Question sociale et question fiscale aujourd'hui

A quelles conditions il est-il raisonnable de payer des impôts ?

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« Il faut penser à quelque chose de plus grand qu’une simple réforme de l’Etat, repenser les relations communautaires, pour comprendre le sens profond des conditions auxquelles il devient raisonnable de payer des impôts », explique Mgr Crepaldi.

Voici notre traduction intégrale de l’éditorial de Mgr Giampaolo Crepaldi, évêque italien de Trieste – non loin de la frontière avec la Slovénie -, dans le bulletin de l’Observatoire International Cardinale Van Thuân.

Dans ce bulletin nous affrontons un des problèmes de la question sociale d’aujourd’hui : le nœud du fisc. Nous pensons parler ici d’une question de grande actualité, ressentie par tout le monde de manière aiguë, au centre de polémiques politiques mais aussi d’impasses programmatiques, car toutes les belles paroles de la politique se heurtent souvent au mur de la question fiscale qui semble aujourd’hui plus grand que n’importe quelle recette pour la résoudre.

Si l’on fait la liste de tous les problèmes liés à la question fiscale on sera stupéfié par son omniprésence. Famille, natalité, travail, emploi, épargne, consommation et production, compétitivité internationale, délocalisation, bien-être social, système de sécurité sociale, équité et conflits sociaux, contraintes européennes pour les pays membres … chaque élément de la vie sociale a des liens directs ou indirects avec le fisc et avec les politiques fiscales. Et dans ce domaine aussi on note de grands changements avec l’apparition de la mondialisation, si bien que le niveau des politiques fiscales nationales semble aujourd’hui insuffisant, face à des transferts financiers, d’entreprises et de ressources humaines ayant désormais pris un caractère mondial. Plus que collaborer entre eux, les Etats se font une guerre fiscale, pour attirer des capitaux ou des industries, ou alors être attirants par toute forme d’investissement. Souvent la baisse des taux se fait au détriment de la protection du droit du travail ou à travers le démembrement de services sociaux. Les organismes fiscaux internationaux ne parviennent pas mettre de l’ordre et les paradis fiscaux, dont le poids est bien plus important qu’on ne le pense, se croisent avec l’évasion, le contournement et le blanchiment.

Le débat sur le fisc est très vif surtout en Italie, où prévaut la plus grande pression fiscale d’Europe, mais qui sert surtout à couvrir les dépenses courantes, sans qu’il n’y ait aucune diminution de la dette publique. C’est la raison pour laquelle il n’y pas assez de ressources pour les investissements productifs, pour la réduction des impôts sur l’emploi, pour un renforcement du marché intérieur. Résultat : entreprises, travailleurs et familles sont pénalisés. En Italie, la question fiscale est liée à la réforme de l’Etat, sous toutes ses dimensions, réforme sur laquelle personne jusqu’à présent n’a pu mettre la main. Sans un profond projet qui s’inspire du principe de subsidiarité, pour reconsidérer tout ce que l’Etat doit faire et tout ce que doivent faire d’autres sujets, à moindre frais et de meilleure qualité, la question fiscale ne sera pas résolue et avec elle la question sociale.

Mais comment réformer l’Etat sans une vision cohérente sur la façon dont on peut aujourd’hui formuler le bien commun et ses besoins ? Il faut penser à quelque chose de plus grand qu’une simple réforme de l’Etat, repenser les relations communautaires, pour comprendre le sens profond des conditions auxquelles il devient raisonnable de payer des impôts.

Il fut un temps où le problème fiscal était considéré essentiellement du point de vue de la morale individuelle. Le problème se concentrait sur les cas en devoir de payer des impôts, et il y avait une limite au-delà de laquelle on courait le risque d’une dissociation éthique. Aujourd’hui, sans perdre cet aspect qu’au fond tout se décide dans le cœur de l’homme, il faut voir cela aussi comme un problème politique, d’organisation de la vie communautaire de manière « fiscalement durable » : là où la fiscalité, conçue de manière favorable à la famille, à la procréation, à la vie en plus du développement économique, se décline en fonction de critères de subsidiarité et de solidarité. Le fisc devient un des principaux moyens pour l’organisation d’une vie digne, avec une référence non seulement à la justice commutative, mais aussi à la justice sociale générale et à la logique du don.

Les politiques fiscales ont fortement influencé les comportements et la mentalité des citoyens, celui des familles. Le fisc peut récompenser certaines attitudes et en sanctionner ou en décourager d’autres. En Italie, par exemple, l’exemple de la famille est classique. Aujourd’hui, le fisc italien encourage les unions libres et pénalise le mariage. Il encourage la vie célibataire et pénalise les familles nombreuses. La politique fiscale manifeste toujours une idéologie constructive de la société d’une manière ou d’une autre. Il faut accroître la conscience que les instruments fiscaux, ne sont pas seulement techniques, mais expriment différentes visions du bien commun en conflit entre eux. Cela aiderait à éviter les approches superficielles et tendant à l’indifférence, les accusations générales d’évasion [fiscale], sans analyser les contextes institutionnels du fisc dans ce secteur particulier de l’activité humaine. Il faut un regard d’ensemble sur la question fiscale, et c’est là que la Doctrine sociale de l’Eglise peut jouer un rôle utile.

C’est depuis Rerum novarum (1891) de Léon XIII que la question sociale a été liée à la question fiscale. La première encyclique sociale soutenait le devoir des citoyens de payer les impôts, comme une contribution responsable au bien commun, comme un acte de justice commutative et distributive, comme contribution au paiement de ce qu’on appelle aujourd’hui les biens publics, sans lesquels une communauté ne peut se dire comme telle. Rerum novarum n’exprime pas une culture fiscale étatiste. Elle n’attribue pas à l’Etat seul le devoir de redistribuer les richesses, ni le monopole des fonctions visant le bien social. A cette époque, on n’en était pas encore à l’étatisme, même si l’encyclique de Léon XIII, malgré le bien connu contentieux concret et théorique entre l’Eglise et l’Etat, n’a pas eu peur de parler aussi des devoirs de l’Etat. Mais elle n’en fit pas le centre de la question fiscale. Voilà pourquoi l’encyclique pose aussi de précises limites à l’imposition fiscale, limites qui marchent de pair avec le devoir des citoyens de payer des impôts. Les impôts ne doivent pas porter atteinte aux droits du citoyen et de la famille, ne doivent pas affaiblir la responsabilité individuelle. Dans l’encyclique Rerum novarum, il y avait déjà cette idée de la subsidiarité fiscale, une imposition qui naisse et trouve sa légitimité par rapport à la base plutôt que par rapport aux sommets d’un Etat qui, en imposant des impôts, s’impose lui-même à la société civile. Je disais au début qu’aujourd’hui l’Etat italien utilise une grande partie du produit fiscal pour payer les dépenses courantes, et comme cela ne suffit pas non plus, il s’endette, non pas pour investir, mais pour entretenir son immense machine. La chose aurait eu un sens à l’époque de la société industrielle et lorsque l’État était une machine solide, mais plus aujourd’hui.

D’importantes mises à jour relatives à la question fiscale sont arrivées ponctuellement dans les encycliques sociales suivantes, mais en suivant toujours la ligne d’une fiscalité non étatiste. On sait bien ce que pense Centesimus annus de l’Etat providence, coûteux et inefficace qui n’emploie pas correctement tout ce que le fisc
prélève. Jusqu’à Caritas in veritate, de Benoît XVI, qui accueille l’idée de la subsidiarité fiscale, une conception qui rompt définitivement avec la centralité de l’Etat dans ce domaine.

Ce numéro du Bulletin s’ouvre sur des interventions de Ferdinando Leotta (« La doctrine sociale de l’Eglise et le fisc ») et de Luigino Bruni (« Le paradoxe de l’impôt entre munus et donum »). Ces deux interventions, particulièrement complètes, nous permettent de cerner en profondeur la question. On y explique quel est le vrai sens de l’imposition fiscale, ses finalités et ses limites. On y voit aussi la grande actualité des points de vue de la Doctrine sociale de l’Eglise dans ce domaine. Je signale également ici le vaste essai de Daniel Passaniti, publié dans la section « Rapports du Monde » qui, de l’Argentine, saisit cette occasion pour nous fournir un tableau théorique fondamental des politiques fiscales par rapport au bien commun.

Le Bulletin affronte ensuite la question des répercussions des politiques fiscales sur la famille et sur l’école. L’entretien avec Matteo Lepore est centré sur l’école et en particulier sur la liberté d’éducation. Giuseppe Brienza fait une présentation et discute du « quotient familial » et du « facteur famille ». Que les politiques familiales jouent sur les comportements est documenté par deux coups de projecteurs de Giuseppe Brienza et Giorgio Mion. Dans le premier (« Pour les couples non mariés Imu et autres impôts moins chers », l’IMU étant la taxe foncière italienne, ndlr) on montre un cas évident de pénalisation de la famille à travers la modulation de la taxe foncière. Dans le second (« Que manque-t-il au 5×1000 pour être vraiment pour le bien commun ? ») on analyse le cas italien du « 5 pour mille » (reversé à des associations selon le choix du contribuable, ndlr) pour montrer toutes ses limites, si celui-ci n’est pas réglé selon une correcte vision du bien commun et du rôle non central mais subsidiaire de l’Etat.

Traduction d’Océane Le Gall

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Giampaolo Crepaldi

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