vicariat de l’archevêque sur Bologne à condition que celui-ci rendît au Saint-Siège la ville d’Orvieto et une autre terre qu’il avait conquises. Les ambassadeurs furent reçus avec honneur. Nous n’avons pas, à ma connaissance, la lettre de l’archevêque acceptant les conditions pontificales, mais très rapidement, les légats purent faire la proclamation dont la réponse positive de Giovanni dépendait ! Mieux, la trêve avec la Sicile qui expirait fut prolongée de trois ans comme le souhaitait le pape. C’était là un succès personnel pour Guillaume, même si les circonstances avaient été favorables (la crainte des Visconti face à l’empereur Charles IV).
Cependant le Saint Siège n’en n’avait pas pour autant fini avec les Visconti : En 1359, Barnabé, seigneur de Milan depuis 1354, voulut reprendre Bologne. Fureur du nouveau pape Innocent VI qui rappela Guillaume Grimoard pour l’envoyer à Milan rencontrer Barnabé en compagnie d’un prélat italien, Benevento d’Udine. L’entrevue eut lieu avec un troisième personnage envoyé par le cardinal-légat Albornoz, qu’Innocent VI avait fort heureusement rétabli dans ses fonctions. Barnabé s’obstina dans sa revendication de Bologne et du titre de son oncle archevêque « vicaire de l’Eglise », l’abbé Grimoard fut rappelé à Avignon et l’affaire se régla par les armes le 27 juillet 1361. L’armée du cardinal-légat commandée par Malatesta infligea une cuisante défaite au Visconti. Le pape nommait alors Grimoard le 2 août abbé de la prestigieuse abbaye de Saint-Victor de Marseille, dont cependant le bâtiment menaçait ruine. Le pape comptait visiblement sur lui pour redresser la situation, ce qui laisse supposer de la reconnaissance et de la considération pour ses missions antérieures. Ce qui est confirmé le 27 juin 1362, quand notre abbé fut rappelé par le pape pour retourner en Italie, mais cette fois-ci à Naples où le mari de la reine Jeanne, Louis de Tarente, venait de mourir. Ce royaume était vassal et allié du Saint-Siège, il faut le rappeler. La reine au passé mouvementé n’avait que 36 ans et pouvait se remarier, ce qu’elle fera. Le Saint-Siège se devait de l’assister. L’abbé Grimoard voyagea par voie de terre, ce qui lui permit de voir le couvent du Mont Cassin en ruine (suite à un tremblement de terre) et d’y constater un déclin spirituel inquiétant. Auparavant il avait appris à Florence la mort du pape (3). C’est à Naples que Guillaume Grimoard apprit son élection par le conclave et prit sagement la décision de se rendre à Marseille par la mer, où il arriva le 27 octobre ; et c’est de là aussi qu’il enverra son acceptation de l’élection aux cardinaux. Il arriva seul à cheval à Avignon le 30 octobre au soir.
III L’avènement d’Urbain V
On procéda à sa consécration épiscopale car il n’était que prêtre et il fut couronné pape le 6 novembre 1362 dans la chapelle du Palais vieux par Étienne Aubert, cardinal archevêque d’Ostie, neveu du pape défunt. La consécration épiscopale fut une cérémonie assez privée, sans faste, et après le couronnement qui suivit, il n’y eut pas de cavalcade en ville selon la volonté du nouveau pontife. Mais le couronnement lui-même dut obéir au long cérémonial du temps. Il avait choisi Urbain comme nom de règne, peut-être parce que les précédents Urbains avaient été élevés sur les autels, mais aussi parce que le prénom vient de urbs en latin et signifie ville, afin semble-t-il de marquer sa volonté de retourner au plus vite dans la ville par excellence, Rome ! Ses prédécesseurs avaient eu ce souci, avec des variantes certes, mais toujours avec discernement. Nous avons vu aussi combien étaient changeantes les conditions d’un tel retour. Des départs prévus ne se firent pas. Pour la première fois, avec Urbain V, le départ aura lieu. Mais il faudra revenir. Avait-on mal calculé ? Je ne le crois pas ! C’est la présence du pape sur place qui avait modifié très rapidement les conditions du séjour près de la tombe de Pierre. Le pape était certes un homme simple et avant tout religieux. Mais il n’était ni simplet ni naïf. Il comptait parmi ces religieux, fins psychologues grâce à la prière, qui savent rapidement à qui ils ont affaire, face à une personne ou à une lettre. De plus, il avait acquis de l’expérience par les missions confiées ; il comprenait vite et bien !
Et revenons encore un moment au conclave dont Yves Chinon rend parfaitement compte dans son excellent ouvrage sur Urbain V. Grimoard fut élu en toute connaissance de cause. On peut se rappeler ses missions, mais aussi qu’à l’époque avoir été nommé abbé de Saint-Victor équivalait à l’accession à un siège épiscopal prestigieux. (4)
Il sut, pendant tout son pontificat, se ménager du temps pour le recueillement et la prière et mener une vie très réglée dans la plus grande simplicité. Il portait toujours sa robe de bure noire des bénédictins. Se confessait tous les jours avant de célébrer la messe. il jeûnait souvent. Il étudiait beaucoup la théologie, recevait volontiers en audience et surtout aimait se promener dans son jardin (qu’il agrandit). Il y vivait aussi beaucoup d’animaux, des cerfs en particulier.
IV Les relations avec les chefs politiques
Le premier qu’il rencontra comme pape fut le roi de France, Jean II le Bon qui était en route vers Avignon pour voir son prédécesseur, il y fit son entrée le 20 novembre 1662. Il y eu amabilités des deux côtés et le pape put tout de suite manifester son caractère. En premier lieu le roi souhaitait la création de quatre nouveaux cardinaux français. Le pape répondit qu’il ne songeait pas à ce genre de nominations pour le moment, il faudrait attendre…!
Le roi savait à quel point le Saint Siège l’avait aidé à payer une partie de sa rançon, mais il fallait encore de l’argent. On ne pouvait avoir recours qu’à la décime, mais le roi ne pouvait s’engager à la croisade. Le pape refusa. Enfin, le roi prétendit se faire l’intermédiaire de Barnabé Visconti pour une paix négociée. Ce dernier, contre 400 000 florins était prêt à rendre les territoires de Bologne qu’il avait pris. Refus du pape qui exigeait une soumission totale. D’ailleurs, à l’expiration d’un délai fixé, le 4 mars 1363, Urbain V excommuniera Barnabé Visconti et le déclarera déchu de tous ses droits ; il sera même déclaré maudit par l’Église comme hérétique. De fait, le mois suivant, Barnabé subit une lourde défaite militaire devant l’armée pontificale. Le pape finalement ne consentit qu’à la dernière demande royale : le mariage du fils du roi, Philippe le hardi, duc de Touraine et de Bourgogne, avec la reine Jeanne de Naples. C’était une proposition utile à la France et au pape. Ce dernier qui avait pourtant conseillé à Jeanne d’épouser le roi Jean IV de Majorque (roi sans royaume). Le pape va donner comme argument principal de son « retournement » le souci que le royaume de Naples ne sorte pas de la famille (Capétiens d’Anjou-Sicile). Il ne sera pas écouté. Le roi tint à marquer tout de même au pape son amitié en exemptant d’impôts les terres des Grimoard, et voulut même accorder une pension annuelle à son père, que le pape refusera. Cette attitude mesurée se retrouve dans d’autres situations et sera louée par le poète Pétrarque, souvent censeur des papes d’Avignon.
V Son œuvre de pacification
Le roi de France étant resté à Villeneuve-lès-Avignon plusieurs mois, il rencontrera grâce au pape le duc de Savoie et réglera ses problèmes avec lui par un traité de paix, le 19 janvier 1363. Il donnera des statuts à Rome désavantageant la noblesse et voulut même reprendre des négociations avec Milan alors que tout était envenimé. Le pape ne fut d’ailleurs pas compris sur cette question, d’autant plus que Barnabé Visconti n’avait aucune parole. Son amour immodéré pour la paix fut peut-être la cause de ce que beaucoup jugent encore comme une faiblesse, car si le 13 mars Barnabé rendait bien les terres qu’il occupait indûment, il recevait une compensation de 500000 florins ! C’était le prix d’une paix indispensable pour un projet de croisade important en Terre Sainte et contre les Turcs, comme le suggère Yves Chiron (5).
Le pape avait aussi annoncé au roi Jean la venue prochaine du roi de Chypre, Pierre de Lusignan, ce qui contribua à le faire rester près d’Avignon. Il arriva effectivement le 29 mars 1363. Le Jeudi Saint tomba deux jours après, ce qui explique que pour l’office, le pape célébra devant le roi de France accompagné de plusieurs de ses grands barons et le roi de Chypre et les siens. Ainsi put-il leur remettre la croix pour la croisade contre les Turcs qu’était venu demander le roi de Chypre. Urbain V eut la clairvoyance de comprendre dès 1363 le danger turc pour l’Europe chrétienne. On promit mais on n’agit pas. Ce fut une erreur qui plus tard sera chère payée, sans compter que c’était l’occasion de se débarrasser des grandes compagnies qui menaçaient le midi. Je vais y revenir.
Urbain, pendant tout son pontificat eut à cœur de toujours bien s’entendre avec l’empereur Charles IV, c’était une manière de reconnaître l’importance de la bulle d’or qui mettait fin aux risques d’oppositions entre le Sacerdoce et l’Empire, même si, nous l’avons vu, la papauté en avait fait les frais politiques. Ce fut une nécessité pour la paix. Comme son prédécesseur Innocent VI, Urbain V tint à montrer le prix qu’il y attachait. Quand l’empereur vint à Avignon le 23 mai 1365, il fut magnifiquement reçu. Dans les nombreux entretiens diplomatiques qu’ils eurent, le retour à Rome fut évoqué ainsi que le soutien contre les Visconti. Pour la croisade, l’empereur fut moins enthousiaste que le pape ne l’espérait. Cependant, comme une ambassade de Philippe le hardi se trouvait aussi à Avignon, l’empereur put savoir que le duc souhaitait une croisade contre les Turcs et qu’il lui demandait son autorisation pour pouvoir faire passer les grandes compagnies sur ses terres pour aller les combattre en Hongrie. Et c’était aussi une idée du pape. L’empereur accepta. Mais du côté des mercenaires, tous ne furent pas d’accord et ceux qui se décidèrent à marcher vers l’est furent arrêtés en Alsace, terre d’empire ! Le problème des compagnies subsista donc, particulièrement pour Avignon, ce n’était pas la première fois !
Le 6 mai 1362, une grande compagnie menée par Henri de Trastamare bat l’armée française près de Lyon. A l’approche d’une deuxième armée française, Henri fuit vers le Languedoc, Avignon peut respirer, mais rien n’est encore réglé. Cet Henri de Trastamare, contestait le trône de Castille à son demi frère Pierre, roi légitime qui héritera du surnom « le cruel » par ses ennemis et de « justicier » par ses amis. Ce détail montre que les deux demi-frères allaient se livrer une guerre sans merci qui devait forcément intéresser la France à cause de l’importance de la flotte castillane. Le roi Charles V soutiendra, d’abord Henri, puis Pierre, pour des raisons politiques que je ne puis développer ici. Mais dans les deux cas, il utilisera Bertrand du Guesclin à la tête des grandes compagnies. Là encore Urbain V suivra la même politique en donnant le 22 novembre 1365 de l’argent à du Guesclin pour emmener les compagnies en Espagne. Elles y partirent fin janvier 1366, non sans avoir rançonné Montpellier au passage. Dès septembre 1366, Urbain V annonça son retour à Rome, qui du fait du traité avec le Visconti était devenue pas plus dangereuse qu’Avignon ! L’aventure devait être tentée, même si politiquement elle était incertaine, elle s’imposait spirituellement.
VI Le retour à Rome
Il faut bien comprendre qu’il ne s’agit pas d’un coup de tête, et que le pape était parfaitement conscient que rien n’était gagné. Il ne prévoit pas comme l’attestent ses messages une arrivée directe à Rome, mais d’abord un séjour à Viterbe ; il demande aussi de remettre en état Saint-Jean de Latran et Saint-Paul hors les murs, et surtout il organise l’installation des cardinaux. Il est donc clair pour tous qu’il revient, ce qui plaît aux Romains et à leurs amis italiens. Pétrarque ne sent plus de joie. En revanche le roi Charles V est mécontent et le fait savoir assez maladroitement au pape. Jean Favier et Yves Chiron l’ont écrit avec beaucoup de justesse et d’humour (6). Certes Charles V n’en n’a pas encore fini avec ses adversaires anglais et navarrais à cette époque, mais il craint pour le pape d’après les propos de son ambassadeur. Mais cet argument n’était pas de nature à faire reculer Urbain, et ce, malgré les réticences de beaucoup de cardinaux qui allaient dans le même sens que l’ambassadeur de France. Certains menacèrent même de rester, mais Urbain ne céda pas et atteignit Viterbe le 9 juin 1367, décidant d’y passer l’été. Il y fut reçu par le cardinal Albornoz qui mourut très peu de temps après, le 23 août, avant que le pape n’ait fait son entrée dans Rome. Cette mort constitua une perte immense pour le pape, car il était le mieux placé pour savoir tous les services qu’il aurait pu lui rendre en Italie. Et l’on n’attendit pas longtemps pour voir se manifester l’hostilité à la présence pontificale française en Italie, puisque début septembre une insurrection commença à Viterbe. Elle fut vite étouffée, mais c’était un signe. Cela n’empêcha pas le pape de faire son entrée triomphale dans Rome le 16 octobre, mais en ayant l’habileté de mettre en avant (c’est à dire visiblement) des personnages importants d’Italie. L’empereur Charles IV ne sera pas en reste et sera aussi de la fête, mais fort intelligemment pas avec les autres. Il n’arrivera que le 21 octobre 1368, en renouvelant le geste de Constantin : il descend de son cheval pour tenir la bride de celui du pape. Le jour de la Toussaint, il sert la messe à Saint Pierre, fait sacrer et couronner l’impératrice, adoube deux chevaliers et donne au cardinal Guy de Boulogne le titre de vicaire impérial pour l’Italie. Il se rappelait ainsi sans violence au bon souvenir des Romains et de l’Italie toute entière. Il y gagnait, mais si l’on y réfléchit bien le pape aussi !
VII Un grand moment œcuménique : la visite à Rome de l’empereur de Constantinople, Jean Paléologue
Dès le 13 décembre 1355, l’empereur s’était adressé au pape Innocent VI pour lui faire part de son désir de conversion, porter à sa connaissance un plan complet de retour à la communion romaine de tout l’empire grec, ainsi qu’une demande d’aide militaire contre les Turcs. Le pape ne répondit favorablement que sur l’aide militaire par ses alliés. Mais cela n’empêcha pas le sultan de prendre Andrinople en juillet 1362. En septembre Urbain était pape. Il marqua son intérêt pour le dialogue avec les Grecs en nommant son légat à Constantinople patriarche latin, un homme qui connaissait particulièrement bien l’orthodoxie grecque et les problèmes de l’empire. C’était nécessaire, parce que les princes catholiques ne facilitaient pas les choses et ne comprenaient pas comme il convenait la menace turque. L’empereur arriva à Rome en septembre 1369 (pour un séjour de plusieurs mois) et le 18 octobre, il abjura l’orthodoxie grecque et fit les serments nécessaires pour entrer dans la pleine communion de l’Église catholique, et ce devant le pape et une assemblée restreinte. C’est le 21 qu’eut lieu la grande cérémonie publique, une première partie devant la basilique Saint-Pierre qui vit l’empereur s’incliner devant le pape et faire dans les formes publiques, acte de soumission. Ensuite ils entrèrent tous deux avec une grande assistance pour le « Te Deum » et la messe. Il est important de relever qu’Urbain V s’opposa à la réunion d’un concile œcuménique pour ratifier cette union ! Théologiquement, c’était juste, mais politiquement discutable, car l’orthodoxie grecque n’avait pas la même conception hiérarchique que les latins, et d’ailleurs l’empereur ne fut pas suivi. Pourtant Urbain V ne donnait pas l’impression de vouloir latiniser la liturgie, puisqu’il laisse déjà les grecs catholiques célébrer les sacrements dans cette langue (7).
Il y eut de plus un véritable renouveau spirituel à Rome, mais les Italiens ne s’attachèrent qu’à regarder la curie. Sur 8 cardinaux créés à son retour, un seul Italien, le reste est français, sauf l’archevêque de Cantorbéry, protégé d’Edouard III ! Barnabé Visconti sentit le mécontentement venir et commença par semer le trouble en Toscane, limitrophe des États pontificaux. Dès avril 1369, Urbain va respirer à Viterbe, alors qu’on étouffe pas encore dans Rome. Il songe déjà au départ.
VIII L’obligation morale du retour à Avignon
Charles V prononça la confiscation de la Guyenne le 30 novembre 1368 suite à la protestation des vassaux du Prince Noir, dont le comte d’Armagnac contre les nouveaux impôts demandés par l’Anglais. Du coup, Édouard III revendiqua le 3 juin le titre de roi de France, brisant ainsi le traité de Brétigny. Ainsi, les hostilités reprirent au début de 1369. Une armée anglaise ravage la Picardie et la Normandie. Urbain rentre à Rome pour la dernière fois. Le 17 avril 1370 il quitte la ville pour passer l’été à Montefiascone et le 13 août il reprend le chemin d’Avignon. Il embarquera à Cornetto grâce à une flotte procurée par le roi de France, les Provençaux et Jeanne de Naples. Le 26 septembre, il arrive à Marseille et le 27 fait son entrée à Avignon. Il est extrêmement fatigué mais manifeste de suite sa volonté de réconcilier les rois d’Angleterre et de France, ce qui ne l’empêche pas de permettre à Louis, duc d’Anjou, frère du roi de France, de lever une dîme sur les revenus ecclésiastiques du Languedoc. Ce prince s’était montré un remarquable chef de guerre. Fin novembre, se sentant malade, il se fit transporter chez son frère le cardinal Anglic et y mourut le 19 décembre 1370. Urbain V fut un très grand pape, présent sur tous les fronts, faisant tenir au Saint-Siège sa place à une époque terrible qui mêlait la guerre de Cent Ans à la peste noire, face à des puissances politiques incarnées par des hommes aussi prestigieux que Charles V, Édouard III et l’empereur Charles IV ! Il fut toujours à la hauteur, par sa foi, sa sagesse et son discernement.
1) La mort d’Urbain V marqua profondément. On le vit quand son corps fut transporté à l’abbaye de Saint-Victor Marseille, à la droite du grand autel, le 31 mai 1372, sous la direction de son frère le cardinal Angelic. Une véritable vénération commença, avec de nombreux miracles. Dès 1375, le roi de Danemark demande à Grégoire XI de canoniser Urbain. Louis d’Anjou, Jeanne de Naples et les rois de France Charles V et VI présenteront la même démarche. Voir sur ce sujet « Urbain V, le bienheureux » d’Yves Chiron, Éd. Via Romana 2010, p. 298 et ss., qui donne tous les détails des actions qui aboutirent à la béatification par le bienheureux Pie IX, le 10 mars 1870. Une association existe en France pour demander sa canonisation. Je souhaite et prie pour qu’elle soit entendue.
2) Paul Lecacheux, « La première légation de Guillaume Grimoard en Italie (juillet-novembre 1352) » dans Mélanges d’archéologie et d’histoire, tome 17, 1897 p. 409-439, voir surtout pp. 417-418.
3) Yves Chiron, op. cité, p 94. Voir tout le chapitre IV de ce livre qui donne d’amples détails sur les missions italiennes de G. Grimoard.
4) Yves Chiron, op. cité, pp. 96-98
5) Yves Chiron, op. cité, p. 145
6) Jean Favier, Les papes d’Avignon, op. cité, p. 530-531. Yves Chiron, op. cité, pp. 236-238.
7) Yves Chiron, op. cité, p. 278
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