Chers Amis,
Les circonstances ne me permettent malheureusement pas d’être parmi vous aujourd’hui, mais j’ai souhaité vous adresser un salut amical, à vous qui êtes venus très nombreux, de toute la France et de toute l’Europe, pour fêter un très bel anniversaire et réfléchir ensemble à une grande question d’avenir : « l’Europe, une société à inventer ».
Les Semaines Sociales de France sont une institution, au sens le plus noble et le plus élevé de ce terme, un peu au sens où l’entendait François Mauriac lorsqu’il définissait « instituteur » comme celui qui « institue l’humanité dans l’homme ». Car la mission essentielle de ces rencontres, aujourd’hui centenaires, a toujours été de répondre à une question fondamentale : celle du sens de votre engagement, celle de la responsabilité de l’Homme dans la Cité, à la lumière de la foi qui est la vôtre. Une question profondément humaniste.
Les Semaines Sociales ont aujourd’hui cent ans. C’est l’âge d’une riche expérience. C’est une marque de longévité en même temps que de dynamisme. C’est la meilleure preuve que ces rencontres répondent depuis l’origine à une véritable attente. C’est aussi une belle page d’histoire qu’il appartiendra aux historiens d’éclairer de leurs réflexions, celle de l’apport du catholicisme français dans sa dimension sociale depuis qu’un jour de 1904 deux laïcs, un chef d’entreprise lyonnais, Marius Gonin, et un enseignant lillois, Adéodat Boissard, ont initié ces rencontres en leur donnant leur forme originale, à la fois lieu de débats, lieu de formation et lieu d’élaboration de la pensée.
Bien installées dans le temps, les Semaines Sociales sont également bien installées dans le paysage français, répondant ainsi au renouveau du catholicisme de la fin du XIXème siècle, qui demandait aux laïcs de s’engager et aux prêtres d’aller au devant de leurs contemporains, de leurs interrogations, parfois de leurs inquiétudes. Parties de Lyon en 1904, ces rencontres ont ainsi fait en un siècle un véritable tour de France, s’arrêtant dans trente villes différentes, permettant à un public toujours plus divers et renouvelé de s’associer à ces débats. Elles ont même franchi nos frontières, essaimant en Italie, en Espagne, en Belgique, en Suisse jusqu’à l’Amérique du Nord et l’Amérique du Sud.
Depuis un siècle, les thèmes que vous avez choisi d’aborder ont toujours su refléter les préoccupations de l’actualité dans toutes leurs dimensions : économique, sociale, culturelle, philosophique mais aussi spirituelle et c’est ce qui fait toute l’originalité et toute la richesse des regards croisés que vous portez sur notre société.
Dans un siècle qui a vu des mutations économiques et sociales majeures s’opérer, qui a vu d’immenses progrès techniques s’accomplir, mais qui a vu aussi trop souvent les peuples s’affronter – et avec quelle barbarie – la question du sens de l’action humaine s’est naturellement posée avec acuité.
Aussi avez-vous porté une attention particulière, dès les toutes premières sessions des Semaines Sociales, aux questions économiques, à la relation entre concurrence et solidarité, entre croissance et partage des richesses, éclairés dans vos travaux par des acteurs éminents du monde économique et social issus de vos rangs.
Devant les bouleversements des relations internationales, les affrontements du siècle écoulé et l’émergence d’un monde multipolaire où de nouveaux équilibres sont à créer, vous vous êtes régulièrement intéressés aux questions internationales, à la guerre, à la paix, aux problèmes coloniaux, à ceux du tiers-monde, à la construction de l’Europe.
Pressentant une crise du civisme, vous vous êtes penchés à plusieurs reprises sur les enjeux et les exigences de la démocratie, avec des réflexions très approfondies sur la responsabilité et l’autorité.
Vous avez enfin consacré souvent vos travaux aux questions proprement sociales, à la famille, au travail, qui ont connu bien des mutations au cours de ces décennies, et récemment à la médecine et à la biologie, au moment de la révision des lois de bioéthique – des travaux qui ont eu un retentissement certain.
C’est dire si le champ de vos investigations est vaste. Il embrasse la complexité et la pluralité du monde contemporain.
Aujourd’hui, pour fêter ce centenaire, c’est à Lille que vous avez choisi de vous réunir. C’est un choix qui n’a rien de fortuit. Avec la région lyonnaise, le Nord est l’autre terreau fertile du catholicisme social. Résolument tournée vers l’avenir et capitale européenne de la Culture cette année, Lille ne pouvait mieux convenir au thème auquel vous allez consacrer vos travaux : « l’Europe, une société à inventer ».
Au lendemain de l’élargissement de l’Europe à 25, à la veille du référendum sur la Constitution européenne, la question de l’avenir de l’Europe est en effet au cœur du débat public, sans toutefois que les enjeux soient toujours nettement appréciés.
Pourtant il s’agit bien d’une chance historique. Et les auteurs du projet de Constitution européenne ne s’y sont pas trompés lorsqu’ils ont affirmé, avec une belle audace, que l’Europe était « un espace privilégié de l’espérance humaine ».
Une nouvelle Europe, riche de 435 millions de femmes et d’hommes, construite par une volonté éclairée d’union et de partage, pour que nos pays avancent sur un même chemin de paix et de prospérité, pour que les guerres fratricides qui nous ont si profondément meurtris appartiennent définitivement au passé.
Bien sûr, les défis à relever sont nombreux. Il nous faut convaincre ceux qui s’inquiètent de leur devenir en leur montrant combien l’Europe se construit en respectant l’identité des nations. Il nous faut apprendre à conjuguer nos diversités pour en faire un atout et une source d’enrichissement commun. Il nous faut convaincre l’ensemble de nos concitoyens de la nécessité et de l’urgence de la participation à la vie publique pour que le projet européen soit véritablement porté et partagé par tous. Pour favoriser un haut niveau d’emploi, pour promouvoir le développement durable, pour lutter contre la pauvreté et inventer de nouvelles solidarités à l’échelle de la planète, l’Europe doit se donner les moyens de jouer le rôle de tout premier plan qui l’attend.
Autant de domaines dans lesquels nous devons progresser ensemble. Autant de chantiers auxquels vos travaux apporteront une contribution précieuse.
En mettant toujours la personne humaine au cœur de vos réflexions, vous savez donner un supplément d’âme aux débats qui traversent notre société. C’est pour cela que les Semaines Sociales ont aujourd’hui une riche histoire derrière elles. C’est pour cela aussi qu’elles sont promises à un bel avenir.
Vous savez bien que nul ne peut ignorer le monde, nul ne peut s’en dire innocent. Aussi serez-vous toujours aux avant-postes du combat que nous devons mener pour doter le nouveau monde qui se dessine sous nos yeux d’une conscience et d’une éthique sociales, qui lui donneront sa pleine légitimité et son sens au service de l’Homme.
Dans cette mission exigeante, dictée par le devoir de fraternité inscrit dans les textes fondateurs de notre civilisation, inscrit dans la Déclaration universelle des Droits de l’Homme, je suis heureux de pouvoir compter sur votre rôle de sentinelle et de passeurs d’idées.
Jacques Chirac