Le pape François appelle à dire « Non! » à la « tyrannie de l’argent qui ne garantit des privilèges qu’à quelques-uns », dans un message pour l’Assemblée de l’Académie pontificale des sciences sociales qui se tient les 3 et 4 octobre 2021 au Vatican.
Le pape commente la béatitude des Pauvres en esprit et il fustige « l’avarice », la cupidité, et la misère: « La pauvreté comme privation du nécessaire – c’est-à-dire la misère – est socialement, comme L. Bloy et Péguy l’ont bien vu, une sorte d’enfer, car elle affaiblit la liberté humaine et qu’elle met ceux qui la subissent en situation d’être victimes des nouveaux esclavages (travail forcé, prostitution, trafic d’organes et autres) pour survivre. »
Voici notre traduction, rapide, de travail, du message du pape François, publié en espagnol.
AB
MESSAGE DU PAPE FRANÇOIS
POUR L’ASSEMBLÉE DE
L’ACADÉMIE PONTIFICALE DES SCIENCES SOCIALES
À PROPOS DE LA PREMIÈRE BÉATITUDE
[3-4 octobre 2021, Casina Pio IV]
Chers frères et sœurs,
Selon saint Augustin, toute la perfection de notre vie est contenue dans le « Sermon sur la montagne » (cf. Mt 5s) ; ce qui est démontré par le fait que Jésus-Christ y inclut la fin à laquelle il nous conduit, c’est-à-dire la promesse du bonheur. [1] Être heureux c’est ce à quoi l’être humain aspire le plus. C’est pourquoi le Seigneur promet le bonheur à ceux qui veulent vivre selon son style et être reconnus comme bienheureux.
Tout bonheur est inclus dans ces paroles bénies du Christ. Maintenant, alors que tous les humains désirent le bonheur, ils diffèrent dans leurs jugements spécifiques à son sujet : certains désirent ceci, certains cela. On rencontre aujourd’hui un paradigme dominant, largement diffusé par la « pensée unique », qui confond utilité et bonheur, se divertir et bien vivre et prétend devenir le seul critère valable de discernement. Une forme subtile de colonialisme idéologique. Il s’agit d’imposer l’idéologie selon laquelle le bonheur ne consisterait qu’en ce qui est utile, dans les choses et dans les biens, dans l’abondance des choses, la renommée et l’argent. Déjà le psalmiste regrette cette fausse déclaration : « Heureux les gens qui ont tout ça ! (Ps 144, 15).
Parallèlement à l’augmentation massive de la pauvreté, l’autre conséquence du paradigme matérialiste prédominant est l’augmentation croissante du fossé des inégalités, qui provoque des troubles sociaux et généralise les conflits, non seulement mettant en danger la démocratie, mais affaiblissant également le bien social nécessaire. Cette augmentation tragique et systémique des inégalités entre groupes sociaux au sein d’un même pays et entre les populations de pays différents a également un impact économique, politique, culturel et même spirituel négatif. Et cela en raison de l’usure progressive de l’ensemble des relations de fraternité, d’amitié sociale, d’harmonie, de confiance, de fiabilité et de respect, qui sont l’âme de toute coexistence civile.
Naturellement, l’avarice qui anime le système a depuis longtemps mis de côté la principale conséquence économico-sociale et politique de « l’esprit de pauvreté », celle qui exige justice sociale et coresponsabilité dans la gestion des biens et des fruits du travail. des êtres humains. « Suis-je le gardien de mon frère ? » (Gn 4.9). Le Catéchisme de l’Église catholique rappelle que : « Le droit à la propriété privée, acquis ou reçu de manière équitable, n’annule pas la donation originelle de la terre à l’ensemble de l’humanité. La destination universelle des biens reste primordiale, même si la promotion du bien commun passe par le respect de la propriété privée, de son droit et de son exercice.» [3] Et peu après il ajoute : « Les biens de production -matériels ou immatériels- tels que la terre ou les usines, les professions ou les arts, nécessitent les soins de leurs propriétaires afin que leur fertilité profite au plus grand nombre.» [4] Si bien que ceux qui possèdent des biens doivent les utiliser dans un esprit de pauvreté, en réservant la meilleure part à l’hôte, au malade, au pauvre, au vieillard, au démuni, à l’exclus ; qui sont le visage, si souvent oublié, de Jésus, qui est celui que nous recherchons lorsque nous cherchons le bien commun. Le développement d’une société se mesure à la capacité d’aider avec sollicitude celui qui souffre.
En 1967 déjà, saint Paul VI écrivait dans l’encyclique Populorum progressio: « On sait avec quelle fermeté les Pères de l’Église ont précisé quelle doit être l’attitude de ceux qui possèdent, en face de ceux qui sont dans le besoin: « Ce n’est pas de ton bien, affirme ainsi saint Ambroise, que tu fais largesse au pauvre, tu lui rends ce qui lui appartient. Car ce qui est donné en commun pour l’usage de tous, voilà ce que tu t’arroges. La terre est donnée à tout le monde, et pas seulement aux riches.» [5] Un nouveau pas important a été franchi, en 1987, par saint Jean-Paul II, qui a introduit pour la première fois la notion de « structures du péché » pour désigner l’une des principales causes d’inégalité sociale dans le système capitaliste, qui produit des esclaves. [6]
La bonne nouvelle c’est que, créé à l’image de Dieu, l’être humain est appelé à collaborer librement avec le Créateur et à développer durablement la terre et, à son tour, à façonner la société avec le caractère spirituel fraternel qu’il a lui-même reçu dans le programme des béatitudes. Bien que la mondialisation de l’indifférence semble être la voix dominante, pendant toute cette période de pandémie, nous avons vu comment la mondialisation de la solidarité pouvait s’imposer avec sa discrétion caractéristique dans les différents coins de nos villes. Il faut donc remettre la mondanité à plus tard pour que l’esprit des Béatitudes et, dans notre cas, la pauvreté en esprit, se dessine parmi nous et parmi les peuples. Pourtant, tous nos discours seront des paroles, comme dit le proverbe, que le vent emporte, si elles ne parviennent pas à s’enraciner et à s’incarner dans la vie des jeunes. Cela exige que nous travaillions avec décision et espérance sur des modèles éducatifs capables de promouvoir l’esprit des Béatitudes dans les jeunes générations.
Je veux terminer par l’écho que l’esprit de pauvreté enseigné par le Christ a chez saint Paul. Il ne fait aucun doute que Paul trouve légitime de vouloir le nécessaire et, par conséquent, travailler pour l’obtenir est un devoir : « Celui qui ne veut pas travailler, qu’il ne mange pas » (2 Th 3,10). Mais en même temps, il met en garde son disciple Timothée contre l’avarice comme source de nombreux maux personnels et sociaux : à mort, ruine et perdition »(1 Tm 6,9).
« Car la racine de tous les maux, c’est l’amour de l’argent (φιλαργυρία). Pour s’y être attachés, certains se sont égarés loin de la foi et se sont infligé à eux-mêmes des tourments sans nombre » (1 Tm 6,10). Pour beaucoup, ce texte semblera de valeur religieuse ou ascétique, mais pas économique. De plus, cela ressemblera à un destructeur de l’économie. Cependant, c’est un texte éminemment socio-économique et politique, comme le sont les béatitudes du Christ et surtout celle de l’esprit de pauvreté dont il s’inspire. Car Paul individualise avec une lucidité extrême : « d’innombrables souffrances ont été causées », c’est-à-dire que l’avarie ne leur a pas procuré le bien-être économique et social qu’ils recherchaient, ni la liberté et le bonheur qu’ils désiraient.
Au contraire, l’avarice asservit le pouvoir en place sans pitié et sans justice dans la lutte sans merci pour le veau d’or et la domination, comme le montre l’économie moderne. Pour cette raison, le bien-être même de chaque personne, de l’économie et de la société locale et globale exige l’esprit de pauvreté, d’être capable de réguler le désir de profit et l’avarice, de se laisser guider par l’Esprit Saint, dont les fruits sont « l’amour, la joie et la paix, la magnanimité, la bonté, la bonté et la confiance, la douceur et la maîtrise de soi » (Ga 5, 22s).
Pour vaincre cette avarice, nous sommes appelés à réaliser un mouvement mondial contre l’indifférence qui crée ou recrée des institutions sociales inspirées des Béatitudes et nous pousse à rechercher la civilisation de l’amour. Un mouvement qui met une limite à toutes ces activités et à ces institutions qui, par leur propre inclination, ne tendent qu’au profit, en particulier celles que saint Jean-Paul II appelait les « structures de péché ». Parmi elles, ce que j’ai défini comme « la mondialisation de l’indifférence ». Demandons au Seigneur de nous donner son « esprit de pauvreté ». Cherchons et il nous aidera à le trouver. Frappons pour que la porte du chemin des béatitudes et du bonheur authentique nous soit ouverte.
Rome, Saint Jean de Latran, 2 octobre 2021.
François
NOTES
[1] «Si quelqu’un considère pieusement et sobrement le sermon que notre Seigneur Jésus-Christ a prononcé sur la montagne, tel que nous le lisons dans l’Évangile selon Matthieu, je crois qu’il y trouvera, en ce qui concerne la plus haute morale, une norme parfaite de vie chrétienne» (Saint Augustin, Sur le Sermon sur la montagne, I, 1).
[2] G.K. Chesterton, Saint François d’Assise, cap. 5, Le jongleur de Dieu.
[3] Catéchisme de l’Eglise catholique, n. 2403.
[6] Cf. Lettre encyclique Sollecitudo Rei Socialis, 36-40.