ROME, jeudi 8 mars 2012 (ZENIT.org) – Jocelyn Khoueiry est passée de la ligne du front – de cette terrible guerre qui ensanglanta le Liban de 1975 à 1991 – à un combat pour la paix et pour la rencontre de l’autre – l’ex-ennemi – grâce à la greffe féconde de l’Evangile.
Zenit l’a rencontrée pour découvrir les raisons qui ont conduit cette femme à déposer les armes et à risquer sa vie pour annoncer l’Evangile de Jésus-Christ, vivant et pardonnant, sur les frontières de la haine et de la guerre.
Nous publions cet entretien à l’occasion de la Journée mondiale de la femme, ce 8 mars 2012.
Zenit – Avoir dirigé, durant la guerre libanaise, un groupe de jeunes combattantes sur les fronts incandescents de Beyrouth et en être ressortie victorieuse a fait de vous une légende. Malgré ces succès de guerre, vous avez vécu un changement inexplicable selon les catégories humaines. Quel a été votre parcours?
Jocelyn Khoueiry – Je résume ma vie par ces mots : « un cheminement avec la Vierge ». Je suis née dans une famille chrétienne, mais personnellement je n’étais pas pratiquante. J’étais plus prise par les lumières de Beyrouth. Quand la guerre a commencé, en 1975, nous pensions qu’elle n’aurait duré que deux jours. En vérité, elle a duré 16 ans. A cause d’elle, nous sommes entrés dans un tunnel obscur qui a fait naitre en moi des questions sur le sens de cette monotonie néfaste que la guerre avait déclenchée. Deux évènements en particulier ont marqué un tournant dans ma vie.
J’étais déjà enrôlée dans les phalanges libanaises et me trouvais sur la ligne de front à la tête d’un groupe de 12 femmes militaires. Nous n’étions qu’à quelques mètres de distance de l’ennemi et il était impossible pour nous de nous laisser aller à de longues réflexions sur le sens de la vie, mais je me souviens que nous avions une image de la Vierge Marie devant laquelle nous allumions une bougie. C’était pour moi une occasion de m’adresser de temps en temps à elle, de me mettre sous sa protection, comme le faisaient justement mes parents.
Le second événement est lié une attaque surprise que nous avons subie de la part des Palestiniens durant une période de trêve décidée conjointement. Durant cette période, j’étais toute seule pour contrôler notre bâtiment. Arrivée sur le toit, j’ai vécu une expérience qui, encore aujourd’hui, est pour moi un mystère : j’entendais des chants religieux et avais la forte sensation d’une présence divine. Je n’ai rien vu du tout, mais en échange, je me suis vue à genoux en train de prier la Vierge Marie. Cela a été ma « première prière ». Mais je sentais en même temps que quelque chose de négatif allait se passer, et ma prière fut celle-ci : « S’il doit se passer quelque chose de mal, fais en sorte que cela m’arrive à moi. Je t’en prie protège les autres filles ». En redescendant du toit j’ai alors vu un groupe de 50 personnes environ, les visages couverts, qui étaient en train d’attaquer notre édifice. Ce fut le début d’une bataille serrée qui dura six heures. Nous avons combattu contre 300 palestiniens environ. Cette bataille se serait terminée de la pire des façons si je n’avais pas pris le risque de monter sur le toit et de jeter une grenade qui a tué plusieurs d’entre eux.
Cette expérience tragique m’a donné la perception que non seulement Dieu existe mais il est présent. Nous nous trouvions à un endroit abandonné de tous, mais Dieu était là, il nous a protégées et nous a sauvées.
Quels sont les passages qui ont suivi, comme vous dites, votre « première prière » ?
Un an après cet épisode, j’ai voulu entreprendre des études de théologie. Plus rien ne me suffisait, je voulais appartenir à Dieu, lui appartenir totalement. J’ai commencé à chercher un couvent, je voulais devenir carmélite. A ce moment-là, Bashir Gemayel avait fondé les Forces libanaises et il m’avait convoquée pour le rencontrer. Je suis allée chez lui, décidée à refuser tout ce qu’il me demanderait. Mais en parlant avec lui j’ai compris que le Seigneur m’appelait à prendre soin de ces jeunes chrétiennes qui erraient dans les rues sans guide. Alors qu’il me parlait je me suis mise à m’imaginer en train de remettre l’Evangile aux jeunes militaires et à leur enseigner la vraie foi chrétienne.
C’est une période qui a connu de grandes conversions. Nous faisions des rencontres sur l’Évangile avec les combattants. Divers jeunes se sont convertis et ont choisi la vie sacerdotale et religieuse. Au fil du temps, nous avons développé cette activité. Nous allions au front pour évangéliser les combattants sur place.
Après la fin de cette activité aussi risquée que courageuse, quelle direction avez-vous prise et quelles activités avez-vous lancées en faveur de la femme libanaise?
Après avoir cessé toute activité avec les Forces libanaises en 1985, nous avons commencé, avec le père Youhanna Khawand (aujourd’hui ermite), une activité de retraites spirituelles qui a duré deux ans. De là est née l’idée de « La libanaise 31 mai ». Notre devise était : « Comme tu es aujourd’hui, c’est comme ça que sera ton Liban de demain ».
Nous avons compris que la réponse à la question posée par Gemayel – « Quel Liban veux-tu ? » – ne saurait être politique. La réponse est la personne avec laquelle la nation naît. La réponse est la femme d’où naissent les enfants de la nation.
Nous avons devant nous deux paradigmes: Eve et Marie. Nous avons choisi Marie comme patronne et guide de notre marche. En 1988, nous avons fait cette promesse : « Ma promesse, en tant que Libanaise, devant toi Seigneur, et devant Marie ta Mère, c’est d’agir en m’inspirant des enseignements de ta sainte Eglise pour une société plus humaine et une vraie nation ». Notre objectif était de servir le Liban avec le cœur de Marie.
A l’éducation, vous avez ajouté la défense de la vie humaine. Ce fut un tournant?
En 1995 nous avons répondu à l’appel lancé par Jean Paul II dans « Evangelium Vitae », défendre la vie, dès sa conception jusqu’à sa mort naturelle, en créant une association « oui à la vie ». L’objectif était de montrer les dangers d’une mentalité anticonceptionnelle et abortive.
En 2000 nous avons ouvert le « Centre Jean Paul II « pour les services culturels. Une œuvre qui s’adresse aux familles. Nous nous occupons d’environ 300 familles, offrant ce que nous appelons « la solution radicale ». On ne se contente en effet pas d’offrir une aide matérielle et économique, mais visons une « restauration de la vie familiale », en aidant les familles à retrouver la paix, la vie et l’espérance. Nous offrons en même temps un service d’assistance psychologique.
Votre vie contredit la vision de Samuel Huntington sur le « choc des civilisations ». Soucieuse d’évangéliser les chrétiens du Liban, vous vous êtes aussi ouverte à vos « anciens ennemis ». Pourquoi ?
Les raisons sont de deux ordres: humain et divin. La raison humaine se fonde sur le fait que j’ai découvert, au fil du temps, qu’il y a des personnes méchantes aussi parmi les chrétiens, qu’il y a des jeunes qui tuent pour rien. Et j’en suis arrivée à cette conclusion : s’il y a des méchants parmi nous, il y aura des gentils parmi eux. J’ai voulu me lancer dans cette aventure pour découvrir le bien en l’autre.
Pour ce qui est du facteur divin, je crois que quand l’amour de Dieu pénètre le cœur, ce cœur ne peut plus subdiviser l’amour, ne peut plus faire de discriminations. Un jour une palestinienne qui voulait avorter parce que son mari voulait qu’elle continue à t
ravailler, est venue chez nous. J’ai décidé de la suivre personnellement pour me mettre à l’épreuve. Nous avons décidé de lui payer tout ce qu’elle aurait gagné si elle avait travaillé durant toute sa période de grossesse et aussitôt après l’accouchement. Nous avons pris soin de l’enfant jusqu’à ce qu’il fut possible pour la mère de reprendre son travail.
Grâce à cette expérience, j’ai senti que j’étais vraiment réconciliée avec le musulman et le palestinien. J’ai perçu que la grâce de Dieu ne permet pas que les plaies de la guerre décident de mes comportements. J’ai senti que j’étais vraiment libre en moi.
Parlant de femmes et de mères, l’assemblée spéciale du synode des évêques pour le Moyen Orient a eu des paroles d’estime pour les femmes, les a remerciées pour leur rôle de protectrice à l’égard de la vie humaine, pour leur charisme d’une sensibilité particulière. Quel est rôle prophétique de la femme dans la société?
Je suis en train de préparer une dissertation doctorale sur la présence de Marie dans la vie sociale et politique. J’ai choisi ce sujet en me fondant sur mon vécu. J’ai vécu l’expérience de la présence de Marie dans la vie publique. Marie est la transfiguration de la présence féminine qui accompagne l’épiphanie du Second Adam, Jésus-Christ. La transfiguration mariale fait ressortir les potentiels de la femme. Ce don dont la femme est dépositaire, en tant que « mère de la vie », donne à sa présence une qualité différente de celle de l’homme.
Grâce à sa nature, la femme a reçu des charismes qui lui donnent une approche de qualité face aux différentes réalités, voire même aux réalités de la foi. Si la femme n’interagit pas en femme avec les réalités qui la touchent (vie privée, famille, société, travail …) elle ne saisira pas le sens profond de sa mission et n’atteindra pas ses objectifs. L’humanité attend la transfiguration de la femme pour faire avancer la construction du Royaume de Dieu.
Existe-t-il un rapport entre vos différents engagements et l’enseigenment de Jean-Paul II sur le « génie » féminin?
Certainement! Jean Paul II salue en la femme la « garante de l’identité humaine ». Celle-ci est la mère de la vie. Elle sent la vie avant même que les autres ne la perçoivent. Nous pouvons ainsi penser que Marie interagissait avec le Dieu incarné avant même que Celui-ci ne soit visible aux yeux des hommes. Grâce à ce contact avec les origines de la vie, Dieu a donné à la femme un grand charisme de sensibilité et de don de soi.
Comme Jean-Paul II a consacré la Russie au Cœur de Marie, mon espoir et mon vœu est que le Moyen Orient soit consacré à Marie, comme l’a recommandé le Synode pour le Moyen Orient. Quand Marie revient, la bénédiction revient, les solutions pacifiques arrivent, la violence s’évanouit et chaque personne trouve ses droits.
Propos recueillis par Robert Cheaib
Traduction d’Isabelle Cousturié