« Il convient toujours de considérer (…) la bonté de la volonté divine et la puissance de son action plus que l’incapacité de nos libertés à y correspondre », déclare le Père Alain Mattheeuws, jésuite, docteur en théologie morale et sacramentaire de l’Institut Catholique de Toulouse. Il est actuellement professeur à l’Institut d’Etudes Théologiques à Bruxelles. Sa recherche concerne le sacrement du mariage (« Union et Procréation » et « S’aimer pour se donner »). Il donne également des cours à la Faculté Notre-Dame de Paris et dans d’autres Facultés. Il évoque le double synode de 2014 et de 1015 sur la famille. Quelques précisons utiles sur le fameux « questionnaire », à distinguer d’un « instrument de travail » synodal, qui viendra ensuite.
Dans l’Eglise, il y a de la vie et des nouveautés : on parle beaucoup de la famille et des deux prochains synodes qui lui seront consacrés. Pourquoi attacher une telle importance à ces synodes ?
Tout simplement parce que la thématique du mariage et de la famille concerne une grande majorité des chrétiens ainsi que l’ensemble de toute société. Nous le voyons concrètement aussi dans les évolutions occidentales du statut du mariage civil : il y a de l’intérêt et de la passion ! De plus quelles que soient les situations, nous sommes tous « fils ou filles » de nos parents et « enfants de Dieu en son Eglise ». Jean-Paul II avait également commencé son pontificat par un synode sur la famille. La condition familiale est un lieu de vie bien particulier, surtout si elle est sacramentelle. Ce n’est pas une question annexe ou simplement réservée à des spécialistes. Le mariage n’est-il pas un lieu privilégié de sanctification et de présence divine ?
Que dire ou penser du questionnaire proposé à tous les chrétiens ?
Bien sûr, ce n’est ni un référendum ni un relevé statistique, mais il a intéressé de nombreux chrétiens, stimulé une certaine réflexion, donné la parole à beaucoup qui le désiraient. L’enquête a été bien accueillie même si la forme des questions en a dérouté certains. Pour d’autres, les délais de transmission des documents entre les diverses instances étaient trop resserrés et un certain nombre n’ont pas pu travailler le questionnaire et y apporter leur collaboration. La passion, les questions, les réponses, les avis, montrent qu’il y a une grande attente et une grande soif à propos des réalités de l’amour, du lien conjugal et de la fécondité familiale. Le matériel est immense et fera date. Les synthèses diffèrent suivant les pays et les diocèses. On pourra cependant établir quelques constantes susceptibles d’éclairer le discernement sur ce qui est vécu par le peuple de Dieu, compris, attendu dans ces questions délicates. Les diverses publications sont bien sûr de styles différents selon les pays et les synthèses enlèvent un peu de la spontanéité des réponses personnelles.
Les synthèses témoignent de nombreux problèmes : comment comprendre les débats sur des points si délicats et si complexes ?
Ce n’est pas toujours facile de se situer devant des avis contradictoires ou des demandes fortes et des désirs irréalistes. Mais par ces synthèses nous nous éclairons mutuellement sur les souffrances, les incompréhensions, les ignorances de ceux et de celles qui ont participé. Le mystère de l’amour se dit un peu tel qu’il est dans l’histoire d’aujourd’hui. Par ailleurs, les questions elles-mêmes n’étaient pas toujours compréhensibles et utilisaient un vocabulaire précis, parfois méconnu des lecteurs, ou bien des expressions techniques et qui ont blessé l’un ou l’autre. Il est inévitable qu’en première réaction, on ne voie pas facilement les dons de Dieu, ce qui va bien et surtout la beauté du thème. Il est normal que l’on insiste surtout sur ce qui apparaît devoir être changé dans les problèmes que l’on nomme. L’illusion serait de croire que des solutions miracles puissent apparaître rapidement. Croire qu’un cardinal ou même le Pape pourrait changer tout d’un coup certains points d’un enseignement profondément inscrit dans la Tradition, semble déplacé. Le danger serait de ne vivre qu’au moment présent, d’ignorer l’histoire du sacrement de mariage et ses fondements, de manquer d’espérance en l’intelligence humaine et la puissance de l’Esprit, de méconnaître le sens profond d’une « conscience ecclésiale », celle de l’Eglise qui n’est pas une organisation comme une autre, mais un Corps : celui du Christ Sauveur.
Ce serait une erreur de confondre cette enquête et l’Instrumentum laboris ?
C’est en effet l’écueil à éviter et cela pour deux motifs : la méthode inductive ne peut pas être la seule piste dans la réflexion théologique. L’expérience (positive ou négative) ne peut pas être l’unique base de référence à la théologie pastorale sinon on glisse facilement dans l’émotivisme. Ensuite, réfléchir à partir du manque, des faiblesses, des peurs, des difficultés, des obstacles, des péchés ne peut pas être un chemin profond de compréhension du plan de Dieu. La négativité dans le réel n’est jamais le dernier mot de l’action de l’Esprit. Il convient toujours de considérer non pas l’idéal, mais la bonté de la volonté divine et la puissance de son action plus que l’incapacité de nos libertés à y correspondre. « Je suis venu pour qu’ils aient la vie en abondance », dit le Christ : et il le montre comme ressuscité dans ses sacrements.
Quel est fl’enjeu concret pour le couple ?
Le couple et la famille sont des lieux de salut. Là se trouve le véritable enjeu ! On doit le comprendre de deux manières : l’amour lui-même est sauvé par le Christ à chaque instant. Ensuite, l’amour des conjoints dans une famille est une lumière, une preuve, un témoignage de cette action divine dans notre histoire concrète. La famille est un lieu privilégié du salut. Cela reste vrai à travers les drames que chacun de nous est amené à y vivre ou dont nous sommes témoins. Et l’Eglise vit de ce mystère du salut.
Les questions de la contraception et des divorcés remariés restent encore des sujets délicats et de discorde ? Faut-il en parler ?
Bien sûr qu’il faut en parler: ce sont des points chauds, complexes, de grande souffrance. Et d’incompréhension. Il y en a d’autres aussi, par exemple la préparation au mariage, la violence conjugale, la foi dans l’acte du Christ et de l’Eglise, les engagements de la mission, la permanence du sacrement s’il est valide et ses effets ! Mais ce que j’ai entendu et lu jusqu’à présent me laisse perplexe. Il ne s’agit pas de mettre des rustines usagées sur une vieille chambre à air de vélo. Une casuistique « nouvelle » (nouvelle manière de traiter les questions morales cas par cas), même avec la rigueur nécessaire et propre à l’Occident, rejoint pourtant le courant légaliste de nos sociétés : elle ne servira à rien et elle ne tiendra que quelques dizaines d’années. De même penser à des guides-lines pour faire un excellent mariage et à un nouveau coaching des époux pour durer dans l’amour et dans leur promesse nous semble inadéquat pour ce type de sacrement ! Par ailleurs, l’hypothèse plus pragmatique d’une amélioration des reconnaissances en nullité est un traitement utile en soins palliatifs ! Mais cela ne construit aucun avenir fort. Le silence sur les fondements anthropologiques et théologiques de l’indissolubilité est sidérant : il montre l’ampleur et la nécessité d’une formation qui n’est pas offerte peut-être ; ou bien le hiatus des langages suivant les cultures et les formations.
Le chrétien est écartelé souvent entre sa foi, son envie de suivre le Christ avec l’Eglise dans un monde qui ne partage pas les mêmes assurances. Par ailleurs, dans tous ces domaines où nous semblons ne pas être accordés à la loi du mariage, nous ne savons plus ce qu’est cette « loi du don » dans le mariage. La grâce est le premier et le dernier mot de toute loi : cette grâce est toujours un « don ». Nous oublions ce que le pape François nous rappelle souvent : nous sommes tous des pécheurs pardonnés. N’est-ce pas cela notre identité baptismale renouvelée par la contrition intérieure et les gestes sacramentels du pardon divin ?
On doit s’attendre à de nombreux changements ?
Je ne suis pas prophète. Mais les médias et les avis de certains chrétiens laissent entendre que l’on peut non seulement parler de tout, réfléchir à tout, mais surtout réfléchir à frais nouveaux et tout changer. C’est une illusion. C’est un désir d’intellectuel. C’est une expression d’une grande souffrance ou d’une frustration idéaliste. Ce n’est pas ainsi que Dieu est entré dans l’histoire et qu’il nous a sauvés : Création, Incarnation, Rédemption, voilà des termes techniques compliqués mais la réalité biblique qu’ils visent, est simple et concrète. Il n’y a pas de no man’s land de nos vies où Dieu ne pourrait pas être présent. Dieu nous connaît mieux que nous-mêmes. De plus, la mémoire de l’Eglise est la plus longue mémoire institutionnelle de nos sociétés. Elle contient des richesses inouïes. Cette transmission des données de la foi et des mœurs n’est pas là pour nous bloquer dans nos réflexions. Elle est un dynamisme, un renouvellement permanent et vivifiant, sous la conduite de l’Esprit qui nous stimule dans l’approfondissement des questions et l’intégration d’une révélation de Dieu sur l’amour humain dans sa logique de don de lui-même.
On est quand même dans des situations compliquées et beaucoup ne se sentent plus reconnus ou trop souvent culpabilisés : l’Eglise ne devrait-elle pas s’adapter ?
Oui, mais à partir du mystère de Dieu dont elle vit, pas à partir d’elle-même puisqu’elle n’a pas sa finalité en elle. Il faut toujours « chercher les mots les plus adéquats » à la vérité à vivre. On n’a pas dit le dernier mot sur le sacrement de mariage, mais l’Eglise n’est pas restée muette sur cette question depuis 2000 ans. Le mariage n’est pas qu’une « institution » juridique, mais une « communauté de vie et d’amour ». Comme le disait Jean-Paul II, le mariage est aussi le sacrement « primordial » : il est la forme de tous les sacrements parce qu’il concerne le « corps » des époux et parce qu’il est le sacrement intersubjectif et relationnel par excellence. Il fait l’Eglise. Vraiment, ce n’est pas un sacrement « comme les autres » : il est « du corps de l’Eglise » pour « son corps ». J’ajoute le point décisif suivant : depuis plus d’un siècle, d’un point de vue pastoral et doctrinal, l’Eglise a élaboré un enseignement unique et plus riche que dans toute son histoire antérieure. Il serait erroné et ridicule de ne pas connaître, apprécier et approfondir les œuvres de Paul VI, Jean-Paul II et Benoit XVI sur ce point. Selon les pays et les Eglises, cet enseignement est offert et apprécié comme un véritable parcours d’initiation à la théologie du corps, par exemple. Le point fragile reste cependant la transmission catéchétique et mystagogique de la beauté de l’union conjugale et de sa fécondité.
Le couple et la famille ne doivent-ils pas être définis à nouveau, présentés d’une autre manière et être mieux appréciés ?
Oui, à condition de ne pas rêver d’une religion des « purs » ni d’un modèle sociologique du couple et de la famille. La sainte famille – modèle un peu particulier, j’en conviens – était modeste et n’habitait pas un palace. Sa sainteté n’était pas issue d’abord de la sainteté de ses membres mais de l’obéissance de chacun à exercer sa mission. Nous n’avons pas à nous « modéliser » sur eux, mais à comprendre la signification profonde de leur mission et ainsi de la nôtre, mariés ou célibataires. D’autres familles, joyeuses ou souffrantes, ont été le berceau de grands saints. Pensons à la famille de sainte Bernadette Soubirous.
La famille d’aujourd’hui peut être en de nombreux endroits, comme l’Eglise décrite par François : un hôpital de campagne. Comme ecclesiola, la famille vit aussi ce que vit l’Eglise. Elle a aussi comme mission de lui donner du souffle et réciproquement. Ce type de famille peut se composer de membres fatigués, blessés, pécheurs. Dieu prend soin de tous à sa manière et il s’adapte à tous personnellement. Il y a une hypocrisie à croire que l’enseignement de l’Eglise doit être suivi par nous pour qu’il soit vrai. Ou bien que Dieu est loin de ceux qui ne sont pas « en règles » : Dieu s’adapte. N’oublions pas que la forme canonique du mariage a surgi dans l’Eglise pour protéger l’amour des époux. Ce qui est perçu comme « lois et interdits », était pour la vie et la miséricorde.
Finalement ce qui fait la vérité de nos actes, c’est l’amour : dans les lieux et les relations que nous vivons. L’amour peut se vivre dans des conditions fragiles, difficiles, non institutionnelles. Je crains le rêve d’institutionnaliser des conditions familiales (plus rigides ou plus flexibles, peu importe : nous sommes toujours dans une morale d’obligations et un paradigme juridique !) comme conditions nécessaires pour vivre l’amour. Aimons en actes et en vérité, là où nous sommes, tels que nous sommes, et nous serons dans le cœur de Dieu.
Dans ce contexte, avez-vous des suggestions, des souhaits ?
Comme prêtre, je souhaiterais que l’on mette mieux mettre en valeur la réalité sacramentelle du lien du mariage. Comment découvrir les effets et les conditions de sa permanence, la présence divine dans le consentement, l’assurance théologale des époux qui s’engagent, la puissance de la vie et de ses diverses significations. Et si possible, que l’Eglise se mette en route pour mieux accompagner et préparer ce sacrement de la mission qu’est le mariage : préparation lointaine, prochaine et immédiate d’un don mutuel qui est beau aux yeux de Dieu, qui est bon pour l’Eglise et le monde, qui est unique pour ceux qui s’aiment en vérité. Dans de nombreux cas, c’est un véritable parcours catéchuménal qu’il faudrait promouvoir et décider de commun accord.
Un dernier mot ?
L’Eglise est entrée dans un long chemin de réflexions, d’agitations, de recherches sur son propre mystère : elle est elle-même un sacrement, un signe pour le monde. Elle veut rendre plus visible le sacrement qu’est toute famille. Toute famille n’est-elle pas une mini-église, à l’image de toutes les relations intra-ecclésiales ? Ne rêvons pas de les uniformiser dans la forme et dans le fond.