ROME, vendredi 28 septembre 2012 (ZENIT.org) – Dans le cadre de la visite ad limina des évêques français, le cardinal Jean-Pierre Ricard, archevêque de Bordeaux, a prononcé une conférence intitulée « Laïcité de l’Etat, laïcité de la société ? », au Centre Saint-Louis de Rome, hier, jeudi 27 septembre 2012.
Il analyse l’histoire et l’évolution du concept de « laïcité », qui glisse peu à peu d’une « laïcité de l’Etat » à une « laïcité de la société » : pour le cardinal, c’est un glissement « indu » car « l’expression publique et sociale de sa foi fait partie du droit de chaque croyant ».
Cette expression « doit être possible dans toute société, car une société démocratique est une société plurielle, où, dans le respect de l’ordre établi, toutes ces expressions publiques des religions doivent pouvoir se manifester », estime-t-il.
Conférence du cardinal Ricard
Eminences, Excellences,
Monsieur l’Ambassadeur,
Chers Pères,
Mesdames, Messieurs,
Le mot de laïcité si utilisé aujourd’hui en France a un sens d’une grande plasticité. La laïcité est souvent invoquée pour justifier des combats ou des refus extrêmement divers. La Revue de Presse de la Conférence épiscopale française cite régulièrement des articles de quotidiens et d’hebdomadaires dans lesquels nous trouvons des prises de position en faveur d’une défense de la laïcité. Ce qui me frappe dans ces prises de parole, c’est le glissement qui s’opère depuis une dizaine d’années, au moins dans certains secteurs de l’opinion, d’une laïcité de l’Etat à une laïcité de la société. Je dis tout de suite ma propre position et ce sera le contenu de mon intervention : ce glissement me paraît indu. C’est l’Etat qui est laïc, ce n’est pas la société. Celle-ci est plurielle.
I – LA LAÏCITE DE L’ETAT
1) La laïcité selon la République
Vous savez que nous ne trouvons pas de terme de laïcité dans la loi de Séparation des Eglises et de l’Etat de 1905. Mais nous trouvons l’adjectif laïc comme un qualificatif donné à la République française dans la Constitution de 1958. A l’article 2, il est dit : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances. ». La laïcité de la République désigne la neutralité de l’Etat et son indépendance vis-à-vis des fois religieuses et des convictions philosophiques. Laïc, l’Etat n’est inféodé à aucune religion, ce qui ne veut pas dire qu’il n’a pas de relation avec elles. D’ailleurs, la République française connaît dans son fonctionnement plusieurs modes de relation : La Séparation selon la loi de 1905, le Concordat dans les trois départements d’Alsace-Moselle, le régime particulier de la Guyane française (avec l’ordonnance royale de 1828), les décrets Mandel de 1939 dont bénéficient la Polynésie française, la Nouvelle-Calédonie et Saint-Pierre-et-Miquelon, sans parler du cas tout à fait particulier de Mayotte. C’est malgré tout la Loi de séparation du 9 décembre 1905 qui donne sa coloration particulière à la laïcité en France, à ce que l’on a appelé « la laïcité à la française ».
Cette loi relative à la séparation des Eglises et de l’Etat de 1905 est une loi beaucoup plus complexe qu’on ne croit, une loi qui a été plus d’une fois modifiée dans ses applications. Mais les deux premiers articles en donnent l’esprit et les principes:
ARTICLE PREMIER. – La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public.
ART. 2.- La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte. En conséquence, à partir du 1er janvier qui suivra la promulgation de la présente loi, seront supprimées des budgets de l’État, des départements et des communes, toutes dépenses relatives à l’exercice des cultes. Pourront toutefois être inscrites aux dits budgets les dépenses relatives à des services d’aumônerie et destinées à assurer le libre exercice des cultes dans les établissements publics tels que lycées, collèges, écoles, hospices, asiles et prisons.
Les établissements publics du culte sont supprimés, sous réserve des dispositions énoncées à l’article 3.
Ces articles viennent nous dire deux choses particulièrement importantes :
1) L’Etat n’a plus de relation organique avec les cultes. Ceux-ci ne sont plus « reconnus » par la République, ils n’ont plus de statut officiel, ils ne sont pas des corporations de droit public (comme en Allemagne) mais de droit privé. L’État ne leur accorde pas de droits particuliers et spécifiques. Il s’arrête de salarier les ministres des cultes. Il s’interdit de subventionner ces cultes, de quelque façon que ce soit. Séparé de ces cultes, l’Etat n’intervient plus dans leur fonctionnement interne, sauf, de façon très restrictive, pour faire respecter l’ordre public.
2) L’Etat pourtant n’ignore pas les Cultes puisqu’il assure la liberté de conscience et garantit le libre exercice de ces cultes. Cela veut dire qu’il ne cantonne pas les religions dans le seul domaine des convictions personnelles mais qu’il en reconnaît la dimension sociale. Le texte parle – vous l’avez remarqué – de « culte », c’est-à-dire d’un ensemble de pratiques et de croyances autour d’un édifice. C’est d’ailleurs pour assurer le libre exercice des cultes dans les établissements publics tels que lycées, collèges, hôpitaux ou prisons (on pourra ajouter aussi armée), qu’il institue des services d’aumônerie. On peut noter au passage que le terme d’ « assurer » est fort de conséquences juridiques. L’État doit donc permettre à chacun, sans exception aucune, de pratiquer et de vivre sa liberté de conscience, et dans la situation qui nous intéresse, sa liberté religieuse. Laïcité de l’État ne veut donc pas dire refus ou ignorance des religions mais non-inféodation et distinction des domaines. La séparation n’interdit pas les relations mais les instaure sur d’autres bases.
Des relations devaient aussi s’instituer en 1907 quand il a été décidé que les édifices du culte, qui n’avaient pas pu être pris en charge par des Associations cultuelles refusées par l’Eglise catholique, seraient « laissés à la disposition des fidèles et des ministres du culte pour la pratique de leur religion », comme le stipule l’article 5 de la loi du 2 janvier. L’Eglise devenait affectataire des églises (construites avant 1905), propriétés des communes et également affectataire des cathédrales, propriétés de l’Etat. Ce patrimoine, dont l’affectation à l’Eglise est gratuite, exclusive et permanente, donne l’occasion de multiples relations entre les maires et l’Église pour la gestion des églises paroissiales et entre les services de l’Etat et les diocèses pour la gestion des cathédrales. Dans l’ensemble, les relations sont bonnes et on peut noter depuis un certain nombre d’années un investissement important de beaucoup de communes pour l’entretien des églises, au moins au titre de la sauvegarde du patrimoine.
Il faut noter que, depuis un siècle, la pratique administrative et la jurisprudence dans les affaires concernant cette situation de séparation entre l’État et les Églises ont la plupart du temps été favorables à l’exercice du culte. On a pu parler en ce domaine de séparation « aménagée ».
Parmi les relations qui
sont nouées entre l’Etat et l’Eglise catholique, mentionnons :
1) Le rétablissement des relations diplomatiques entre la France et le Saint-Siège en 1921.
2) Le Modus Vivendi de 1921-1924 entre la France et le Saint-Siège, qui reconnaît que les statuts des Associations diocésaines n’étaient pas en contradiction avec l’ensemble de la législation française.
3) La participation financière de l’Etat à l’Enseignement catholique par la Loi Debré du 31 décembre 1959, associant par contrat au service public de l’enseignement, les établissements privés qui le demandent et qui en acceptent les contraintes.
4) La grande personnalité juridique donnée aux Associations diocésaines en matière de capacité de recevoir.
5) La création de la CAMAVIC en 1978 concernant la protection des ministres du culte.
6) La mise sur pied en 2002 d’une instance de dialogue entre le gouvernement de la République et les représentants de l’Eglise catholique en France (comportant le nonce apostolique, le président de la Conférence épiscopale, l’archevêque de Paris et les vice-présidents de la conférence). Prévue au point de départ pour être une instance qui traiterait des problèmes institutionnels liés à la situation juridique de l’Eglise catholique en France, cette surface de contacts a permis également des échanges de vue sur bien d’autres questions de société.
La laïcité de l’État lui interdit d’intervenir dans le fonctionnement interne des cultes. Pourtant, cela n’empêche pas certaines relations de courtoisie ou de bonne entente entre l’État et tel ou tel culte. Depuis la loi de Séparation, par exemple, le choix des candidats à l’épiscopat ne concerne plus la République. Mais, depuis le rétablissement des relations diplomatiques en 1921, il est prévu par l’aide-mémoire du cardinal Gasparri de demander à l’État : « s’il y avait quelque chose à dire du point de vue politique contre les candidats aux évêchés ». Concernant l’Islam, les représentants de l’État sont allés plus loin dans une intervention touchant le fonctionnement d’un culte. Ils ont souhaité se donner des interlocuteurs qualifiés et ont aidé à la mise en place d’une structure religieuse nationale : le Conseil français du Culte Musulman. Avouez que nous sommes assez loin ici d’une conception de la laïcité pensée en termes de séparation rigoureuse !
2) La laïcité selon l’Église
Cette laïcité de l’État dont je viens d’énoncer les principes et de tracer les grandes lignes a été acceptée par l’Église catholique, après une longue évolution tout au long du 20e siècle. Elle a permis d’arriver à un certain équilibre des relations État – Église catholique. C’est pour cela que, lors de l’anniversaire du centenaire de la Loi de Séparation de 1905, l’Église catholique en France n’a pas demandé une révision de la Loi. Elle avait peur de remettre en question ce fragile équilibre auquel on était, de part et d’autre, arrivé.
Les principes de cette laïcité selon la République ont d’ailleurs été validés par le Concile Vatican II puis par les papes Jean-Paul II et Benoît XVI
Déjà, Pie XII avait parlé d’une « saine laïcité ». Il affirmait dans un discours, le 23 mars 1958 : « Il y a des gens, en Italie, qui s’agitent parce qu’ils craignent que le christianisme enlève à César ce qui est à César. Comme si donner à César ce qui lui appartient n’était pas un commandement de Jésus ; comme si la légitime et saine laïcité de l’État n’était pas un des principes de la doctrine catholique ; comme si ce n’était pas une tradition de l’Église, de s’efforcer continuellement à maintenir distincts, mais aussi toujours unis, selon les justes principes, les deux Pouvoirs ».
Mais c’est surtout avec le Concile Vatican II que cette conception allait être développée. On lit dans la Constitution Pastorale Gaudium et Spes au n° 76, 3 :
« Sur le terrain qui leur est propre, la communauté politique et l’Église sont indépendantes l’une de l’autre et autonomes. Mais toutes deux, quoique à des titres divers, sont au service de la vocation personnelle et sociale des mêmes hommes. Elles exerceront d’autant plus efficacement ce service pour le bien de tous qu’elles rechercheront davantage entre elles une saine coopération, en tenant également compte des circonstances de temps et de lieu »
Le Concile souligne l’indépendance mutuelle de l’Église et de la communauté politique. Mais cette indépendance n’implique pas ignorance ou hostilité. Au contraire, elle appelle connaissance mutuelle et collaboration. De plus, cette indépendance ne saurait cependant pas soustraire l’État à l’autorité d’un ordre moral qui s’impose à lui et à celle de principes fondamentaux dont le respect garantit son autorité. L’Église a toute légitimité pour intervenir si elle pense que cet ordre moral ou ces principes sont menacés.
Dans l’enseignement conciliaire, il faut aussi mentionner ce qu’affirme la déclaration sur La liberté religieuse : Dignitatis Humanae à propos de la liberté de conscience. L’acte de foi est libre. Personne ne peut le contraindre ou l’interdire : « La réponse de foi donnée par l’homme à Dieu doit être volontaire ; en conséquence, personne ne doit être contraint à embrasser la foi malgré lui » (n° 10). Cela rejoint l’article 1 de la loi de Séparation.
En 2005, à l’occasion de l’anniversaire du centenaire de la Loi de Séparation, le pape Jean-Paul II écrivait une lettre aux évêques de France. Dans cette lettre, il affirmait : « Le principe de laïcité, auquel votre pays est très attaché, s’il est bien compris, appartient aussi à la doctrine sociale de l’Église. Il rappelle la nécessité d’une juste séparation des pouvoirs (cf. Compendium de la doctrine sociale de l’Église, n° 571-572), qui fait écho à l’invitation du Christ à ses disciples : « Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu » (Lc 20, 25). Pour sa part, la non-confessionnalité de l’État, qui est une non-immixtion du pouvoir civil dans la vie de l’Église et des différentes religions, comme dans la sphère du spirituel, permet que toutes les composantes de la société travaillent ensemble au service de tous et de la communauté nationale. De même, comme le Concile œcuménique Vatican II l’a rappelé, l’Église n’a pas vocation pour gérer le temporel, car, « en raison de sa charge et de sa compétence, elle ne se confond d’aucune manière avec la communauté politique et n’est liée à aucun système politique » (Gaudium et spes, n° 76 § 2 : cf. n°42). Mais, dans le même temps il importe que tous travaillent dans l’intérêt général et pour le bien commun. C’est ainsi que s’exprime aussi le Concile : « La communauté politique et l’Église, quoiqu’à des titres divers, sont au service de la vocation personnelle et sociale des mêmes hommes. Elles exercent d’autant plus efficacement ce service pour le bien de tous qu’elles recherchent davantage entre elles une saine coopération » (ibid, n° 76, § 3). » (n° 3). Pour le pape, la laïcité est une laïcité de distinction des domaines et de coopération des acteurs pour le bien commun de tous.
Dans sa dernière exhortation Ecclesia in Medio Oriente le pape Benoît XVI précise ce qu’il entend par laïcité, ce respect de la distinction de la sphère religieuse et de la sphère politique appelées à se connaître, à collaborer entre elles sans se mélanger : « La saine laïcité, … signifie libérer la croyance du poids de la politique et enrichir la politique par les apports de la croyance, en maintenant la nécessaire distance,
la claire distinction et l’indispensable collaboration entre les deux. Aucune société ne peut se développer sainement sans affirmer le respect réciproque entre politique et religion en évitant la tentation constante du mélange ou de l’opposition…. La prise de conscience de ce rapport approprié permet de comprendre qu’il existe une sorte d’unité-distinction qui doit caractériser le rapport entre le spirituel (religieux) et le temporel (politique), puisque tous deux sont appelés, même dans la nécessaire distinction, à coopérer harmonieusement pour le bien commun. Une telle laïcité saine garantit à la politique d’opérer sans instrumentaliser la religion, et à la religion de vivre librement sans s’alourdir du politique dicté par l’intérêt, et quelquefois peu conforme, voire même contraire, à la croyance. C’est pourquoi la saine laïcité (unité-distinction) est nécessaire, et même indispensable aux deux » (n° 29).
II – VERS UNE LAÏCITE DE LA SOCIETE ?
Allons-nous vers une laïcisation de la société française ?
Cette conception républicaine de la laïcité, consciente de son autorité et du périmètre délimité de ses interventions, respectueuse des religions et la conception ecclésiale de cette même laïcité sont soumises aujourd’hui à des pressions diverses qui trouvent leur origine dans des courants très différents mais qui parfois peuvent se conjuguer et se renforcer mutuellement.
Ces courants, avec des approches diverses, contribuent tous à vouloir étendre la conception de la laïcité non plus seulement à l’État mais à l’ensemble de la société elle-même et donc à réduire l’expression sociale et publique des religions au sein de la société française.
1) Une laïcité de combat
Il y a la vieille laïcité de combat qui voit dans les religions un obscurantisme dont il faut libérer les esprits. Ses revendications en direction du pouvoir portent, entre autres, sur l’abrogation du statut concordataire de l’Alsace-Moselle, sur l’abrogation de la Loi Debré (« A Argent public, École publique »), sur le statut de certaines aumôneries. On trouve une éclairante expression de ces revendications dans la réponse publique du Grand Orient à la Commission Machelon. Il ne faut pas majorer ce courant même s’il peut de temps en temps donner de la voix.
Certains, dans ce courant, insistent sur le fait que la République, garantissant la liberté de conscience, favorise le débat et la liberté d’expression. Si la diffamation est interdite vis-à-vis des personnes, elle ne l’est pas dans notre législation vis-à-vis des religions. Critiques, caricatures et dérisions sont donc possibles. Des combattants de cette conception militante et souvent antireligieuse de la laïcité ne s’en privent pas. On peut cependant s’interroger sur ce qu’implique un vivre ensemble fraternel dans une société pluraliste. Le respect mutuel n’est-il pas une valeur indispensable pour vivre une telle fraternité et ne faut-il pas articuler sur ce point le principe de liberté avec celui de responsabilité ?
2) Une laïcité fille de la sécularisation
Il y a une forme de laïcité qui n’est pas de l’ordre du combat idéologique mais qui se traduit dans les faits par une politique contribuant à accélérer un certain effacement du religieux. Nous sommes en présence de certaines évolutions de mentalité liées au phénomène de sécularisation de notre société. J’entends par là un processus d’éloignement de notre société vis-à-vis de sa référence chrétienne et de son lien, en particulier, à l’Église catholique. Il n’y a pas forcément hostilité ou lutte ouverte mais beaucoup plus ignorance et indifférence. Cela s’accompagne aussi d’un affaiblissement de la surface sociale de l’Église et de sa difficulté à assurer aujourd’hui un quadrillage au plus près du terrain. On peut constater ce phénomène dans la façon dont certaines mairies (pas toutes) voient leur relation aujourd’hui avec l’Église :
– Récupération des presbytères (qui appartiennent au domaine privé des municipalités) quand un prêtre ne l’occupe plus. Le presbytère devient alors un immeuble locatif, un logement social ou un gîte rural. La paroisse n’a parfois plus que la sacristie de l’église pour se réunir ou bien elle utilise un local municipal mis à sa disposition.
– Approche de plus en plus culturelle des bâtiments du culte. On a investi de l’argent dans leur entretien. Il faut qu’ils servent. On utilisera ainsi l’église pour des concerts, pour des expositions, pour des spectacles. Moins l’église ou la chapelle est utilisée pour le culte, plus son utilisation culturelle risque d’être valorisée.
– La dimension sacrée des lieux est moins perçue. On accueillera des concerts ou des expositions sans se demander si ces programmations sont compatibles ou non avec l’aspect religieux du lieu.
– Une approche de plus en plus patrimoniale de l’immobilier ecclésial (dans les églises paroissiales et dans les cathédrales). On risque d’oublier que la fonction première de l’édifice est cultuelle et religieuse.
– Les contraintes immobilières et financières qui font démolir la chapelle d’un hôpital ou passer un poste d’aumônerie hospitalière du statut du salariat à celui du bénévolat.
– Mentionnons aussi les dérogations au travail du dimanche pour tenir compte de certains intérêts économiques.
Ces pratiques ne se retrouvent pas de partout. Mais elles risquent de se généraliser dans les années qui viennent, d’autant plus que nous risquons d’avoir de plus en plus des interlocuteurs et des représentants des pouvoirs publics qui ne connaissent pas l’histoire et la jurisprudence de tout ce qui a fait pendant un siècle les relations entre l’État et l’Église catholique. Certains d’ailleurs ne sont pas familiers du tout d’un univers religieux ou bien viennent d’autres traditions que celle du catholicisme qui a marqué notre histoire nationale.
3) Une laïcisation de l’espace public
Il y a aujourd’hui tout un courant militant qui souhaite étendre la référence à la laïcité, non plus seulement à l’État mais à la société toute entière, réduisant ainsi l’expression publique et sociale des religions. Il s’agit d’une forme de laïcisme qui veut enfermer le religieux dans le domaine du privé et de l’intime et lui interdire toute forme d’expression dans l’espace public. Notons d’ailleurs que beaucoup de nos contemporains n’aiment pas les religions qui expriment avec force et passion militante leurs propres convictions. D’où ce sens négatif donné au mot « prosélytisme ». Certes, si une expression du contenu religieux non respectueuse de la liberté doit être refusée, la possibilité de proposer sa foi à d’autres ne fait-elle pas partie de la liberté d’expression ?
1 – Le refus d’une expression publique des religions
Nous voyons ce courant laïciste s’exprimer dans un certain nombre de réactions vis-à-vis de prises de position publiques des responsables de l’Église, en particulier dans les domaines qui touchent la vie sociale et politique, que soit à propos de l’expulsion des Rom ou de la proposition de loi sur le mariage et l’adoption entre personnes du même sexe. On entend ces affirmations : « Vous sortez de votre rôle. La laïcité vous interdit d’intervenir dans ces domaines. Vous contrevenez à la laïcité en vous exprimant ainsi ».Un homme politique critiquant la prière proposée pour le 15 août dernier, affirmait : « L’Église n’a aucune légitimité démocratique pour s’immiscer dans le débat politi
que en France ». En fait, la vraie laïcité nous a rendu notre pleine liberté. Nous n’avons plus ce devoir de réserve vis-à-vis de l’État que demandait la situation concordataire. Comme toute association, l’Église a droit à s’exprimer librement et si la stratégie de la politique politicienne n’est pas de son domaine, la réflexion sur tout ce qui a trait à l’homme dans notre société, la concerne directement et touche sa mission.
Il en va de même des manifestations publiques organisées par des catholiques, en particulier des marches pour la défense de la vie. Si ces manifestations sont pacifiques et ne troublent pas l’ordre public, pourquoi certains groupes voudraient-ils les faire interdire ou les empêcher de se dérouler normalement ? L’expression dans l’espace public serait-il sélectif : pourquoi applaudir une Gay Pride et combattre un autre type de manifestation ? Le religieux ou l’ecclésial ne pourraient-ils plus avoir une expression publique ? Nous sommes là devant une conception indue de la laïcité.
2 – La proposition du changement de jours de fête religieux
Nous voyons aussi s’exprimer des propositions visant à modifier le calendrier des fêtes chômées. Certains le font par hostilité ou indifférence à l’histoire de la France, qui a été fortement marquée par le catholicisme. D’autres le font par désir de donner à chaque religion la possibilité de fêter (avec un jour chômé) leurs propres fêtes religieuses. Dernièrement, l’Association nationale des directeurs des ressources humaines proposait de ne plus chômer pour Pentecôte, l’Ascension et le 15 août et de donner à leur place trois jours que les membres des différentes religions prendraient quand ils voudraient. Des aménagements peuvent, bien sûr, être trouvés mais je ne pense pas qu’occulter systématiquement toute une part de son histoire et de sa culture soit bon pour la France et pour son avenir.
3 – Les réactions suscitées par l’Islam
Mais, c’est l’inscription de l’Islam dans la société française qui a amené les déplacements d’accent les plus forts, concernant la laïcité, dans l’opinion publique et chez un certain nombre de leaders politiques. Dans les dernières décennies, l’Islam ne s’est plus présenté comme une religion pour des gens en transit sur notre sol national mais comme une religion de gens qui étaient français, qui vivaient en France et n’envisageaient pas de partir ailleurs. Nous avons vu se construire des mosquées qui se sont inscrites dans notre paysage urbain et l’Islam est devenu la deuxième confession religieuse de France après le catholicisme.
Les premières questions qui se sont posées ont tourné autour des lieux de culte et des aumôneries. Pouvait-on faire bénéficier les musulmans des avantages de la loi de 1905 et fallait-il la modifier pour régler quelques-uns des problèmes posés par l’Islam ?
Mais la politique internationale et ses retentissements en France ont modifié les données. Il y a eu le 11 septembre 2001. Il y a eu l’Afghanistan, l’Irak, la Libye, aujourd’hui la Syrie, le terrorisme islamique, la manifestation d’un prosélytisme islamique, la situation des minorités chrétiennes au Moyen Orient, la persécution de chrétiens au Pakistan et au Nigéria. Cela a provoqué un réflexe de peur, de besoin de se protéger, d’envoyer un signe fort à ces forces islamistes pour dire « Halte là ! ». D’autant plus, que si nous voyons un Islam qui veut s’intégrer dans la société française et s’insérer dans les lois de la République, nous constatons aussi d’autres courants plus offensifs, qui remettent en question notre laïcité à la française, veulent imposer leurs particularités communautaristes et testent la capacité de résistance de la République à leurs revendications. On sent bien qu’une distinction des domaines entre loi civile et loi religieuse ne leur est pas familière. Or, il ne peut y avoir de vivre ensemble pacifique dans une société pluraliste que si une telle distinction fondatrice est maintenue.
Une telle évolution n’a pas été sans conséquences sur les relations des responsables politiques avec les différents cultes. Il y a dix ans, on voulait donner aux musulmans ce qu’on avait donné aux catholiques, aux protestants et aux juifs (bâtiments, aumônerie…). Aujourd’hui, on restreindrait volontiers ce qu’on avait donné aux catholiques (ou ce à quoi ils avaient droit) pour ne pas le donner aux musulmans (création d’une aumônerie scolaire dans un collège, affichage dans un lycée, voile sur les photos d’identité). Il faut d’ailleurs noter que pour éviter de donner l’impression d’une discrimination religieuse vis-à-vis d’une religion, même si le problème est spécifique à cette religion, on prendra une mesure qui touchera toutes les religions, pour ne pas faire – dit-on – de discrimination envers une religion (par ex. l’interdiction de tout signe ostentatoire dans l’espace scolaire).
Une première extension de la laïcité a vu le jour dans l’espace scolaire. Jusqu’à ces dernières années, la laïcité s’appliquait au personnel enseignant, à qui il était demandé de ne pas afficher leurs convictions religieuses ou politiques et de ne pas porter d’insignes religieux distinctifs. La loi du 15 mars 2004 se veut une application du principe de laïcité. Elle interdit le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics. On veut faire de l’école publique un sanctuaire de la République dans lequel les religions sont bannies. Une telle loi peut se comprendre si l’ordre public est troublé par des jeunes arborant des signes ostensibles et provocateurs. Si ce n’est pas le cas, nous sommes en présence d’une infraction au principe de liberté religieuse. J’en dirais autant vis-à-vis de l’interdiction du voile qui serait imposée aux mères de famille accompagnant la classe de leur enfant lors d’une sortie scolaire.
Il en irait de même, si on voulait, à l’intérieur de services publics, interdire certains signes religieux aux usagers de ces services (le voile par exemple). S’il y a une interdiction du voile intégral, elle doit être justifiée par une raison de respect de l’ordre public (« Nul ne peut, dans l’espace public, porter une tenue destinée à dissimuler son visage » (loi du 11 octobre 2010) et non pas par une motivation antireligieuse.
Nous avons vu aussi des débats voir le jour autour de l’abattage rituel, des prières dans la rue, des dates d’examen pour les étudiants pratiquants, des carrés confessionnels dans les cimetières. Je crois que la meilleure manière de traiter ces problèmes spécifiques, c’est de les aborder de manière pragmatique. C’est ainsi que pendant un siècle bien des questions posées par l’Église catholique ont trouvé des solutions. On pourrait en dire autant à propos de la communauté juive. Dernièrement, le président du Consistoire central Joël Mergui disait dans une interview : « Des arrangements de bon sens ont toujours permis aux juifs de France de respecter leurs traditions religieuses. On est en train de perdre cet état d’esprit en raison d’une radicalisation de la laïcité. Or, si la laïcité se durcit et n’offre plus de souplesse, les juifs, dont les règles sont les plus strictes, seront les grands perdants » (Le Monde, 18 mars 2012).
4 – Vers une laïcisation complète de l’espace public ?
En effet, certains plaident pour une interdiction des expressions de manifestation religieuse dans l’espace public, et ceci au nom de la laïcité. Madame Marine Le Pen ne demandait-elle pas récemment que soit interdit dans l’espace public le port du voile ou de la kippa. Notons que cette
expression « espace public » n’est pas des plus précises. Et quand on l’emploie, il faut tout de suite en préciser la portée. Par exemple, pour Marine Le Pen, cette expression désigne les rues, les magasins et les transports publics. Qui ne voit que cela peut contribuer aussi, au moins en certains lieux, à interdire les processions, le port de la soutane ou d’un habit religieux et toute manifestation un peu publique du religieux. Allons-nous voir refleurir des arrêtés comme celui du 10 décembre 1900 interdisant le port de la soutane sur tout le territoire de la commune du Kremlin-Bicêtre ? M’interdira-t-on sous le prétexte d’une laïcité mal comprise de bénir les bateaux le 15 août sur le bassin d’Arcachon ?
Certes, il faut demander aux religions de ne pas vouloir imposer à l’ensemble de la société leurs propres normes communautaires et d’apprendre à distinguer la sphère de la loi religieuse de celle de la loi civile. Mais, il faut s’opposer à cette tendance visant à étendre la laïcité de l’État à l’ensemble de la société. L’expression publique et sociale de sa foi fait partie du droit de chaque croyant. Celle-ci doit être possible dans toute société, car une société démocratique est une société plurielle, où, dans le respect de l’ordre établi, toutes ces expressions publiques des religions doivent pouvoir se manifester. Il en va du respect du droit à la liberté religieuse, qui est, comme l’ont rappelé les papes Jean-Paul II et Benoît XVI au fondement de tous les autres droits de l’homme. L’État est laïc. Notre société ne l’est pas. Elle a une autre ambition : être une société, non pas où on musèle les religions, mais une société qui permet à celles-ci d’apporter toutes leurs composantes et d’enrichir ainsi la vie sociale elle-même.
Permettez-moi en terminant cette conférence de citer ces paroles du pape Jean-Paul II au Corps diplomatique. Elles ont été prononcées le 12 janvier 2004 mais elles gardent aujourd’hui toute leur actialité. Elles résument bien l’ensemble de notre propos :
« Les communautés de croyants sont présentes dans toutes les sociétés, expression de la dimension religieuse de la personne humaine. Les croyants attendent donc légitimement de pouvoir participer au dialogue public. Malheureusement, on doit observer qu’il n’en est pas toujours ainsi. Nous sommes témoins, ces derniers temps, dans certains pays d’Europe, d’une attitude qui pourrait mettre en péril le respect effectif de la liberté de religion. Si tout le monde s’accorde à respecter le sentiment religieux des individus, on ne peut pas en dire autant du «fait religieux», c’est-à-dire de la dimension sociale des religions, oubliant en cela les engagements pris dans le cadre de ce qui s’appelait alors la «Conférence sur la Coopération et la Sécurité en Europe». On invoque souvent le principe de la laïcité, en soi légitime, s’il est compris comme la distinction entre la communauté politique et les religions (cf. Gaudium et spes, n. 76). Mais distinction ne veut pas dire ignorance ! La laïcité n’est pas le laïcisme ! Elle n’est autre que le respect de toutes les croyances de la part de l’État, qui assure le libre exercice des activités cultuelles, spirituelles, culturelles et caritatives des communautés de croyants. Dans une société pluraliste, la laïcité est un lieu de communication entre les diverses traditions spirituelles et la nation. Les relations Église-État peuvent et doivent donner lieu, au contraire, à un dialogue respectueux, porteur d’expériences et de valeurs fécondes pour l’avenir d’une nation. Un sain dialogue entre l’État et les Églises – qui ne sont pas des concurrents mais des partenaires – peut sans aucun doute favoriser le développement intégral de la personne humaine et l’harmonie de la société. » (§ 3).