« François, tu es encore très riche, tu as l’amour du Christ en ton cœur, aime-les comme Jésus t’a aimé » : le cardinal François-Xavier Nguyên Van Thuân (1928-2002) a ainsi raconté comment il s’est senti appelé intérieurement à aimer ses ennemis et à leur pardonner.
Dans L’Osservatore Romano en italien du samedi 17 avril 2021, Flaminia Giovannelli – ancienne sous-secrétaire du dicastère pour le service du développement humain intégral – rend hommage au cardinal vietnamien dans un article intitulé : « La vie édifiante du vénérable cardinal Van Thuân, sous le signe du dévouement à son prochain. Il abordait le temps présent en le remplissant d’amour ».
Cet appel à l’amour le cardinal Van Thuan l’a entendu, et c’est d’autant plus frappant, au cours d’une « nuit de désespoir », « devant l’inébranlable mur d’hostilité de ses gardiens de prison ».
Le lendemain, comme l’a lui-même raconté l’ancien prisonnier des geôles communistes vietnamiennes, « il commença à les aimer » et à les « convaincre qu’il les aimerait même s’ils décidaient de le tuer ».
S’il a su aimer ses ennemis, le cardinal n’en a pas moins aimé ses amis et ses collaborateurs, « premiers destinataires de ses attentions », affirme l’auteure, qui l’a côtoyé lorsqu’il fut appelé à Rome comme vice-président, puis président du Conseil pontifical Justice et Paix.
Témoignant de sa « simplicité », de sa « douceur » et de son « affection, ou plutôt de son amour », elle souligne que « le cardinal avait sur son bureau un bouquet de fleurs en tissu, du même nombre que ses collaborateurs, justement, pour les avoir toujours présents dans son esprit et sa prière ».
Huit ans après sa mort, le 22 octobre 2010, la phase diocésaine de la cause de béatification du cardinal exilé à Rome a été ouverte au Latran. Et, en 2017, le pape François a autorisé la publication d’un décret de la Congrégation romaine sur le caractère « héroïque » de ses vertus humaines et chrétiennes.
Voici notre traduction, de l’italien, de l’article de Flaminia Giovannelli.
HG
La vie édifiante du vénérable cardinal Van Thuân,
sous le signe du dévouement à son prochain.
Il abordait le temps présent en le remplissant d’amour.
Sa fidélité au siège de Pierre fut un trait typique de la personnalité du vénérable cardinal François-Xavier Nguyen Van Thuân. En témoigne singulièrement un des nombreux épisodes qui ont constellé son existence marquée par de grandes souffrances qu’il affrontait avec espérance, force et sens de l’humour : l’épisode concernant L’Osservatore Romano. En effet, il racontait qu’une fois, au cours d’une de ses détentions sévères en prison – il passa treize années en prison, dont neuf en isolement – une « dame de la police » lui apporta, enveloppé dans deux pages de L’Osservatore Romano, le petit poisson qui lui était destiné pour le déjeuner. Le cardinal considéra ce fait comme providentiel, au point de nettoyer et de conserver jalousement les deux pages pour pouvoir les relire plusieurs fois.
Nous pouvons l’imaginer heureux de voir publié sur ce journal un nouvel article sur son histoire terrestre, à l’occasion de ce qui aurait été son quatre-vingt-treizième anniversaire et en l’année du dix-neuvième anniversaire de sa naissance au ciel. Il faut reconnaître que son attachement au siège de Pierre a été et est encore réciproque tant il est vrai que le pape émérite lui a rendu hommage dans l’encyclique Spe salvi, le pape François l’a donné en exemple dans l’exhortation apostolique sur la sainteté Gaudete et exsultate, tandis que saint Jean-Paul II l’a appelé à prêcher les exercices spirituels en l’année qui initia le nouveau millénaire.
Le temps pascal que nous sommes en train de vivre est certainement le plus adapté pour faire mémoire de ce grand témoin de la foi. En effet, si sa vie a été, pour ainsi dire, un carême, lui l’a vécue selon l’exhortation du Seigneur, non pas l’air abattu, la mine défaite (Matthieu 6, 16), ou avec « une tête d’enterrement », mais au contraire le visage joyeux, tout orienté vers l’espérance, c’est-à-dire la certitude de la résurrection pascale.
Les facettes de la personnalité du cardinal vietnamien sont multiples et les événements de sa vie trop nombreux et importants pour l’espace d’un article ; mieux vaut donc se concentrer sur ce qu’il a représenté, à savoir une icône des droits humains tout à fait unique. Tout à fait unique parce que son combat pour le respect de ceux-ci, il l’a mené avec des moyens inhabituels pour ce genre de bataille, il l’a mené avec une simplicité ironique et surtout avec l’amour. Et, il est indéniable que ses droits avaient été piétinés dans tous les sens.
Lorsqu’il fut nommé vice-président du Conseil pontifical Justice et Paix, avant d’en devenir le président quelques années plus tard, les témoins de cette dernière période de sa vie ont pu faire l’expérience de sa simplicité, de sa douceur et de son affection, ou plutôt de son amour. Après la nouvelle de sa nomination à Rome, l’arrivée de Mgr Van Thuân était très attendue parce que son histoire était bien connue et également parce qu’avait participé aux discussions finales de la négociation avec le gouvernement vietnamien, qui aboutirent à sa libération, le cardinal Etchegaray, alors président du Conseil pontifical.
On peut facilement imaginer l’effet de surprise lorsqu’il se présenta simplement, de sa voix posée, comme « l’évêque François-Xavier », une habitude qu’il garda même lorsqu’il fut cardinal. Pendant longtemps, après son arrivée à Rome en 1994, il continua d’habiter dans une communauté de religieuses vietnamiennes. De là, il se rendait à son bureau, au Palais Saint-Calixte, sur une Vespa 50 conduite par son secrétaire, le père Paul, ou plutôt Mgr Paul Hien, qu’il avait ordonné clandestinement : impossible de ne pas être surpris et de ne pas sourire en le voyant ôter son casque et descendre de ce moyen de transport assez original pour un archevêque !
La surprise et l’admiration augmentèrent avec les années, au fur et à mesure que les récits de sa captivité s’enrichissaient de détails douloureux, humoristiques ou édifiants.
Douloureux : si le cardinal a survécu aux conditions de sa détention, cela est dû à sa force d’âme nourrie par l’Esprit qui agissait en lui. Il racontait, par exemple, avoir dû passer beaucoup de temps, plus de cent jours, disait-il, étendu par terre, dans une de ses cellules, pour pouvoir respirer devant un unique trou dans le mur, creusé pour faire sortir l’eau. L’histoire de sa croix pectorale est particulièrement significative des offenses qu’on lui infligeait et de sa réaction, courageuse et imaginative à la fois ; il la porta tous les jours jusqu’au dernier moment.
Il racontait en effet que, lorsqu’il avait été fait prisonnier, il était interdit de lui donner le nom d’évêque et on lui ôta toute insigne de sa dignité, y compris sa croix pectorale ; mais attribuant une grande importance aux symboles, il ne se résigna pas : avec la complicité de deux gardiens de prison, il parvint d’abord à obtenir un bout de bois pour y graver la croix, cachée pendant quelque temps dans un morceau de savon, puis à construire la chaîne avec du fil électrique après avoir persuadé son gardien qu’il ne s’en servirait pas pour se suicider, parce que « les prêtres catholiques ne se suicident pas ».
Humoristiques : Le vénérable cardinal avait un esprit d’observation extrêmement aiguisé et il n’était pas rare qu’il se lance dans des imitations hilarantes. Cette qualité de savoir saisir le côté comique de la vie lui fut très utile pendant son emprisonnement. Un des gardiens qu’il avait convertis fut invité à l’ouverture de sa cause de sa béatification, à l’initiative du Conseil pontifical Justice et Paix. Ce monsieur évoqua à nouveau un épisode plusieurs fois raconté de vive voix par le cardinal, qui lui avait enseigné le Veni Creator. Entendre cet ancien policier communiste chanter l’hymne sacré en se lavant le matin, après sa gymnastique, avait bien souvent mis de bonne humeur le détenu Van Thuân !
Edifiants : en réalité, l’histoire du Veni Creator révèle aussi la préoccupation, pour ainsi dire « pédagogique », du cardinal, qui ne faiblit jamais, pas même dans les périodes les plus difficiles de sa détention. C’est pendant ces années qu’il écrivit 1 100 – comme les mille et une nuits – messages spirituels destinés aux fidèles, à l’arrière de vieux calendriers qui lui étaient apportés en secret par un enfant, ou lorsque les chefs de la police lui demandèrent d’enseigner les langues étrangères (il en connaissait un bon nombre) aux gardiens ou encore lorsque, pour informer correctement ses interlocuteurs sur la nature de l’Eglise, il écrivit un Lexique du langage religieux de 1 500 mots en français, anglais, italien, latin, espagnol et chinois, avec l’explication en vietnamien. Quelle extraordinaire agilité mentale, maintenue vivante même en cette terrible période d’oppression !
De cette préoccupation « pédagogique », le cardinal a apporté une autre preuve au Conseil pontifical Justice et Paix, en donnant un élan à la rédaction du Compendium de la doctrine sociale de l’Eglise, initiative dont il n’a malheureusement pas pu voir la réalisation.
Mais la dimension admirable de sa vie fut assurément sa capacité à pardonner et à aimer ses ennemis. Devant l’inébranlable mur d’hostilité de ses gardiens de prison, au cours d’une nuit de désespoir, une pensée lui vint à l’esprit : « François, tu es encore très riche, tu as l’amour du Christ en ton cœur, aime-les comme Jésus t’a aimé ». Le lendemain, raconte-t-il, il commença à les aimer et parvint – ce qui était peut-être plus difficile – à les convaincre qu’il les aimerait même s’ils décidaient de le tuer.
S’il réussit à aimer ses ennemis, combien son amour pour ses amis fut grand ! Dans les dernières années de sa vie, ses collaborateurs de Justice et Paix furent les premiers destinataires de ses attentions. En effet, le cardinal avait sur son bureau un bouquet de fleurs en tissu, du même nombre que ses collaborateurs, justement, pour les avoir toujours présents dans son esprit et sa prière.
Au milieu de ces fleurs, était plantée une carte postale venant du Mexique – pays auquel il était très lié – sur laquelle étaient représentée des diablotins avec leurs fourches. Ces derniers lui faisaient penser à lorsqu’il se sentait piqué par leurs fourches, une chatouille qui lui faisait parfois mal. Ainsi, quand il se rendait à son bureau, il priait afin que les diablotins le laissent tranquille et laissent aussi tranquilles ses collaborateurs : n’est-ce pas la preuve de la tendresse hilarante d’une âme grande et simple, qu’il faut prendre comme guide pour « vivre le moment présent en le comblant d’amour » (Gaudete et exsultate, 17) ?
© Traduction de Zenit, Hélène Ginabat