Les Veilleurs, analyse de Gérard Leclerc (2/2)

Héritiers des espoirs déçus de Mai 68?

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Les Veilleurs sont-ils les héritiers des espoirs déçus de Mai 68? Gérard Leclerc analyse le « Printemps français » avec le recul de son analyse, qui paraîtra intégralement dans France Catholique (n° 3354 du 24 mai 2013, cf. http://www.france-catholique.fr). Voici le second volet.

Zenit – Pensez-vous sérieusement que la génération des veilleurs est l’héritière la plus authentique de l’espoir déçu de 68 ?

Gérard Leclerc – Je le pense très sérieusement, du moins au sens précis de Clavel. Si ces jeunes gens se sont dressés contre le mariage pour tous, ce n’est pas seulement pour refuser la loi Taubira. Leur refus se dessine à partir d’une option fondamentale de civilisation, celle que Clavel avait bien mise en évidence. Je reprends sa formule : « La culture c’est une option sur l’absolu. » Cela veut dire que ce qui inspire un art de vivre, une façon de vivre ensemble, de construire un monde commun, de concevoir l’économie, se réfère à un sens qui donne tout son prix à notre humanité. D’où la volonté des veilleurs de respirer, de méditer, d’ouvrir à un autre horizon. Cela s’est fait dans le cadre des grandes manifestations, et surtout à la suite de celle du 24 mars, où l’affrontement avec les forces de l’ordre a paru un moment faire dévier le mouvement. Allait-on s’amuser à jouer à cache-cache avec les flics dans tout Paris ? N’y avait-il pas mieux à faire, en s’arrêtant, en se posant, pour réfléchir et voir plus loin ?

Nous retrouvons là l’horizon historico-transcendantal dont nous parlions et qui nous ramène à 68, à ce que 68 a raté magistralement, mais qu’une minorité inattendue est en train de redécouvrir.

Vous parlez de minorité. N’est-ce pas la faiblesse principale de ce mouvement, qui malgré tout reste en décalage par rapport à sa propre génération complètement imprégnée par la culture dominante ?

Oui, c’est vrai, indiscutable. Je rappelle toutefois que c’était déjà le cas en 68, où la danse était menée par des groupuscules peut-être encore plus minoritaires qu’aujourd’hui. Par ailleurs il faut apprécier les qualités de ladite minorité. J’en ai déjà parlé dans un entretien précédent. Elle n’a pas son équivalent en fait de conviction par rapport au relativisme généralisé de l’époque, si ce n’est au nihilisme plus ou moins diffus ici et là. En quoi s’est-elle d’abord distingué, sinon par le courage d’être et de dire ? C’est la première fois qu’on ose dire sans peur, sans complexe, qu’on est en désaccord avec la culture imposée, l’esthétique des médias, la bien-pensance ordinaire. Jusqu’ici toute velléité d’affirmation d’une différence se trouvait écrasée, sous le joug fatal de l’incrimination de ringardise. Eh bien, ça ne marche plus ! Et c’est considérable. Désormais, il y a une force de refus et d’affirmation en même temps, que plus rien n’impressionnera. Cela fait contraste avec toute une période, où, notamment dans l’Église, on avait peur de son ombre, et où il fallait être le plus discret possible. C’est une des raisons essentielle pour lesquelles je crois que tout cela va franchir l’obstacle du prochain été.

Comment tout ce qui s’est affirmé depuis plusieurs mois dans une épreuve de force politique peut-il se prolonger, au-delà de la bataille sur la loi Taubira ?

La difficulté est certaine, mais la façon dont elle sera négociée sera significative de la valeur de l’engagement des derniers mois. L’été sera sans doute propice à une réflexion générale, sans doute dans le cadre d’universités organisées par les uns et les autres. Il me semble, quant à moi, que cette réflexion se doit de distinguer les domaines, ou, si l’on veut, les ordres pascaliens.

Je commence par le dernier, celui de la charité qui renvoie au domaine propre de l’Église, éventuellement à d’autres appartenances spirituelles. Guillaume Tabard, dans une chronique du Figaro, a finement remarqué que la tonalité de la résistance était donnée par la génération JMJ. Or, cette génération s’est forgée tout au long des pontificats de Jean-Paul II et de Benoît XVI, dans le sens d’un recentrement autour des fondamentaux du christianisme : la méditation de la parole, la sanctification par les sacrements, le service des autres à travers toutes les médiations de l’engagement.

Toute la solidité des 50 000 jeunes Français qui étaient présents aux JMJ de Madrid, repose sur ce socle. Sa pérennité est liée à une fécondité et à un dynamisme missionnaire qui trouvent leurs lieux privilégiés dans les réseaux des paroisses, des aumôneries et des mouvements. Je suis intimement persuadé que l’enjeu de la bataille du mariage et des autres réformes sociétales à venir constitue un stimulant puissant à une revivification générale du tissu ecclésial. C’est un premier point.

Le second concerne l’ordre des médiations sociales elles-mêmes, qui sont liées au politique mais le nourrissent en le précédant. La Manif pour tous est la plus massive de ces structures qui organisent les tâches. Elle s’est formée à partir d’un objectif précis, elle a fait preuve d’une réactivité et d’une inventivité étonnantes. Elle sera sans doute amenée à se perpétuer, ne serait-ce qu’en se référant à de nouveaux objectifs, ceux que l’actualité imposera. Je pense à la loi annoncée sur la famille, si toutefois le gouvernement ne l’ajourne pas par la plus élémentaire prudence. Il y a aussi la loi sur la fin de vie, et tout ce qui concerne les questions bioéthiques. Après le vote de la loi Taubira, dans quelle mesure faudra-t-il étudier les procédures de l’objection de conscience, ne serait-ce que pour venir en aide aux officiers municipaux qui ne voudront pas procéder à des mariages homosexuels ? Mais il y a aussi tous les mouvements ou associations qui existent déjà et qui continueront à alimenter la réflexion commune sur chacun des sujets en débat. Il est certain que l’Alliance VITA, pas la justesse de son positionnement et la qualité intellectuelle de ses cadres, continuera à jouer un rôle tout à fait essentiel dans cette affaire.

Je suis également persuadé qu’il y aura lieu de multiplier les think tanks où philosophes, théologiens, juristes, scientifiques seraient en mesure d’approfondir les questions en suspens. Que l’on prenne celle de l’homosexualité par exemple : je suis frappé par l’intérêt de tout ce qu’a apporté sur ce sujet un Philippe Ariño. On a bien eu raison de distinguer le combat pour le mariage des problèmes posés par l’homosexualité, et je pense extrêmement dangereuse toute tentative d’en faire un objectif de combat. Mais cela n’empêche pas que l’on réfléchisse à frais nouveaux sur cette condition particulière que la culture contemporaine a tenté de masquer voire de travestir par toute une propagande. La sociologue Irène Théry s’est beaucoup répandue sur les divers médias pour imposer une justification des mutations de la famille. On ne lui a pas assez répondu, alors qu’elle est l’interprète de cette révolution sociétale que le pouvoir cautionne. Il ne suffit pas de brandir les principes d’une morale dite naturelle pour répondre à toutes les difficultés inhérentes à l’éclatement de la famille. Je m’arrête là, en ayant bien conscience qu’il faudra aller beaucoup plus loin dans les recherches et les propositions.

Troisième et dernier point, le combat politique. Il y aurait lieu d’analyser sérieusement comment les choses se sont déroulées et enchaînées depuis septembre 2012. La Manif pour tous a forcément travaillé avec la représentation parlementaire, celle qui dans l’opposition affrontait directement le gouvernement. Il me semble qu’il y a toujours eu distinction des rôles au travers d’une coopération très intense. On peut dire aussi que c’est la mobilisation entraînée et sans cesse dynamisée par la Manif pour tous, qui a produit un
e sorte de métamorphose à l’intérieur de l’UMP. Hervé Mariton, Jean-Frédéric Poisson, Philippe Gosselin, Henri Guaino et Christian Jacob (je ne puis les nommer tous) n’ont pu déployer leur talent au Palais Bourbon que parce qu’ils avaient derrière eux tout cet élan populaire et parce que l’UMP se trouvait ainsi provoquée à la résistance. Ce n’était pas gagné d’avance, parce que des personnages aussi importants que Nathalie Kosciusko-Morizet et Bruno Le Maire, voire Alain Juppé, étaient sur une extrême réserve, craignant de s’associer à un combat à leurs yeux retardataire. Il faut ajouter qu’on a découvert que le Front national n’était pas très mobilisé sur le sujet. L’absence de Marine le Pen à tous les rassemblements a bien montré qu’elle ne situait pas l’axe de son combat de ce côté-là. En revanche, il faut reconnaître au journal Le Monde d’avoir mis en évidence une donnée tout à fait originale, liée à cette mobilisation étonnante et sans précédents. Il y a désormais un phénomène de génération qui atteint les jeunes militants et militantes et qui transcende les partis. La mobilisation a créé une sorte d’âme commune qui aura beaucoup de conséquences pour l’avenir. Lorsqu’on écoute la jeune Marion Maréchal-Le Pen, il est patent qu’elle appartient d’abord à sa génération dont elle parle le langage, sans avoir peur de dire au passage qu’elle est inspirée par sa foi.

Tout cela pour dire que le champ politique s’est ouvert et qu’il laisse la possibilité à de nouvelles initiatives dont il faudra inventer au fur et à mesure les formes.

J’en conclus très provisoirement que rien ne va s’arrêter et que, bien au contraire, une nouvelle étape s’annonce, aussi passionnante que celle que nous venons de vivre.

Propos recueillis par Anita Bourdin

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ZENIT Staff

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