« La Charité, vie de l'Eglise »

Le carême avec le P. Wresinski

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ROME, jeudi 22 mars 2012 (ZENIT.org) – « La Charité, vie de l’Eglise » : c’est le titre de la conférence de carême donnée à Saint-Louis des Français, hier, mercredi 21 mars 2012, par Monique et Jean Tonglet, représentants d’ATD Quart Monde à Rome. En voici le texte intégral.

Les textes en italique, ce sont des extraits des deux livres cités, « Les pauvres rencontre du vrai Dieu » (Le Cerf, 2005, pour la nouvelle édition) du P. Joseph Wresinski, fondateur du mouvement, et « Neuf mois place Saint Pierre » de Monique Tonglet (DDB, 2008).

***

1° Remerciements. Merci de nous avoir invités.

Heureux de faire cela en cette année du 50ème anniversaire du début di Concile Vatican II. Le titre du livre principal du père Joseph Wresinski, « Les pauvres sont l’Église » n’a pas été choisi par hasard. Son auteur voulait y voir une référence explicite à ce qu’il appelait la prophétie de Jean XXIII, lequel déclarait dans son message radiophonique à un mois de l’ouverture du Concile, le 11 septembre 1962 : « L’Église se présente telle qu’elle est et telle qu’elle veut être, l’Église de tous et particulièrement l’Église des pauvres ».

2° Dans le cadre de ce cycle de conférences, nous avons pensé que ce n’était pas le cadre approprié pour vous expliquer en détails l’histoire du Mouvement, son action, son fonctionnement, etc… Nous pourrons si vous le souhaitez y revenir dans le cadre du débat et aussi vous indiquer livres, publications, sites internet, …

Ce soir, c’est de la charité que nous voudrions parler en nous basant sur ce que nous avons appris au fil des années de ceux dont nous cherchons à faire nos maîtres : le père Joseph Wresinski, fondateur du Mouvement d’une part, les femmes et les hommes vivant dans la grande pauvreté d’autre part . Nous le  ferons principalement à travers la lecture d’extraits d’une méditation du père Joseph sur la charité, d’une part, et à travers la lecture de quelques portraits de femmes très pauvres dont Monique est l’auteur.

4° Deux mots sur le père Joseph Wresinski, très brièvement, car il ne s’agit pas ici d’en faire une biographie. Deux mots pour vous donner en quelque sorte une clé de lecture pour comprendre d’où parle cet homme à qui nous allons laisser la parole. La longue histoire de la charité dans l’Église est jalonnée de figures venues d’un monde inclus, parfois très aisé, et qui suite à une rencontre décisive ont fait le choix de rejoindre le monde des pauvres. François d’Assise, Vincent de Paul, Frédéric Ozanam et bien d’autres, comme plus récemment l’Abbé Pierre, sœur Emmanuelle ou Mère Teresa. Plus rare est la figure du père Joseph – qu’on peut rapprocher d’un autre Joseph, l’abbé Cardijn, fondateur de la JOC – né lui-même dans le monde de la pauvreté et de l’exclusion, s’y étant forgé dans le sang et les larmes, et qui à l’âge de la maturité choisit ou rechoisit de lier définitivement son destin à celui du peuple des pauvres dont lui-même était issu. Gardons cela en tête en l’écoutant car par sa voix, c’est celle de son peuple qui cherche à se faire entendre.

Mais avant même d’entrer dans cette méditation, écoutons une première fois, par la médiation écrite de Monique, la voix d’une de ces femmes qui nous disent quelque chose d’essentiel sur l’homme, sur le monde, sur Dieu et sur la Charité.

6° Sonia ( texte de Monique Tonglet)

Telle une nécessité qu’aurait engendré le silence,

des mots,

enfouis depuis des années au fond de moi,

avaient soudain repris place en ma mémoire.

Et je les récitais :

« Les pauvres sont les créateurs

la source même de tous les idéaux de l’humanité

car c’est à travers l’injustice

que l’humanité a découvert la justice

à travers la haine

l’amour

à travers la tyrannie

l’égalité de tous les hommes . »

Je les récitais en parcourant le souterrain

qui mène à la place Saint-Pierre

et à la Communauté des Missionnaires de la Charité

où je travaillais comme volontaire.

Si souvent

dans ce souterrain et les rues alentour

j’ai croisé ces personnes qui nous tendent la main

nous apostrophant parfois

ou bien baissant la tête. 

Un mercredi du mois de mai

je m’étais accroupie près d’une dame

toujours postée devant la même église.

Assise sur son vieux sac de voyage

elle tenait sur les genoux son panier d’images pieuses

répétant d’une voix forte :

“ Signore ! Signora ! ”

Elle m’a dit que le soleil lui faisait mal à la tête.

C’est pourquoi elle s’était assise à l’ombre sous le porche.

J’ai remarqué qu’elle avait un dizainier au pouce.

« Vous priez ? » lui ai-je demandé.

« Oui » a-t-elle répondu simplement.

Après un silence,

je lui ai dit que mon mari et moi

nous ne pouvions rester à Rome plus d’une année

que nous étions tristes de partir

et je confiais cela à sa prière.

Sur le chemin du retour

d’un coup j’ai pris conscience

de l’énormité de ce que je venais de lui demander :

prier pour nous qui retournons dans notre pays

alors qu’elle est

elle

loin des siens

loin de sa Bosnie natale

depuis des années.

Je suis entrée dans une église.

Il fallait que je m’arrête un moment.

Puis j’ai décidé de retourner la voir.

Elle était toujours là.

Je lui ai demandé pardon.

Dans  un long et doux regard

elle m’a dit qu’il ne fallait pas !

Et elle a ajouté :

“ Je prie pour la paix dans mon pays

et aussi pour la paix dans le monde. ”

Dans son panier, elle a choisi une image

sur laquelle le Christ est dessiné.

Le montrant

elle m’a dit :

“ Ici je souffre comme Lui.”

Puis elle a pointé son doigt sur le cœur de Jésus

en disant :

“ C’est par là que nous sommes unis. ”

7° Le père Joseph a développé cette méditation dans un cycle de conférences données pendant le Carême à Paris, dans le Quartier Latin. Lors des deux rencontres précédentes il avait successivement abordé la Foi en Quart Monde, et l’Espérance en Quart Monde. Voici comment il introduit cette troisième conférence.

         « Foi, espérance et charité en Quart Monde- il semble bien que notre méditation nous entraîne au plus profond de ce que peut être le désert humain, en même temps qu’elle nous  dévoile ce que l’humanité peut révéler de plus merveilleux sur la présence de Dieu dans le monde.

         Notre méditation nous  fait entrevoir des abîmes que nous  avons créés en laissant durer la misère. Et elle nous  révèle la réponse de Dieu qui est de les combler, de vouloir que là, précisément soient posés les fondements du Royaume. Elle nous  révèle l’appel de Dieu à descendre avec lui dans l’abîme pour participer à l’ouvrage. Mais nous  ne sommes pas au bo
ut de notre démarche. Il nous  reste à chercher, en Quart Monde, ce que saint Paul a appelé la plus grande des trois vertus : la charité ».

         Le père Joseph va alors le faire comme dans les chapitres précédents sur la Foi et l’Espérance, à sa manière, qui est devenue aussi la manière du Mouvement qu’il a créé, en méditant l’histoire d’une famille, la famille Armand dont il dit, en préambule, qu’elle « est de celles qui ne se racontent pas : Parmi les malheurs qui forment la trame de la vie sous-prolétarienne, les Armand semblent accumuler ceux qui risquent  le plus de faire sensation .Et il n’est pas bon de raconter des histoires à sensation sur la misère. Elles nous  touchent l’épiderme et, paraissant pas trop exceptionnelles, elles ne nous  incitent pas à intérioriser plus profondément la condition de ceux qui en sont frappés ».

         Il va donc comme il le dit se rendre avec nous au foyer des Armand. Avec un objectif, se demander ce que le foyer Armand a à lui et à nous dire sur la charité.

         Il nous invite d’abord à écouter tout ce qu’on dit de Mme Armand, dans son voisinage, dans son entourage, dans les services sociaux : « qu’elle tyrannise son mari invalide, qu’elle ne le soigne pas quand les crises d’asthme l’étouffent et qu’il ne mange plus. On dit encore qu’elle vit en égoïste, sans jamais se préoccuper des malheurs des voisins ; qu’elle est gourmande à l’excès, alors que les ressources familiales sont bien trop maigres, pour permettre la moindre extravagance. Et on dit enfin que, ma foi, il faut lui pardonner, parce qu’elle est infantile, peut-être même débile ».

         Difficile, conclut-il, de découvrir les signes de la charité. A ce qu’on dit, le père Joseph ajoute ce qu’il sait, ce qu’il a appris de la vie de Mme Armand. Il nous révèle qu’elle a grandi auprès de sa grand-mère en Charente. Son père, ouvrier agricole, puis manœuvre instable en usine, n’avait pas de quoi nourrir ses huit enfants. Il laissa la petite Renée auprès de sa propre mère, qui accepta de l’élever en retour de services rendus. Ainsi, dès ses six ans, la fillette a droit à l’existence pour des services rendus en retour.

         Il parcourt ensuite longuement l’existence de Renée, son premier mariage, le placement des enfants, la violence d’un mari alcoolique, sa mort accidentelle qui survient comme une délivrance, la création d’un nouveau ménage avec un homme bon, Etienne, qui lui aussi a été placé en nourrice dans des fermes dès sa naissance, qui accepte de prendre en charge la seule enfant du premier mariage restée à la garde de la maman sans jamais lui faire sentir qu’il n’est pas son père, la naissance d’autres enfants, la mort de l’un d’entre eux, qui leur est reprochée et entraine la placement des autres et la déchéance de la puissance parentale, l’expulsion de leur logement, l’errance, la rue,…

         Au bout de cette longue descente aux enfers, un étrange silence descend sur le foyer, Renée et Etienne,  ne se parlent plus. Chacun est comme emmuré dans sa propre souffrance, coupé de l’autre, coupé aussi du monde extérieur. Monsieur Armand ne reçoit plus personne, part des journées entières seul, sur son vélo, faire un peu de récupération de ferraille pour survivre.

         A les voir vivre, rien ne demeure de ce qui jadis avait pu naître de compréhension et d’amour entre ces deux êtres. La solitude a tout envahi. Mais alors, à nous  qui voulions méditer sur la charité en Quart Monde, ce foyer rétréci, apparemment sans vie et sans amour, qu’a-t-il à nous  apprendre ? Faut-il simplement conclure que la misère tue l’amour humain ? Et que l’amour transfiguré que nous  appelons la charité ne peut pas exister en Quart Monde ?

La misère, c’est l’anti-charité…

         Ce long récit fait dire au père Joseph que « nous  ne le crierons jamais assez, que la misère, c’est l’anti-charité. Faire l’éloge de la solidarité, de l’amitié, du partage que pratiquent les pauvres risque de nous  induire en erreur. Si l’existence de la misère est notre plus grave péché, celui qui résume tous les autres, c’est bien parce qu’en dépouillant l’homme de sa juste part, en l’enfonçant dans l’angoisse, la peur, l’inutilité et la honte, nous  défigurons cet homme qui était fait à « l’image de Dieu », car nous  étouffons en lui ses capacités et nous  le privons des possibilités de vivre la charité. Nous l’empêchons d’aimer ».

         « La charité, c’est d’abord aimer Dieu ». Et comme pour la foi et l’espérance cela semble hors de la portée de celui qui naît et vit en Quart Monde. « Pourtant, à lui aussi, il est dit : « Tu aimeras Dieu de toute ton âme, de tout ton cœur et de toutes tes forces » » .

         « Puis, la charité, c’est aimer les autres, tous les autres, même ceux qui n’ont aucun intérêt temporel pour nous  ou dont les intérêts temporels paraissent contraires aux nôtres. « Tu aimeras ton prochain comme toi-même ».     

         Aimer Dieu, aimer son prochain, deux commandements qui n’en font qu’un et qui résument toute la charité. Ils nous  disent que Dieu doit être pour nous, le commencement et la fin de tout, et que tous les hommes doivent être traités par nous  en égaux. Ainsi, la charité représente une vaste entreprise, à réaliser dans le temps, à travers les contingences changeantes de l’existence et à travers ce que nous  portons, les uns et les autres, de forces et de faiblesses dans notre personnalité.

         Et cette entreprise qu’est l’amour au sens chrétien suppose bien des choses et d’abord la liberté du choix. L’amour qui a confiance et qui espère ne se force pas. Il est un acte libre.

         L’amour au sens chrétien suppose la durée, un projet de vie avec Dieu et avec les autres. Le choix doit être renouvelé tous les jours, puisque nous  nous  situons dans le temps. Les circonstances et les êtres évoluent et, chaque jour, nous  avons à réajuster notre esprit et notre cœur aux autres. Notre libre choix doit se muer en effort durable.

         Notre recul, notre conscience de nous-mêmes et notre reconnaissance des autres, eux aussi, vont se bâtir dans le temps. Chaque jour de nouveau nous  allons nous  demander : suis-je au diapason avec Dieu, avec son prochain ? Chaque jour nous  allons nous  effacer, laisser la place aux autres, penser à leurs progrès, nous  efforcer de toujours mieux les connaître et les reconnaître. Nous  allons sans cesse les voir avec des yeux nouveaux ».

Regardons maintenant avec ces yeux nouveaux une de ces femmes accueillies dans un dortoir de Rome, Vittoria.

Vittoria parle peu.

Juste quelques mots de sa grande vie

qu’elle m’a partagés un jour

alors que je m’étais assise près d’elle,

après avoir fini le ménage du dortoir.

« J’ai été élevée par des religieuses.

J’ai travaillé chez les autres toute ma vie.

J’ai 70 ans.

Je n’ai pas de famille. »

Vêtue souvent de couleurs pastels et douces,

toute menue, ses cheveux courts et gris sont lissés autour d’un visage si rond que l’on ne devine pas l’absence de ses dents.

Chaque matin,

longtemps avant le repas de onze heures,

elle se tient assise devant la table déjà dressée,

le regard droit, fixé au mur blanc du dortoir.

Chaque matin, sur la table en formica,< /em>

je mettais les assiettes et les couverts

certains avec des fleurs, d’autres sans dessin,

tous différents.

Ce n’est qu’au bout d’un long temps

que je me suis rendu compte que Vittoria,

très souvent, se lève, change les couverts

et place devant elle une cuillère à soupe

dont le dessin est le plus semblable

à celui de sa fourchette.

Plus tard,

bien plus tard,

je m’aperçus que Vittoria

ne se sert jamais de sa cuillère à soupe.

Dans un ultime geste de résistance au vide quotidien

Vittoria harmonise ainsi,

chaque jour,

son bout de table.

Le regard droit, le couvert bien dressé,

elle attend la soupe

qu’elle ne prendra pas.

La charité en Quart Monde .

         « Mais alors, reprend le père Joseph, chercher l’amour en Quart Monde, quelle dérision ! Les plus pauvres sont privés des conditions nécessaires à la croissance de l’amour : l’intégrité personnelle, le sentiment de sécurité, d’utilité, de dignité, de liberté :  en Quart Monde, l’amour se construit dans l’inutilité, l’angoisse et la honte. L’homme s’y bâtit dans l’impossibilité de croire à l’autre, d’espérer avec l’autre. En dehors de tout projet, en dehors de Dieu surtout, dans la mesure où personne ne vient traduire ses pauvres expériences en termes de foi, d’espérance et d’amour de Dieu ».

Comprendre la charité des plus pauvres

         « Mais, poursuit-il, les gestes de la charité existent en Quart Monde dans la mesure où, à tout homme, il est laissé une part de liberté. Si petite soit-elle, l’homme du Quart Monde sait faire un projet d’amour de cette part de liberté. C’est sans doute la plus grande des merveilles. Mais il est vrai aussi que sa liberté se situe tellement au ras du sol qu’il faut se mettre à genoux pour la découvrir. Il nous  faut savoir reconnaître l’infiniment grand dans l’infiniment petit, pour nous en émerveiller. Il faut avoir introduit la misère dans notre esprit et dans notre cœur pour comprendre ces gestes maladroits, aussitôt tournés en échecs et qui ne vont jamais jusqu’au bout. Pour comprendre et apercevoir ce qu’ils nous  disent de la charité de Dieu et de l’amour des pauvres. 

         De gestes maladroits et qui tournent court, la vie des Armand en est parsemée. Mais il ne faut pas confondre. Partager son propre repas, donner sur ses quelques sous de quoi payer le lait des enfants de la voisine, accueillir sous son toit la mère pourchassée par son mari ivrogne, cela ne relève pas nécessairement de l’amour du prochain. Ces actes de tous les jours son rarement des gestes libres et désintéressés Ce sont des gestes de pitié, certes, mais aussi ceux que l’on fait parce qu’il le faut bien, ou pour avoir la paix, ou encore parce que tôt ou tard ils « rapporteront » quelque chose.

         Dans les cités sous-prolétariennes, les hommes et les femmes sont trop angoissés, trop humiliés pour agir librement et uniquement en fonction du bien de l’autre. Ils donnent parce qu’ils sont assaillis en permanence par les autres. Pour se sentir assaillie, ils n’ont pas besoin, comme nous, d’être sollicités. Il leur suffit de sentir l’autre à côté d’eux… D’un seul coup d’œil ils savent les besoins terribles des autres, ils les comprennent, puisque eux-mêmes sont constamment harassés. En Quart Monde, on donne beaucoup par lassitude et aussi avec la conscience confuse que demain on aura besoin de demander à son tour et qu’il ne faut pas risquer, alors, de trouver les portes fermées.

         La charité existe pourtant, mais elle est ailleurs. Dans la vie des Armand elle est peut-être d’abord et avant tout dans ce mariage qui dure. Puisque ces deux êtres sont demeurés ensemble, quand rien ne les y obligeait plus, quand les derniers enfants leur furent retirés et que l’un et l’autre n’avaient apparemment plus rien à se donner, plus rien à se dire. Ils se rechoisissent l’un l’autre, dans un acte muet et désespéré.

         La charité est peut-être dans ce pardon de tous les jours : après les cris et les pleurs, après les insultes et les coups, on reprend la vie quotidienne ensemble. Il y a peu de jours où ce pardon ne soit pas nécessaire et même indispensable. C’est grâce à ce pardon que les Armand ne se sont pas détruits. Grâce à une incommensurable mansuétude mutuelle, sur les ruines d’un foyer brisé, ils ont pu en rebâtir un autre

         Et la charité est, assurément dans cette femme corpulente de plus de cinquante ans, qui ne semblait avoir plus rien à offrir à son mari et qui, lorsqu’il est hospitalisé, fait quatorze kilomètres à pied pour lui rendre visite. La bourse familiale est vide, il n’y aura pas de quoi manger le soir. Mais Mme Armand a trouvé une pomme. En arrivant au chevet de son mari, elle reste muette. Mais elle dépose la pomme sur la couverture, dans un geste d’affection ineffable, comme si elle déposait sur ce lit d’hôpital le cadeau le plus prestigieux.

         Elle fera le chemin plusieurs jours de suite, comme le font toutes les femmes de la cité. Nous  les avons vues prendre la route de l’hôpital, inlassablement, pour voir le mari, pour voir l’enfant, pour déposer sur le lit du malade quelques friandises qui expriment ce qu’on ne sait plus dire : « Quand tu es loin de moi, je sais que je t’aime ».

         Car ce sont souvent la maladie ou la prison qui permettent enfin le recul. C’est aussi, parfois, le travail. Quand les êtres sont éloignés, on peut enfin prendre un peu de distance aussi mentalement. Et c’est peut-être alors seulement que l’on peut reprendre conscience de son amour, le revivre.

         Ce qui fait notre émerveillement, c’est surtout cette manière qu’à l’amour des pauvres de renaître apparemment de rien, sur des ruines, dès la moindre accalmie, dès la moindre occasion.

          Pour les Armand comme pour toutes les familles de nos cités de misère, la question se repose : irons-nous  partager leur vie pour pouvoir leur révéler que ce qu’ils vivent c’est l’amour ? Leur dirons-nous  que Dieu les attend en premier, parce que mieux que quiconque ils peuvent comprendre ce que signifie bâtir son Royaume ? »

Emerveillons-nous maintenant des gestes posés par Anna, une autre de ces femmes qui nous enseignent la charité.

J’ai su que vous êtes retournée dans votre pays,

la Pologne, après plusieurs années passées dans le dortoir des personnes âgées.

Agée, Anna, vous ne l’étiez pas.

Et de vous, je connais peu de choses, si ce n’est que vous avez longtemps vécu dans la rue.

Souvent, le regard abattu, lointain, vous passiez à table

dès onze heures, gardant sur vous votre bonnet de laine et votre anorak.

Une fois seulement vous avez accepté que je vous aide à l’enlever

avant de vous asseoir.

Vos gestes étaient incertains, votre démarche difficile ;

pourtant, un matin, vous avez pris le balai pour nettoyer le dortoir avec moi.

Des mots, entre nous, il n’y en eut pas beaucoup.

Je ne parle pas polonais, vous connaissiez quelques mots d’italien.

Le visage défait, souvent, vous répétiez :

« Roma per lavoro.. Per lavoro. »

Vous étiez venue à Rome pour trouver du travail.

Une seule fois, en arrivant, j’ai vu votre visage rayonnant.

Dans vos mains, une petite bible ouverte qu’un prêtre polonais de passage vous avait offerte la veille au soir.

Comme vous ne sortiez jamais,

Les sœurs m’ont demandé de vous emmener un matin place Saint Pierre.

Nous y avons croisé une mariée, que l’on prenait en photo.

Alors vous m’avez fait signe de regarder en me serrant plus fort le bras.

L’année suivante, quand je suis revenue,

longtemps je me suis demandé ce que j’allais pouvoir vous apporter

pour signifier les retrouvailles. 

Je ne voyais pas.

Une plante ?

Non, on ne laisse pas une plante dans un dortoir.

Alors m’étais je dit,

peut-être que le plus beau cadeau que je pourrais vous offrir serait de m’attabler là ,

avec vous, les huit dames du dortoir du bas,

avec qui personne, jamais, ne partage un  repas.

Comme souvent le lundi,

il fut composé de choses reçues.

Dons ?

Superflu ?

Assistance ?

Assistance, si souvent humiliante…

Partage ?

Partage à l’exemple de la veuve qui « mis de son indigence » (Marc, 2, 44)

Qui sait ce que la main donne ?

Ce jour là il y avait un peu de tout, légumes, viandes…

Je n’ai pas osé m’asseoir.

Comme je l’avais toujours fait lorsque j’avais fini le ménage,

je suis restée debout.

Et là, dans le silence du dortoir,

vous vous êtes levée, Anna.

Lentement, d’un pas fragile

vous vous êtes dirigée vers l’armoire de la salle de bain.

Vous en êtes revenue avec une assiette, des couverts,

et sans rien dire, vous les avez posés devant moi.

Alors je me suis assise à table avec vous toutes,

et dans le silence

vous avez partagé votre repas avec moi.

Instant de communion,

ce qui reste à l’humain

quand il ne reste rien….

Pour conclure : une politique de la magnificence        

         « Le Quart Monde, monde de l’échec perpétuel ou de l’éternel recommencement ? Il est vrai que l’amour ne peut y bâtir un homme et un avenir. Mais pourquoi ? Parce que les nantis, les possédants font durer un rapport de forces inégal ? Ou parce que les croyants ne se pressent pas assez d’aller révéler leurs forces aux plus pauvres ?

         Nous, les croyants, les privilégiés, savons que tout amour humain trouve son achèvement en Dieu. Que Dieu peut tout et qu’à cause de Jésus-Christ, notre amour, notre foi, notre espérance peuvent tout. Et nous  savons aussi que Jésus s’est identifié d’abord à la foi des humbles, à l’espérance des plus petits, à la charité des plus pauvres. Et qui oserait contester aux familles sous-prolétariennes de notre temps cette qualification des humbles, des plus petits, des plus pauvres ? Qui oserait prétendre qu’ils ne sont pas ces hommes et ces femmes qui ont faim, qui sont nus, qui sont en prison, qui souffrent de l’injustice et dont le Christ a dit : « Ce que vous leur aurez fait, c’est à moi que vous l’aurez fait ? »

         Nous, les croyants savons ces choses, mais les familles du Quart Monde n’en sont pas instruites. Elles peinent et font des merveilles, puis échouent dans une souffrance aveugle. L’homme  du Quart Monde veut bien croire que Jésus-Christ est mort pour les hommes, mais il ne peut pas croire qu’il est mort pour lui. Il croit toujours que c’est pour les autres, pour tous les autres, sûrement mais pas pour lui. Il ne sait pas que Dieu l’a aimé en premier et que par ses amours c’est Dieu qui aime. Il ne sait rien de tout cela et tout ce qu’il vit dans le monde lui dit le contraire. Pourtant, tant qu’il ne le saura pas, l’œuvre du Christ sera inachevée et nous-mêmes nous ne verrons pas le Royaume.

         Nos méditations de carême, nourries de la vie des familles dans la misère, ouvrent la voie au seul projet digne de notre foi et de notre Eglise : celui d’aller en Quart Monde, de déléguer auprès de ce peuple des émissaires qui vivent cette réalité : « Je vous ai choisis, je vous ai aimés en premier. Aimez-vous en mon nom ».

         Aller en Quart Monde pour signifier aux familles qu’elles sont déjà partie prenante du dessein de l’engagement et de la fidélité immuable de Dieu : dans cette perspective et avec la volonté que les plus pauvres aillent devant, les chrétiens peuvent s’engager dans les combats politiques sociaux, syndicaux de leur choix. La justice de Dieu n’est pas seulement pour un au-delà que nous  ne pouvons qu’espérer. Il veut que nous  bâtissions la justice et la paix, l’unité entre les hommes dans notre monde et dans notre temps. Jésus-Christ n’est pas un -politique. Il s’est fait le plus pauvre, frère des plus humiliés, et il nous a enjoint de le suivre dans la foule des misérables : « Allez dans les ruelles, allez dans les chemins creux au-delà de la ville… Allez annoncer aux plus pauvres la Bonne Nouvelle qu’ils sont bienheureux ». C’est un projet social, politique, culturel et spirituel complet que nous  propose le Seigneur. Une politique et un programme non pas de l’aide, de l’assistance ou de la  bienfaisance, mais de la magnificence pratiquée envers les plus démunis.

         C’est au nom d’une justice qu’ils sont les premiers à instaurer dans le monde, que Jésus nous  propose de donner notre vie. Non pas de la donner un peu ou à moitié, mais de l’offrir jusqu’au bout. Le Fils de Dieu a donné sa vie pour tous les hommes mais en s’engageant d’abord  pour les plus exclus : les lépreux, les possédés réfugiés dans les grottes, les paralytiques, les plus faibles parmi les estropiés, l’aveugle mendiant aux portes du Temple. C’était cela la magnificence de Dieu qui renversait et renversera encore la justice du monde.

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ZENIT Staff

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