Traduction d’Océane Le Gall
ROME, mardi 6 novembre 2012 (Zenit.org) – « L’esprit d’Assise: pèlerins de la vérité, pèlerins de la paix » : c’est le titre de cette réflexion deMgr Gerhard L. Müller, préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi dont nous avons publié un premier volet hier, 5 novembre.
L’archevêque allemand a en effet donné une conférence à Assise, le 29 octobre 2012, à l’occasion du 26eanniversaire de la Rencontre d’Assise promue par Jean-Paul II pour favoriser la paix entre les religions et grâce aux religions : il avait pris soin de manifester clairement qu’il ne s’agissait pas de syncrétisme, mais d’un dialogue entre les religions, à partir de leurs valeurs fondamentales. Un dialogue auquel Benoît XVI a également invité les non-croyants – toujours sur la base des valeurs humaines fondamentales et de la capacité rationnelle à dialoguer – à se joindre l’an dernier, pour le 25eanniversaire de cette rencontre.
Un dialogue conçu comme « une méthode qui aide à avancer vers la vérité », explique Mgr Müller qui tient à souligner que « pour un chrétien, le respect de la religiosité d’un autre ne signifie pas, et ne saurait signifier un renoncement de sa propre foi ».
Voici notre traduction de l’italien de ce deuxième volet.
« L’esprit d’Assise: pèlerins de la vérité, pèlerins de la paix »
La recherche de l’ultime et suprême verum et bonum révèle que la religiosité est un phénomène structurant de la personne humaine.
4. C’est précisément à partir de ce regard sur l’homme – en se mettant au niveau d’une simple anthropologie philosophique – que le bienheureux Jean-Paul II a organisé sa première rencontre d’Assise, où il a prononcé les paroles suivantes: « Avec les religions du monde, nous partageons un profond respect de la conscience et l’obéissance à la conscience qui, à tous, nous apprend à chercher la vérité, à aimer et à servir toutes les personnes et tous les peuples … Nous sommes tous sensibles et obéissants à la voix de la conscience … Pourrait-il en être autrement, alors que les hommes et les femmes de ce monde ont une nature commune, une origine commune et une destinée commune ? »[1]. « Deux éléments semblent avoir une importance suprême, et tous les deux nous sont communs à tous. Le premier … c’est l’impératif intérieur de la conscience morale, qui nous enjoint de respecter, de protéger et de promouvoir la vie humaine, depuis le sein maternel jusqu’au lit de mort, … l’impératif de surmonter l’égoïsme, l’avidité et l’esprit de vengeance. Le second élément commun est la conviction que la paix va bien au-delà des efforts humains »[2].
Ces affirmations attirent l’attention sur l’universalité de la dignité humaine et sur la conscience personnelle, à l’intérieur de laquelle se trouve le noyau de la responsabilité morale de l’homme et de sa dignité. La découverte du caractère contingent des créatures peut en effet porter à l’affirmation que Dieu est la destinée du monde. Le caractère théologique de la création permet en outre de parler à raison d’une destinée pour l’homme, inscrite dans son état de « créature ». En tant que créature de Dieu, qui Lui ressemble, l’homme bénéficie d’une nature spirituelle, qui possède en elle – comme nous le disions tout à l’heure – cet élan qui le pousse vers la vérité et le bien total, au respect de l’autre et à la paix. Mais, en laissant de l’espace à cet élan, l’homme peut découvrir en même temps douloureusement que cette plénitude de vérité, de bien et de paix, se trouve en dehors de ses ressources naturelles. C’est précisément sur ce sentier « interrompu » vers la plenitudo veri et boni que fleurit en l’homme la reconnaissance de la nécessité d’aller « plus loin », bien au-delà de ses possibilités.
Affirmer tout cela signifie qu’une philosophie loyale dans l’observation de la condition humaine permet déjà de puiser à certaines vérités fondamentales pour l’homme. L’homme, en effet, révèle en lui une dimension religieuse, qui est une condition pour la recherche d’une base commune dans le dialogue avec les représentants des religions non chrétiennes. Jean Paul II avait conscience de cela et il tendait à le mettre en évidence. Mais on peut relever aussi que les religions ne partagent pas toutes les mêmes points de départ de cette réflexion. Par exemple, une religion qui n’affirme pas la création et enseigne, à sa place, l’émanation de la réalité de Dieu, ne possède par le même contexte culturel et les mêmes catégories conceptuelles pour affirmer l’universalité de la dignité humaine. Ainsi, si les couches sociales sont vues comme des « castes », dont l’importance dépend du niveau de leur émanation de la divinité même – certaines d’origine et d’autres plus tardives, donc pires – la découverte et la protection de la dignité de chaque homme et de sa destinée seront beaucoup plus difficiles. A noter par ailleurs que le panthéisme et la manichéisme n’engendrent pas ce même climat intellectuel qui a conduit le christianisme à croire que le monde est créé, qu’il est bon et doté d’un destin venant d’un Dieu personnel et bon.
Pareillement, le renvoi à la conscience diffère selon les religions. La conscience, définie comme acte de la raison concrète, appartient à la nature spirituelle de l’homme. Dans la perspective chrétienne, où l’on respecte la conscience personnelle qui recherche la vérité, on lui attribue un locus éthique primaire et la dignité de la personne excelle. Par contre, dans une religion qui fait prévaloir de manière indiscutable et à la lettre ses propres textes sacrés et où il n’y a pas de place pour un intellectum quaerens, l’estime de la conscience personnelle ne pourra qu’en résulter diminuée. Et là où la défense contre le mal ne provient pas d’un jugement de la conscience personnelle, mais uniquement d’un domaine extrinsèque à elle – peut-être même imposée avec violence – pour affirmer un modèle spécifique de vie, le développement de la dignité personnelle et d’une vie sociale libre sera affaibli, de même que la conscience.
Bien que conscient de ces différences et de ces limites, Jean-Paul II, confiant en une nature humaine commune et indélébile, n’a pas craint de frapper à la porte des religions et des hommes religieux, demandant qu’on respecte la conscience personnelle, la dignité humaine universelle, et celle de la vie et de la paix.
5. Frapper à la porte de l’humanité qui existe en chaque homme et qui s’exprime dans sa religiosité, ne signifie pas que toutes les religions qui se sont développées dans l’histoire puissent être traitées comme l’expression indistincte de la même expérience humaine. La Révélation de Dieu n’est pas la description d’une expérience religieuse humaine universelle. Les théories pluralistes des religions qui prennent cette direction ne sont pas des théologies fondées sur la Parole de Dieu, et elles commencent souvent par un a priori injustifié, selon lequel toutes les religions se ressembleraient, niant ou doutant de la possibilité d’une réelle communication entre Dieu et l’homme. Il y a celui qui rejette la possibilité même de l’Incarnation, de l’assomption de la nature humaine par une Personne divine. Ainsi, l’Incarnation du Fils de Dieu, qui constitue le cœur de la foi chrétienne, serait réduite à une métaphore poétique, belle mais irréelle. Ceux qui raisonnent en ces termes nient l’a posteriori du fait même de la Révélation historique et de l’Incarnation, au nom d’un a priori métaphysique qui ne permet pas de considérer la kénose de Dieu vers l’homme comme une réalité[3]. Ainsi, après avoir parlé d’un « Dieu inconnu », l’apôtre du Christ fait son annonce: « Ce que vous vénérez sans le connaître, voilà ce que, moi, je viens vous annoncer » (Ac 17,23).
C’est pourquoi une théologie authentiquement chrétienne des religions ne peut accepter de telles positions. La reconnaissance du Dieu Créateur, le fait de la Révélation historique et de l’Incarnation, qui culmine dans le Mystère Pascal de Jésus Christ, n’efface pas les vérités sur l’homme que la raison peut connaître aussi sans l’aide directe de la grâce et n’empêche pas que les religions puissent exprimer un sens moral et une religiosité naturels. Le respect de cette religiosité peut être maintenu avec la foi chrétienne, car la foi n’est pas contre la raison et laisse donc aussi de l’espace à la morale et à la religion naturelles, tout en reconnaissant néanmoins les limites de la nature là où elle n’est pas éclairée et élevée par la foi. Respecter la conscience religieuse de l’humanité ne signifie en effet pas oublier que les religions historiques ont elles aussi leurs obstacles, tout comme il existe des formes malades et dérangées de la religion.
[1] Jean-Paul II, « Artisans de paix en pensée et par action, avec l’esprit et avec le coeur tournés vers l’unité de toute la famille humaine », Assise, 27 octobre 1986, n. 2: Insegnamenti di Giovanni Paolo II, IX, 2 (1986), p. 1266. Cf. Discours à la curie romaine pour les voeux de Noël, 22 décembre 1986.
[2] Ibid., n. 4, p. 1267.
[3] Cf. G.L. Müller, «Les bases épistémologiques d’une théologie des religions », Unicité et universalité de Jésus Christ, éd. M. Serretti, San Paolo, Cinisello Balsamo 2001, pp. 35-64.