ROME, Vendredi 22 février 2008 (ZENIT.org) – Nous publions ci-dessous le texte intégral de la première prédication de carême que le P. Raniero Cantalamessa, OFM Cap, prédicateur de la Maison pontificale, a prononcée ce vendredi matin, en présence du pape et de la curie romaine.
Carême 2008 à la Maison pontificale</p>
Première prédication
« JESUS SE MIT A PRECHER »
La parole de Dieu dans la vie du Christ
En vue du Synode des évêques en octobre prochain, j’ai pensé consacrer la prédication du carême de cette année au thème de la Parole de Dieu. Nous méditerons successivement sur l’annonce de l’Évangile dans la vie du Christ, c’est-à-dire sur Jésus « qui prêche », sur l’annonce dans la mission de l’Eglise, c’est-à-dire sur le Christ « prêché », sur la parole de Dieu comme moyen de sanctification personnelle, la lectio divina, et sur le rapport entre l’Esprit et la parole, c’est-à-dire la lecture spirituelle de la Bible.
Nous commençons cette prédication le jour où l’Eglise célèbre la fête de la Chaire de saint Pierre et ceci n’est pas sans rapport avec notre thème. Cette fête nous donne tout d’abord l’occasion de rendre hommage par notre affection et notre dévotion, à celui qui siège aujourd’hui sur la chaire de Pierre, le Saint-Père Benoît XVI. Elle nous rappelle par ailleurs ce que l’apôtre Pierre lui-même écrit dans sa deuxième Lettre, soit qu’« aucune prophétie d’Ecriture n’est objet d’explication personnelle » (2 P 1, 20) et que par conséquent toute interprétation de la parole de Dieu doit être conforme à la tradition vivante de l’Eglise, dont l’interprétation authentique est confiée au magistère apostolique et, en particulier, au magistère pétrinien.
A une occasion comme celle-ci et dans le cadre du dialogue œcuménique actuel, il est beau de rappeler un texte célèbre de saint Irénée : « Comme ce serait trop long d’énumérer la succession de toutes les Eglises, nous prendrons la très grande et très ancienne Eglise, connue de tous, l’Eglise fondée et établie à Rome par deux très glorieux apôtres Pierre et Paul… Toute Eglise – c’est-à-dire les fidèles qui viennent de partout – doit nécessairement être en accord avec cette Eglise, dans laquelle la Tradition qui vient des apôtres a toujours été conservée pour tous les hommes, en raison de son origine parfaite (propter potentiorem principalitatem) » (1).
C’est dans cet état d’esprit que je m’apprête, non sans crainte et appréhension, à présenter mes réflexions sur le thème vital de la parole de Dieu, en présence du successeur de Pierre, évêque de l’Eglise de Rome.
1. La prédication dans la vie de Jésus
Après le récit du baptême de Jésus, l’évangéliste Marc poursuit sa narration en disant : « Jésus vint en Galilée, proclamant l’Evangile de Dieu et disant : ‘Le temps est accompli et le Royaume de Dieu est tout proche : repentez-vous et croyez à l’Evangile’ » (Mc 1, 14 s.). Matthieu écrit plus brièvement : « Dès lors Jésus se mit à prêcher et à dire : ‘Repentez-vous, car le Royaume des Cieux est tout proche’ » (Mt 4, 17). C’est par ces paroles que commence l’ « Evangile », dans le sens de bonne nouvelle « de » Jésus – c’est-à-dire apportée par Jésus et dont Jésus est le sujet – différente de la bonne nouvelle « sur » Jésus de la prédication apostolique qui a suivi, dans laquelle Jésus est l’objet.
Il s’agit d’un événement qui occupe une place bien précise dans le temps et dans l’espace : il se produit « en Galilée », « après que Jean eut été livré ». Le verbe utilisé par les évangélistes « se mit à prêcher » indique clairement qu’il s’agit d’un « commencement », d’une chose nouvelle non seulement dans la vie de Jésus, mais dans l’histoire même du salut. Voici comment la Lettre aux Hébreux décrit cette nouveauté : « Après avoir, à maintes reprises et sous maintes formes, parlé jadis aux Pères par les prophètes, Dieu, en ces jours qui sont les derniers, nous a parlé par le Fils » (He 1, 1-2).
C’est le commencement d’un temps particulier de salut, d’un kairos nouveau, qui s’étend sur deux ans et demi environ (de l’automne de l’an 27 jusqu’au printemps de l’an 30 ap. J.C.).
Jésus attribuait une telle importance à cette activité, qu’il déclara avoir été envoyé par le Père et consacré par l’onction de l’Esprit, précisément pour cela, « pour porter la bonne nouvelle aux pauvres » (Lc 4, 18). Un jour, alors que des personnes cherchaient à le retenir, il invita les apôtres à partir en leur disant : « Allons ailleurs, dans les bourgs voisins, afin que j’y prêche aussi, car c’est pour cela que je suis sorti » (Mc 1, 38).
La prédication fait partie de ceux que l’on appelle les « mystères de la vie du Christ », et c’est ainsi que nous l’abordons. Le terme « mystère » indique dans ce contexte, un événement de la vie de Jésus porteur d’une signification salvifique, qui est célébré en tant que tel par l’Eglise, dans sa liturgie (2). S’il n’existe pas de fête liturgique spécifique de la prédication de Jésus, c’est parce que celle-ci est rappelée dans chaque liturgie de l’Eglise. La « liturgie de la parole » au cours de la messe, n’est autre que l’actualisation liturgique du Jésus qui prêche. Un texte du Concile Vatican II déclare que le Christ « est là présent dans sa parole, car c’est lui qui parle tandis qu’on lit dans l’Église les Saintes Écritures » (3).
De même que, dans l’histoire, après avoir prêché le royaume de Dieu, Jésus se rendit à Jérusalem pour s’offrir en sacrifice au Père, dans la liturgie, après avoir une nouvelle fois proclamé sa parole, Jésus renouvelle l’offrande de lui-même au Père à travers l’action eucharistique. Lorsque, à la fin de la préface, nous disons : « Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur : Hosanna au plus haut des cieux », nous revenons en pensée au moment où Jésus entra dans Jérusalem pour y célébrer sa Pâques ; là, finit le temps de la prédication et commence le temps de la passion.
La prédication de Jésus est donc un « mystère » car elle ne contient pas seulement la révélation d’une doctrine, mais elle explique le mystère même de la personne du Christ ; elle est essentielle pour comprendre aussi bien ce qui précède – le mystère de l’incarnation -, que ce qui suit – le mystère pascal. Sans la parole de Jésus, ce seraient des événements muets. Jean-Paul II a eu une heureuse intuition lorsqu’il a inséré la prédication du royaume parmi les « mystères lumineux » ajoutés aux mystères joyeux, douloureux et glorieux du rosaire, à côté du baptême du Christ, des noces de Cana, de la transfiguration et de l’institution de l’Eucharistie.
2. La prédication du Christ se poursuit dans l’Eglise
L’auteur de la Lettre aux Hébreux écrivait longtemps après la mort de Jésus, et donc longtemps après que Jésus ait cessé de parler ; et pourtant il dit que Dieu nous a parlé par le Fils « en ces jours qui sont les derniers ». Il considère par conséquent les jours durant lesquels il vit comme faisant partie des « jours de Jésus ». Par conséquent, un peu plus loin, citant la parole du psaume : « Aujourd’hui, si vous entendez sa voix, n’endurcissez pas vos cœurs », il l’applique aux chrétiens en disant : « Prenez garde, frères, qu’il n’y ait peut-être en quelqu’un d’entre vous un cœur mauvais, assez incrédule pour se détacher du Dieu vivant. Mais encouragez-vous mutuellement chaque jour, tant que vaut cet aujourd’hui » (cf. He 3, 7 s.). Dieu parle donc aujourd’hui aussi dans l’Eglise et il parle « par le Fils ». « Dieu – lit-on dans Dei Verbum – qui a parlé
jadis, s’entretient sans arrêt avec l’Epouse de son Fils bien-aimé, et… l’Esprit-Saint, par qui la voix vivante de l’Evangile retentit dans l’Eglise et par l’Eglise dans le monde, introduit les croyants dans tout ce qui est vérité, et fait résider chez eux en abondance la parole du Christ » (4).
Mais comment et où pouvons-nous écouter « sa voix » ? La révélation divine est terminée ; d’une certaine manière, il n’y a plus de paroles de Dieu. Et voici que nous découvrons une autre affinité entre Parole et Eucharistie. L’Eucharistie est présente dans toute l’histoire du salut : dans l’Ancien Testament, comme figure (l’agneau pascal, le sacrifice de Melchisédech, la manne), dans le Nouveau Testament, comme événement (la mort et la résurrection du Christ), dans l’Eglise, comme sacrement (la messe).
Le sacrifice du Christ est terminé ; il s’est conclu sur la croix. Dans un certain sens, donc, il n’y a plus de sacrifices du Christ ; et pourtant nous savons qu’il y a encore un sacrifice et c’est l’unique sacrifice de la Croix qui est présent et qui agit dans le sacrifice eucharistique ; l’événement se poursuit dans le sacrement, l’histoire dans la liturgie. Une chose analogue se produit avec la parole du Christ : celle-ci a cessé d’être en tant qu’événement, mais elle continue d’exister en tant que sacrement.
Dans la Bible, la parole de Dieu (dabar), souvent sous la forme particulière qu’elle assume chez les prophètes, constitue toujours un événement ; c’est une parole-événement, c’est-à-dire une parole qui crée une situation, qui réalise toujours une chose nouvelle dans l’histoire. L’expression récurrente « la parole de Yahvé fut adressée à… » pourrait être traduite par : « La parole de Yavhé se concrétisa en la personne de… » (Ezéchiel, Aggée, Zacharie, etc.).
Ce type de parole-événement se poursuit jusqu’à Jean Baptiste ; dans Luc on lit en effet : « L’an quinze du principat de Tibère César, …la parole de Dieu fut adressée à (factum est verbum Domini super) Jean, fils de Zacharie, dans le désert » (Lc 3, 1 ss.). Puis cette formule disparaît complètement de la Bible et elle est remplacée par une autre. Ce n’est plus « Factum est verbum Domini », mais : « Verbum caro factum est » : le Verbe s’est fait chair (Jn 1, 14). A présent, l’événement est une personne ! On ne voit nulle part la phrase : « La parole de Dieu fut adressée à Jésus ! », car il est la Parole. Aux réalisations provisoires de la parole de Dieu chez les prophètes succède maintenant la réalisation pleine et définitive.
En nous donnant le Fils – écrit saint Jean de la Croix dans une page célèbre – Dieu nous a tout dit en une seule fois et il n’a plus rien à révéler. N’ayant plus rien à dire, Dieu est devenu, d’une certaine manière, muet (5). Mais il faut bien comprendre : Dieu est devenu muet dans le sens où il ne dit pas de choses nouvelles par rapport à ce qu’il a dit en Jésus, mais pas dans le sens qu’il ne parle plus ; il redit sans cesse ce qu’il a dit une fois en Jésus !
Il n’y a plus de paroles-événement dans l’Eglise ; la parole de Dieu ne descendra plus sur une personne comme elle descendit jadis sur Samuel, sur Jérémie ou sur Jean Baptiste ; mais il y a des paroles-sacrement. Les paroles-sacrement sont les paroles de Dieu qui « se sont réalisées » une fois pour toutes et qui ont été consignées dans la Bible, qui redeviennent « réalité active » chaque fois que l’Eglise les proclame avec autorité et que l’Esprit qui les a inspirées les rallume dans le cœur de ceux qui les écoutent. « …c’est de mon bien qu’il recevra et il vous le dévoilera », dit Jésus de l’esprit Saint (Jn 16, 14).
3. La parole, sacrement que l’on entend
Quand on parle de la Parole en tant que « sacrement », on prend ce terme non pas au sens technique et strict des « sept sacrements », mais au sens plus large où l’on parle du Christ comme du « sacrement primordial du Père » et de l’Eglise comme du « sacrement universel de salut » (6). En se basant sur la définition que saint Augustin donne du sacrement : « une parole que l’on voit » (verbum visibile) (7), on a l’habitude de définir, par opposition, la parole, comme « un sacrement que l’on entend » (sacramentum audibile).
Dans tout sacrement on distingue un signe visible et la réalité invisible qui est la grâce. La parole que nous lisons dans la Bible n’est, en soi, qu’un signe matériel (comme l’eau et le pain), un ensemble de syllabes mortes, tout au plus une parole du vocabulaire humain comme les autres ; mais grâce à l’intervention de la foi et l’illumination de l’Esprit Saint, à travers ce signe, nous entrons mystérieusement en contact avec la vérité et la volonté vivantes de Dieu, et nous écoutons la voix même du Christ.
« Le corps de Jésus Christ, écrit Bossuet, n’est pas plus réellement dans le sacrement adorable que la vérité de Jésus Christ est dans la prédication évangélique. Dans le mystère de l’Eucharistie, les espèces que vous voyez sont des signes, mais ce qui est contenu en elles est le corps même du Christ ; dans les Saintes Ecritures, les paroles que vous écoutez sont des signes, mais la pensée qu’elles vous transmettent est la vérité même du Fils de Dieu ».
La sacramentalité de la parole de Dieu se révèle dans le fait que parfois celle-ci agit manifestement au-delà de la compréhension de la personne, qui peut être limitée et imparfaite, elle agit presque par elle-même, ex opere operato, comme on dit en théologie.
Quand le prophète Elisée dit à Naaman le Syrien, qui était venu le voir pour être guéri de la lèpre, de se laver sept fois dans le Jourdain, celui-ci répondit, indigné : « Est-ce que les fleuves de Damas, l’Abana et le Parpar, ne valent pas mieux que toutes les eaux d’Israël ? Ne pourrais-je pas m’y baigner pour être purifié ? » (2 R 5, 12). Naaman avait raison : les fleuves de Syrie étaient sans aucun doute meilleurs et plus riches en eau ; et pourtant, il fut guéri en se baignant dans le Jourdain et sa peau devint comme celle d’un jeune homme, ce qui ne se serait jamais produit s’il s’était baigné dans les grands fleuves de son pays.
Ainsi en est-il de la parole de Dieu contenue dans les Ecritures. Parmi les nations, et même dans l’Eglise, il y a eu et il y aura des livres meilleurs que certains livres de la Bible, plus raffinés sur le plan littéraire et plus édifiants sur le plan religieux (il suffit de penser à L’imitation de Jésus Christ), et pourtant aucun de ces livres n’agit comme agit le plus modeste des livres inspirés. Dans la parole des Ecritures, il y a quelque chose qui agit au-delà de toute explication humaine ; il existe une disproportion évidente entre le signe et la réalité qu’il produit, qui fait précisément penser à la manière d’agir des sacrements.
Les « eaux d’Israël », qui sont les Ecritures inspirées par Dieu, continuent aujourd’hui de guérir de la lèpre du péché. A la fin de la lecture de l’Evangile, au cours de la messe, l’Eglise invite le ministre à embrasser le livre et à dire : « Que cet Evangile efface nos péchés » (per evangelica dicta deleantur nostra delicta). Les Ecritures elles-mêmes attestent du pouvoir de guérison de la parole de Dieu : « Et de fait, ce n’est ni herbe ni émollient qui leur rendit la santé, mais ta parole, Seigneur, elle qui guérit tout ! » (Sg 16, 12).
L’expérience le confirme. J’ai entendu une personne témoigner lors d’une émission télévisée à laquelle je participais. C’était un homme souffrant d’alcoolisme au dernier degré ; il ne pouvait pas rester plus de deux heures sans boire ; sa famille était au bord du désespoir. Il fut invité, avec sa femme, à une rencontre sur la parole de Dieu au cours de laquelle on lut un
passage des Ecritures. Une phrase le saisit comme du feu et il sentit qu’il était guéri. Par la suite, chaque fois qu’il était tenté de boire, il courrait ouvrir la Bible à cet endroit et par le seul fait de relire les paroles, il sentait la force revenir en lui, jusqu’à ce qu’il fut complètement guéri. Lorsqu’il voulut dire quelle était cette phrase, l’émotion lui fit perdre la voix. C’était la parole du Cantique des Cantiques : « Tes amours sont plus délicieuses que le vin » (Ct 1, 2). Ces paroles toutes simples, qui n’avaient apparemment rien à voir avec son cas, avaient accompli le miracle. On lit un épisode analogue dans « Récits d’un pèlerin russe ». Mais le cas le plus célèbre est celui d’Augustin. En lisant les paroles de saint Paul aux Romains 13, 11 ss. « Laissons là les œuvres de ténèbres… Comme il sied en plein jour, conduisons-nous avec dignité : …pas de luxure ni de débauche », il sentit « une lumière de sérénité » lui envahir le cœur et comprit qu’il était guéri de l’esclavage de la chair (8).
4. La liturgie de la parole
Il y a un domaine et un moment dans la vie de l’Eglise où Jésus parle aujourd’hui de manière plus solennelle et plus sûre : la liturgie de la parole au cours de la messe. Dans les premiers temps de l’Eglise, la liturgie de la parole était séparée de la liturgie eucharistique. Les disciples, lit-on dans les Actes des Apôtres, « jour après jour, d’un seul cœur, fréquentaient assidûment le Temple » où ils écoutaient la lecture de la Bible, récitaient les psaumes et les prières avec les autres juifs ; faisaient ce qui se fait lors de la liturgie de la parole ; puis se réunissaient à part, dans leurs maisons, pour « rompre le pain », c’est-à-dire pour célébrer l’Eucharistie (cf. Ac 2, 43).
Très vite cependant, cette pratique devint impossible aussi bien à cause de l’hostilité de la communauté juive à leur égard, que parce que les Ecritures avaient désormais acquis un sens nouveau, entièrement orienté vers le Christ. C’est ainsi que l’écoute des Ecritures fut également transférée du temple et de la synagogue aux lieux de culte chrétiens, devenant l’actuelle liturgie de la parole qui précède la prière eucharistique.
Au IIe siècle, saint Justin fait une description de la célébration eucharistique dans laquelle sont désormais présents tous les éléments essentiels de la future messe. Non seulement la liturgie de la parole en est une partie intégrante mais aux lectures de l’Ancien Testament ont désormais été ajoutées celles que le saint appelle « les mémoires des apôtres », c’est-à-dire les Evangiles et les Lettres, c’est-à-dire le Nouveau Testament.
Ecoutées au cours de la liturgie, les lectures bibliques acquièrent un sens nouveau et plus fort que lorsqu’elles sont lues dans d’autres contextes. Elles n’ont pas tant le but de mieux connaître la Bible comme lorsqu’on la lit à la maison ou dans une école biblique, mais celui de reconnaître celui qui est présent dans l’action de rompre le pain, et d’éclairer chaque fois un aspect particulier du mystère qu’ils s’apprêtent à vivre. Cela apparaît de manière programmatique dans l’épisode des deux disciples d’Emmaüs : c’est en écoutant l’explication des Ecritures que le cœur des disciples commença à s’ouvrir, si bien qu’ils furent capables de le reconnaître au moment où il rompait le pain.
Un exemple parmi tant d’autres : les lectures du XXIXe dimanche du temps ordinaire du cycle B. La première lecture est un passage sur le serviteur souffrant qui prend sur lui les fautes du peuple (Is 53, 2-11) ; la deuxième lecture parle du Christ grand prêtre éprouvé en tout comme nous, excepté le péché ; le passage de l’Evangile parle du Fils de l’homme venu donner sa vie en rançon pour une multitude. Ensemble, ces trois passages soulignent un aspect fondamental du mystère que l’on s’apprête à célébrer et à recevoir dans la liturgie eucharistique.
Au cours de la messe, les paroles et les épisodes de la Bible ne sont pas seulement racontés, mais revécus ; la mémoire devient réalité et présence. Ce qui se produisit « alors », se produit « maintenant », « aujourd’hui » (hodie) comme aime à le dire la liturgie. Nous ne sommes pas seulement des auditeurs de la parole, mais des interlocuteurs et des acteurs dans cette parole. C’est à nous, ici présents, que la parole est adressée ; nous sommes appelés à prendre la place des personnages évoqués.
Ici encore, quelques exemples nous aideront à comprendre. Dans la première lecture, on lit l’épisode de Dieu qui parle à Moïse depuis le buisson ardent : au cours de la messe, nous sommes là, devant le vrai buisson ardent… On lit qu’Isaïe reçoit sur ses lèvres le vrai charbon ardent qui le purifie pour la mission : nous sommes prêts à recevoir sur nos lèvres la vrai charbon ardent,, celui qui a apporté le feu sur la terre… Ezéchiel est invité à manger le rouleau des oracles prophétiques et nous nous apprêtons à manger celui qui est la parole même faite chair et pain…
Les choses deviennent plus claires encore si nous passons de l’Ancien au Nouveau Testament, de la première lecture au passage de l’Evangile. La femme qui souffrait d’hémorragies est certaine d’être guérie si elle réussit à toucher un pan du manteau de Jésus : que dire de nous qui sommes sur le point de toucher bien plus que le pan de son manteau ? Un jour j’écoutais l’épisode de Zachée, dans l’Evangile, et je fus frappé de voir combien il était « actuel ». J’étais Zachée, c’était moi ; les paroles m’étaient adressées à moi : « Il me faut aujourd’hui demeurer chez toi » ; c’était de moi que l’on pouvait dire : « Il est allé loger chez un homme pécheur ! » et c’était à moi, après l’avoir reçu dans la communion que Jésus disait : « Aujourd’hui le salut est arrivé pour cette maison ».
C’est ce qui se passe pour chaque épisode de l’Evangile. Comment ne pas s’identifier au cours de la messe, au paralytique auquel Jésus dit : « Mon enfant, tes péchés sont remis » puis « lève-toi… et va-t’en chez toi », avec Siméon qui serre l’Enfant Jésus dans ses bras, avec Thomas qui touche ses plaies en tremblant ? Dans la célébration des jours de la semaine, l’Evangile d’aujourd’hui, vendredi de la deuxième semaine de carême, est la parabole des vignerons homicides (Mt 21, 33-45) : « Finalement il leur envoya son fils, en se disant : Ils respecteront mon fils ! » Je me souviens de l’effet qu’eut cette parole sur moi un jour où je l’écoutais de manière plutôt distraite. Ce même Fils allait m’être donné dans la communion : étais-je préparé à le recevoir avec le respect que le Père du ciel attendait ?
Non seulement les faits, mais aussi les paroles écoutées pendant la messe acquièrent un sens nouveau et plus fort. Un jour d’été, alors que je célébrais la messe dans un petit monastère de clôture, le passage de l’Evangile était Matthieu 12. Je n’oublierai jamais l’effet de ces paroles de Jésus sur moi : « Et il y a ici plus que Jonas… Et il y a ici plus que Salomon ! » C’était comme si je les entendais pour la première fois. Je comprenais que ces deux adverbes « maintenant » et « ici » [ndlr : Dans la traduction française de ce passage, seul l’adverbe « ici » a été traduit, l’italien dit en revanche : « Maintenant et ici… »] signifiaient vraiment maintenant et ici, c’est-à-dire à ce moment et en ce lieu, pas seulement au temps où Jésus était sur terre, il y a plusieurs siècles. Depuis ce jour, ces paroles me sont devenues chères et familières d’une manière nouvelle. Souvent, pendant la messe, au moment où je m’agenouille et me relève après la consécration, je répète en moi-même : « Et il y a ici plus que Jonas… Et il y a ici plus que Salomon ! »
« Vous qui avez l’habitude de prendre part aux
mystères divins, disait Origène aux chrétiens de son époque, quand vous recevez le corps du Seigneur, vous le conservez avec une infinie prudence et vénération, afin que pas même une miette ne tombe, afin que rien ne se perde du don consacré. Vous êtes convaincus, à juste titre, que c’est une faute d’en laisser tomber des fragments par négligence. Si vous êtes aussi prudents pour conserver son corps – et il est juste que vous le soyez – sachez que négliger la parole de Dieu n’est pas une faute moins importante que celle de négliger son corps » (9).
Parmi les nombreuses paroles de Dieu que nous écoutons chaque jour à la messe ou dans la liturgie des heures, il y en a presque toujours une qui nous est adressée en particulier. Elle peut à elle seule remplir notre journée tout entière et illuminer notre prière. Il s’agit de ne pas la laisser tomber dans le vide. Diverses sculptures et bas-reliefs antiques d’Orient présentent le scribe en train de recueillir la voix du souverain qui dicte ou parle : on le voit extrêmement attentif : les jambes écartées, le buste droit, les yeux écarquillés, les oreilles tendues. C’est l’attitude qui est attribuée au Serviteur du Seigneur dans Isaïe : « Il éveille chaque matin, il éveille mon oreille pour que j’écoute comme un disciple » (Is 50, 4). C’est l’attitude que nous devrions avoir quand la parole de Dieu est proclamée.
Accueillons donc, comme si elle nous était adressée, l’exhortation contenue dans le Prologue de la Règle de saint Benoît : « Les yeux ouverts à la lumière divine, écoutons avec des oreilles attentives et pleines d’émerveillement, la voix divine qui chaque jour s’adresse à nous et crie : Aujourd’hui, si vous entendez sa voix, n’endurcissez pas vos cœurs, et encore : Celui qui a des oreilles, qu’il entende ce que l’Esprit dit aux Eglises. (Ps 94, 8 ; Ap 3, 13) (10).
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(1) St Irénée, Adv. Haer. III, 2.
(2) Cf. St Augustin, Lettres, 55, 1,2.
(3) Sacrosanctum concilium 7.
(4) Dei Verbum, 8.
(5) Cf. S. Giovanni della Croce, Salita al monte Carmelo II, 22, 4-5.
(6) Cf. Lumen Gentium, 48.
(7) St Augustin, Traité sur l’Evangile de Jean, 80,3;
(8) St Augustin, Confessions, VIII, 12
(9) Origène, In Exod. hom. XIII, 3.
(10) Regole monastiche d’occidente, Qiqajon, Comunità di Bose, 1989, p. 53.
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Traduit de l’italien par Gisèle Plantec