ROME, mercredi 7 mars 2012 (ZENIT.org) – Cette réflexion sur la « rencontre entre Edith Stein et Etty Hillesum dans le camp hollandais de Westerbork », est due à Lucetta Scaraffia, à l’occasion de la préface du livre – qui vient d’être édité en italien – de Cristiana Dobner, carmélite, sur ces deux femmes extraordinaires.
Cette page a été publiée sur le portail de L’Osservatore Romano le 23 février 2012. Nous le republions à l’occasion de la Journée mondiale de la femme, avec l’aimable autorisation de L’OR.
Qu’as-tu vu sur mon visage?
Les regards de deux femmes extraordinaires se sont croisés avant d’affronter l’enfer d’Auschwitz
Nous publions la préface de l’ouvrage «Il volto. Principio di interiorità. Edith Stein, Etty Hillesum (Milan, Marietti, 96p, 14,00 euros) de Cristiana Dobner
Deux des intellectuelles les plus intéressantes du XXe siècle, deux femmes extraordinaires, également rapprochées par le fait d’être toutes les deux juives, déportées et tuées à Auschwitz, Edith Stein et Etty Hillesum, se sont rencontrées personnellement.
Nous savons que cette rencontre a eu lieu dans le camp hollandais de Westerbork, précisément avant la déportation dans le camp d’extermination. Nous le savons par une brève note d’Etty, qui raconte l’arrivée de deux religieuses, «nées d’une famille juive, riche et cultivée, de Breslau», Edith et sa sœur Rosa. Mais nous ne saurons jamais ce qu’elles se sont dit, nous ne pourrons jamais assister à l’échange de leurs regards. Nous partageons, avec Cristiana Dobner, la certitude qu’elles se sont «reconnues» par leurs visages, ces visages qui, écrit l’auteure, révèlent «la singularité et l’individualité concrète de la personne».
Il existe des genres littéraires qui simulent des rencontres qui n’ont jamais eu lieu, en général entre l’auteur et un personnage qui a vécu à une autre époque, bien évidemment célèbre. On les appelle des «entretiens impossibles» et ils ont joui d’une grande popularité. L’essai de Cristiana Dobner a choisi en revanche une autre voie, plus difficile et profonde: celle d’imaginer et de décrire ce que chacune des deux femmes a vu sur le visage de l’autre.
Sachant qu’il s’agit de visages qui révèlent une longue réflexion intérieure, des visages qui étaient le miroir de l’intériorité, parfaitement conscients de la signification des rapports humains, des visages qui portaient écrit en eux la trace d’autres rencontres, riches de sens, qu’ils avaient vécues.
Précisément en reparcourant leur pensée et les rencontres importantes qui ont eu lieu, Cristiana Dobner a cherché à reconstruire ce que le visage de chacune devait avoir dit à l’autre même sans paroles, ne serait-ce qu’avec un regard. Un regard qui, en particulier à un moment aussi dramatique, était sans aucun doute capable de lire au plus profond, de saisir la signification essentielle de leurs regards réciproques. Le visage d’Edith est reconstruit à travers un examen attentif des photographies, peu nombreuses, et surtout à travers les paroles de ceux qui l’ont rencontrée, fidèlement rappelées dans les procès-verbaux du procès en béatification auxquels l’auteure a puisé. Une source en général négligée, mais très riche. Certaines de ces rencontres racontées ont lieu quand Edith était dans la clôture, et donc uniquement un visage voilé derrière la grille, et son âme se révèle à travers la voix, les paroles. Les paroles les plus intenses sur elle sont celles de son ami prêtre Erich Przywara [jésuite, ndlr], qui décrit «l’amour fidèle et inébranlable pour son peuple et (…) la force qui en émanait». En confirmant un style qui, écrit Dobner, «vibre de force classique, philosophique — dans l’union entre la philosophie phénoménologique de Edmund Husserl, alors dominante, et la pensée de Thomas d’Aquin — de force artistique, privilégiant Bach, Reger et l’hymnodie de l’Eglise».
Etty aussi, lorsqu’elle rencontre Edith, transmet de la force. En elle, la terrible angoisse de l’attente du moment de la déportation «devient inexplicablement une force de vie et non une faiblesse de tombe». Le parcours long et douloureux d’Etty est moins intellectuel que celui d’Edith, davantage lié à l’expérience: le véritable visage de la jeune juive hollandaise apparaît grâce à la rencontre avec un psychanalyste chirologue original, Julius Spier, qui la conduira sur un chemin long et douloureux à l’intérieur d’elle-même. Etty est guidée dans ce parcours par un fil conducteur, les paroles qu’elles a connues dans la Torah «Dieu créa l’homme à son image», mais elle sait que ce fil est soumis à des tensions incessantes. Dans des cahiers, des lettres et des journaux, Etty raconte minutieusement son voyage intérieur, cette découverte de son véritable visage. C’est précisément parce qu’elle est arrivée à le comprendre qu’elle n’emmène pas dans le camp des portraits des personnes qui lui sont chères, elle sait que leurs visages sont conservés sur les parois de son moi intérieur, où elle les retrouvera toujours. Le choix du visage comme intermédiaire privilégié de communication, de la part de Cristiana Dobner, n’est pas un hasard: en effet, l’auteure est bien consciente que le thème du visage est devenu «le nouveau discours le plus élevé de la modernité», comme l’a clairement expliqué Emmanuel Lévinas, grand philosophe juif, qui a écrit que le visage, permettant la rencontre avec l’autre, ouvre à l’idée d’infini.
«C’est ainsi que s’instaure — écrit Cristiana Dobner — une relation dans laquelle on cherche l’autre, le sens profond n’est cependant pas contenu dans la relation elle-même, mais renvoie plus avant». Et cette ouverture à l’infini était certainement bien présente dans l’esprit et dans le cœur des deux femmes, quand elles se sont rencontrées, toutes deux ouvertes à l’épiphanie du divin. Peut-être l’ont-elle rencontré ensemble, ne serait-ce que pour quelques instants, et leur regard réciproque a été un don avant l’enfer qu’elles allaient affronter.
Lucetta Scaraffia
L’Osservatore Romano, 23 février 2012