Prédication du p. Cantalamessa 2017 © L'Osservatore Romano

Prédication du p. Cantalamessa 2017 © L'Osservatore Romano

Le Christ est-il le centre de mon histoire personnelle?, interroge le p. Cantalamessa (texte complet)

Seconde prédication de l’Avent au Vatican

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« Le constat que Jésus Christ, dans l’usage universel de dater les événements, est reconnu aussi comme le pivot, l’élément charnière du temps, le barycentre de l’histoire » doit être, pour le chrétien, « l’occasion d’un sérieux examen de conscience », déclare le p. Raniero Cantalamessa. « Le Christ est-il aussi le centre de ma vie, de ma petite histoire personnelle ? De mon temps ? », interroge-t-il.
La deuxième méditation du cycle des vendredis de l’Avent – cette année, seulement deux –, prononcée par le p. Raniero Cantalamessa, prédicateur de la Maison pontificale, s’est tenue au Vatican ce vendredi 22 décembre 2017. Elle avait pour thème : « « Jésus-Christ, hier et aujourd’hui, il est le même, il l’est pour l’éternité » (Hébreux 13,8). L’omniprésence du Christ dans le temps. »
« Devant Dieu le meilleur temps de la vie n’est pas celui qui abonde le plus en possibilités et en activités, mais celui qui abonde le plus en Christ car ce temps-là s’inscrit déjà dans l’éternité », conclut le p. Cantalamessa avant d’ajouter : à l’occasion du synode sur les jeunes, « Aidons-les à remplir du Christ leur jeunesse et nous leur aurons alors fait le plus beau des cadeaux ».
La première prédication de l’Avent 2017 du p. Cantalamessa avait eu pour thème : « « Tout est créé par lui et pour lui », Jésus Christ et la création ».
Voici notre traduction intégrale, de l’italien, de la prédication du p. Cantalamessa.
HG
Seconde prédication de l’Avent 2017
« JESUS CRHIST, HIER ET AUJOURD’HUI, EST LE MEME, IL L’EST POUR L’ETERNITE » (Hébreux 13,8)
L’omniprésence du Christ dans le temps

  1. Jésus Christ et le temps

Après avoir médité, la dernière fois, sur la place que la personne du Christ occupe dans le cosmos, nous voulons consacrer cette seconde réflexion à la place que le Christ occupe dans l’histoire humaine ; après sa présence dans l’espace, celle dans le temps.
Pendant la messe de la Nuit de Noël, à la basilique Saint-Pierre, a été rétabli, après le concile, l’ancien chant de la « Kalenda », tirée du martyrologe romain. Dans ce chant, la naissance de Jésus arrive à la fin d’une série de dates qui la situent dans le cours du temps. En voici quelques phrases :
« Des siècles sans nombre après la création du monde […];
le treizième siècle depuis la sortie d’Égypte du peuple d’Israël sous la conduite de Moïse;
environ la millième année depuis le sacre du roi David […];
la cent quatre-vingt-quatorzième Olympiade ;
la sept-cent-cinquante-deuxième année de la fondation de Rome;
la quarante-deuxième année de l’empire de César Octave Auguste;
tout l’univers étant en paix, Jésus-Christ, Dieu éternel et Fils du Père éternel, voulant sanctifier le monde par son miséricordieux avènement, ayant été conçu du Saint Esprit, et neuf mois s’étant écoulés depuis sa conception, naît à Bethléem de Judée, fait homme, de la Vierge Marie. »
Cette façon relative de calculer le temps, en partant d’un commencement et selon divers événements, était destinée à changer radicalement avec la venue du Christ, même si cela n’arrive pas tout de suite ni tout en une fois. Oscar Cullmann, dans sa fameuse étude « Le Christ et le temps », a expliqué de façon claire en quoi consistait ce changement dans la manière humaine de calculer le temps.
Nous ne partons plus d’un point initial (la création du monde, la sortie d’Egypte, la fondation de Rome etc.), en suivant ensuite une numération qui progresse vers un futur illimité. Nous partons désormais d’un point central, la naissance du Christ, et nous calculons le temps qui la précède de manière décroissante vers elle : cinq siècles, quatre siècles, un siècle avant Jésus Christ…, et de manière croissante le temps qui la suit : un siècle, deux siècles ou deux millénaires après le Christ. Dans quelques jours nous célèbrerons le 2017ème anniversaire de cet événement.
Cette manière de calculer le temps, disais-je, ne s’est pas imposée tout de suite ni de la même manière. Avec Denys le Petit, en 525, on commença à calculer les années à partir de la naissance du Christ, au lieu de partir de la fondation de Rome ; mais c’est seulement à partir du XVIIème siècle (semble-t-il avec le théologien Denis Pétau, Petavius en latin) qu’on a commencé à compter le temps aussi avant Jésus Christ, selon les années qui précédèrent sa venue. On arriva ainsi à l’utilisation générale des formules : ante Christum natum (abrégé en av. J.-C. ) et post Christum natum (abrégé en ap. J.-C. ); avant Jésus-Christ, après Jésus-Christ.
Depuis quelques temps, se répand de plus en plus la coutume, surtout dans le monde anglo-saxon et dans les relations internationales, d’éviter cette manière de s’exprimer pour ne pas heurter la sensibilité des personnes appartenant à d’autres religions ou à aucune religion. Au lieu de parler d’« ère chrétienne », ou d’ « année du Seigneur », on préfère alors parler d’« ère courante », ou d’« ère commune » (« Common era »). Le « avant Jésus-Christ » (av. J.-C.) est remplacé par « avant l’ère commune » (en anglais BCE) et le « après Jésus-Christ » par « ère commune » (anglais CE). La mention de la chose change mais pas la substance ; le calcul des années et du temps reste le même qu’auparavant.
Oscar Cullmann a expliqué en quoi consiste la nouveauté de la nouvelle chronologie, introduite par le christianisme. Le temps ne procède pas par cycles qui se répètent, comme c’était le cas dans la pensée philosophique des Grecs et, parmi les modernes, chez Nietzsche, mais avance linéairement. Il part d’un point non-précisé (et en réalité non datable) qui est la création du monde, vers un point également non-précisé et imprévisible qui est la parousie. Jésus Christ est le centre de la ligne, celui vers lequel tout tend avant lui et dont tout dépend après lui [1]. En se définissant « l’Alfa et l’Omega » de l’histoire (Ap 21,6), le Ressuscité assure non seulement qu’il unit en lui le commencement à la fin, mais qu’il est lui-même ce commencement non-précisé et cette fin imprévisible, l’auteur de la création et de la consommation.
Sur le moment, la position d’Oscar Cullmann rencontra une forte réaction hostile de la part des représentants de la théologie dialectique, qui régnait à l’époque : Barth, Bultmann et leurs disciples. Celle-ci tendait à dé-historiciser le Kérygme, en le réduisant à un existentialiste « appel à la décision ». Elle professait, par conséquent, un désintérêt marqué pour le « Jésus de l’histoire » en faveur du soi-disant « Christ de la foi ». Le regain d’intérêt pour « l’histoire du salut » dans la théologie, après le concile, et le retour de flamme pour le Jésus de l’histoire dans l’exégèse (la dite « nouvelle recherche historique sur Jésus »[2]), ont confirmé la validité de l’intuition de Cullmann.
Une conquête de la théologie dialectique est restée intacte : Dieu est totalement autre par rapport au monde, à l’histoire et au temps : entre les deux réalités il y a une « infinie et irréductible différence de qualité ». Quand il s’agit du Christ, il faut toutefois joindre à cette certitude de l’infinie différence, l’affirmation d’une toute aussi « infinie » ressemblance. C’est le noyau même de la définition de Chalcédoine, dont les deux adverbes « inconfuseindivise », sans confusion et sans séparation. On doit dire du Christ, de manière éminente, qu’il est « dans le monde », mais pas « du monde » ; il est dans l’histoire et dans le temps, mais transcende l’histoire et le temps.

  1. Le Christ : figure, événement et sacrement

Cherchons maintenant à donner un contenu plus précis à l’affirmation de l’omniprésence du Christ dans l’histoire et dans le temps. Celle-ci n’est pas une présence abstraite et uniforme. Elle se réalise différemment selon les différentes phases de l’histoire du salut. « Jésus Christ est le même, hier, aujourd’hui et pour l’éternité » (cf. He 13,8), mais il ne l’est pas de la même façon. Il est présent dans l’Ancien Testament comme figure, il est présent dans le Nouveau Testament come événement et il est présent dans le temps de l’Eglise comme sacrement. La figure annonce, anticipe et prépare l’événement, tandis que le sacrement le célèbre, le rend présent, l’actualise et, en un certain sens, le prolonge. A cet égard, la liturgie nous fait dire à Noël : « Hodie Christus natus est, hodie Salvator apparuit » : « Aujourd’hui le Christ est né, aujourd’hui le Sauveur est apparu ».
Saint Paul dit constamment que, dans l’Ancien Testament, tout – événements et personnages – fait référence au Christ ; tout est un « type », une prophétie, ou une « allégorie » de lui. Mais la conviction remonte au Jésus des évangiles qui applique à lui-même tant de paroles et de faits de l’Ancien Testament. Selon Luc, le Ressuscité en route avec deux disciples vers Emmaüs, « partant de Moïse et de tous les Prophètes, leur interpréta, dans toute l’Écriture, ce qui le concernait » (Lc 24, 27). La tradition chrétienne a trouvé de brèves formules pour exprimer cette vérité de foi. Elle dit, par exemple, que la Loi était « pleine » du Christ ; la liturgie de l’Eglise vit pratiquement de cette conviction et lit toute page de l’Ancien Testament par rapport au Christ.
Dire, ensuite, que le Christ est présent dans le Nouveau Testament comme « événement » signifie affirmer le caractère unique des événements historiques concernant la personne de Jésus et en particulier son mystère pascal de mort et de résurrection. L’événement est ce qui se réalise semel, « une fois pour toutes » (He 9, 26-28) et comme tel ne se reproduit plus, car enfermé dans l’espace et dans le temps.
Dire enfin que le Christ est présent dans l’Eglise comme « sacrement », signifie affirmer que le salut qu’il met en œuvre devient actif dans l’histoire à travers les signes qu’il a institués. Le mot « sacrement » doit être compris ici dans un sens plus large qui inclut les sept sacrements, mais aussi la parole de Dieu, et même l’Eglise toute entière comme « sacrement universel de salut ». Grâce aux sacrements, le semel devient quotiescunque, « une seule fois », devient « chaque fois », comme dit Paul à propos de la Cène du Seigneur : « Chaque fois (quotiescunque) que vous mangez ce pain et que vous buvez cette coupe, vous proclamez la mort du Seigneur, jusqu’à ce qu’il vienne » (1 Co 11, 26).
Quand on parle de la présence du Christ dans l’histoire du salut comme figure, comme événement ou comme sacrement, il faut éviter de commettre l’erreur de Joachim de Flore (ou qu’on lui attribue) de diviser toute l’histoire humaine en trois époques : l’époque du Père qui serait l’Ancien Testament, l’ère du Fils qui serait le Nouveau Testament et l’ère du Saint Esprit qui serait le temps de l’Eglise. Cela irait non seulement contre la doctrine de la Trinité (qui agit toujours conjointement dans les oeuvres ad extra), mais également contre la doctrine christologique. L’événement Jésus Christ n’est pas un des trois moments ou des trois phases de l’histoire, mais leur centre, ce vers quoi tend le temps avant lui et qui donne un sens au temps après lui. C’est l’élément charnière qui les unit et les distingue. C’est la vérité  proclamée par la nouvelle chronologie qui divise le temps en un « avant Jésus Christ » et un « après Jésus-Christ »

  1. La rencontre qui change la vie

Maintenant passons comme d’habitude du macrocosme au microcosme, de l’histoire universelle à l’histoire personnelle, c’est-à-dire de la théologie à la vie. Le constat que Jésus Christ, dans l’usage universel de dater les événements, est reconnu aussi comme le pivot, l’élément charnière du temps, le barycentre de l’histoire, ne doit pas être motif d’orgueil et de triomphalisme pour un chrétien, mais l’occasion d’un sérieux examen de conscience. La première question à se poser est simple : Le Christ est-il aussi le centre de mavie, de ma petite histoire personnelle ? De mon temps ? Occupe-t-il une place centrale en théorie ou aussi dans les faits ? Est-ce une vérité vécue ou seulement pensée ?
Dans la vie de la majorité des personnes il y a un événement qui divise la vie en deux, qui crée un avant et un après. Pour les personnes mariées, en général, c’est le mariage. Les époux d’habitude divisent ainsi leur vie: « avant de me marier » et « après m’être marié(e) » ; pour les prêtres c’est l’ordination sacerdotale : avant l’ordination, après l’ordination ; pour les religieux c’est la profession religieuse.
Saint Paul divise lui aussi sa vie en deux parties, mais le tournant n’est ni le mariage ni l’ordination. « J’étais…, j’étais… », écrit-il aux Philippiens – suivi de toute une liste de titres et garanties de sainteté (circoncis, juif, observant de la loi, irrépréhensible) ; mais soudain, tout cela, au lieu de lui apparaître un gain, lui apparaît une perte, quelque chose à jeter aux ordures. Pourquoi ? « A cause de ce bien qui dépasse tout : la connaissance du Christ Jésus, mon Seigneur » (Ph 3, 5 ss). La rencontre éblouissante avec Jésus Christ a créé dans la vie de l’apôtre une sorte d’ « avant Jésus Christ » et après « Jésus Christ » personnel.
Pour nous ce tournant est plus difficile à situer ; tout est fluide, dilué dans le temps et rythmé par ce que l’on appelle les « rites de passages » : baptême, confirmation, mariage, ordination sacerdotale, profession religieuse. Comment faire pour expérimenter nous aussi quelque chose qui ressemble à ce que saint Paul et tant d’autres comme lui ont vécu ?
Heureusement pour nous, un événement de ce genre n’est pas le résultat exclusif des sacrements ; les sacrements peuvent même très bien ne représenter aucun vrai « passage », d’un point de vue existentiel. La rencontre personnelle avec le Christ est un événement qui peut avoir lieu à n’importe quel moment de la vie. A cet égard, l’exhortation apostolique Evangelii gaudium écrit :
« J’invite chaque chrétien, en quelque lieu et situation où il se trouve, à renouveler aujourd’hui même (!) sa rencontre personnelle avec Jésus Christ ou, au moins, à prendre la décision de se laisser rencontrer par lui, de le chercher chaque jour sans cesse. Il n’y a pas de motif pour lequel quelqu’un puisse penser que cette invitation n’est pas pour lui, parce que « personne n’est exclu de la joie que nous apporte le Seigneur » (EG, 3).
Dans une homélie pascale anonyme du IVème siècle, précisément de l’an 387, l’évêque fait une affirmation étonnamment moderne, presque existentialiste ante litteram. Il dit:
« Pour chaque homme, le début de la vie est celui à partir duquel le Christ a été immolé pour lui. Mais le Christ est immolé pour lui au moment où il reconnaît la grâce et devient conscient de la vie que lui a procuré cette immolation »[3].
A l’approche de Noël, nous pouvons appliquer à la naissance du Christ ce que l’auteur dit de sa mort.  « Pour chaque homme, le début de la vie est celui à partir duquel le Christ est né pour lui. Mais le Christ est né pour lui au moment où il reconnaît la grâce et devient conscient de la vie que lui a procurée cette naissance ».
Cette pensée a traversé, peut-on dire, toute l’histoire de la spiritualité chrétienne, passant d’abord par Origène, puis par saint Augustin, saint Bernard, Luther et d’autres: « A quoi me sert-il que le Christ soit né une fois de Marie à Bethléems’il ne naît pas aussi par la foi dans mon âme ? »[4] En ce sens, tout Noël, et celui de cette année aussi, pourrait être le premier vrai Noël de notre vie.
Un philosophe athée a décrit dans une page devenue célèbre le moment où quelqu’un découvre l’existence, des choses ; c’est-à-dire qu’il découvre que les choses existent dans la réalité et pas seulement dans la pensée.
« J’étais tout à l’heure – écrit-il – au jardin public. La racine du marronnier s’enfonçait dans la terre, juste au-dessous de mon banc. Je ne me rappelais plus que c’était une racine. Les mots s’étaient évanouis et, avec eux, la signification des choses, leurs modes d’emploi, les faibles repères que les hommes ont tracés à leur surface […]. Et puis j’ai eu cette illumination. Ça m’a coupé le souffle. Jamais, avant ces derniers jours, je n’avais pressenti ce que voulait dire « exister ». J’étais comme les autres, comme ceux qui se promènent au bord de la mer dans leurs habits de printemps. Je disais comme eux « la mer est verte ; ce point blanc là-haut, c’est une mouette », mais je ne sentais pas que ça existait, que la mouette était une « mouette-existante » ; à l’ordinaire, l’existence se cache. Elle est là, autour de nous, en nous, elle est nous, on ne peut pas dire deux mots sans parler d’elle et, finalement, on ne la touche pas […].Et puis voilà: tout d’un coup, c’était là, c’était clair comme le jour: l’existence s’était soudain dévoilée »[5].
Quelque chose d’analogue se produit quand quelqu’un qui a prononcé le nom de Jésus un nombre infini de fois, qui connaît presque tout sur lui, qui a célébré d’innombrables messes, découvre un jour que Jésus n’est pas seulement une mémoire du passé, aussi liturgique et sacramentelle soit-elle, n’est pas un ensemble de doctrines, de dogmes, un objet d’étude ; n’est pas, somme toute, un personnage, mais une personne vivante et existante, même si elle est invisible à nos yeux. Voilà, le Christ est né en lui ; un saut de qualité a eu lieu dans sa relation avec lui.
C’est ce que les grands convertis ont expérimenté, au moment où, pour une rencontre, une parole, une illumination d’en haut, une grande lumière s’est allumée en eux, ils ont eu le « souffle coupé » eux aussi et se sont exclamés : « Mais alors Dieu existe ! Tout est vrai ! » C’est arrivé, par exemple, à Paul Claudel qui, le jour de Noël, en 1886, entra par curiosité dans la cathédrale de Notre-Dame à Paris et, en entendant le chant du Magnificat, eut « le sentiment déchirant de l’éternelle enfance de Dieu » et s’exclama : « Oui, c’est vrai, Dieu existe, Il est là. C’est quelqu’un, c’est un être aussi personnel que moi ! Il m’aime, il m’appelle ». « En un instant, écrit-il plus tard, mon cœur fut touché et je devint croyant. »[6]
Mais faisons un pas de plus.  Jésus Christ, nous l’avons vu, n’est pas seulement le centre, ou le barycentre, de l’histoire humaine, celui qui, avec sa venue, crée un avant et un après dans le cours du temps ; c’est aussi celui qui remplit tout instant de ce temps ; il est « la plénitude », le Plérôme (Col 1,19), en ce sens aussi qu’il remplit activement l’histoire du salut ; d’abord comme figure, puis comme événement et enfin comme sacrement.
Que signifie tout cela, rapporté sur le plan personnel ? Cela signifie que Jésus Christ doit remplir aussi mon temps. « Remplir de Jésus le plus d’instants possibles de ma propre vie » : ce programme n’est pas impossible. Il ne s’agit pas, en effet, d’être tout le temps en train de penser à Jésus, mais de « s’apercevoir » de sa présence, de s’abandonner à sa volonté, de lui dire rapidement « Je t’aime ! », à chaque fois que nous avons l’occasion (ou mieux l’inspiration !) de rentrer en nous-mêmes.
La technique moderne nous offre une image qui peut nous aider à comprendre de quoi il s’agit : la connexion à internet. Pour avoir voyagé et être resté longtemps loin de chez moi, j’ai moi-même fait l’expérience de ce que veut dire chercher longtemps avant de réussir à avoir la connexion, avec ou sans fil. Tout à coup, voilà qu’au moment où je m’apprête à abandonner, apparaît sur l’écran l’image libératrice de Google. Si auparavant je me sentais coupé du monde, sans pouvoir recevoir le courrier, chercher une information, communiquer avec ceux de la communauté, voilà que le monde entier s’ouvrait maintenant devant moi. Je suis connecté.
Mais qu’est-ce cette connexion par rapport à celle qui se réalise quand quelqu’un se « connecte » avec la foi en Jésus Ressuscité et vivant ? Dans le premier cas, s’ouvre devant toi le pauvre et tragique monde des hommes ; ici le monde de Dieu s’ouvre devant toi, parce que le Christ est la porte, il est le chemin qui conduit à la Trinité et à l’infini.
La réflexion sur « le Christ et le temps » que nous avons cherché à faire peut opérer une guérison intérieure importante pour la majorité d’entre nous : la guérison du regret stérile de l’ « heureuse jeunesse », la libération de cette mentalité enracinée qui porte à ne voir dans la vieillesse que défaite et maladie, et non aussi une grâce. Devant Dieu le meilleur temps de la vie n’est pas celui qui abonde le plus en possibilités et en activités, mais celui qui abonde le plus en Christ car ce temps-là s’inscrit déjà dans l’éternité.
L’an prochain, les jeunes seront au centre de l’attention de l’Eglise avec le synode sur « les jeunes et la foi » qui préparera les Journées mondiales de la jeunesse. Aidons-les à remplir du Christ leur jeunesse et nous leur aurons alors fait le plus beau des cadeaux. Terminons en rappelant les paroles par lesquelles l’entrée de l’éternel dans le temps est proclamée pendant la nuit de Noël, avec la simplicité typique du « sublime »:
« La quarante-deuxième année de l’empire de César Octave Auguste;
tout l’univers étant en paix, Jésus-Christ, Dieu éternel et Fils du Père éternel, naît à Bethléem de Judée, fait homme, de la Vierge Marie ».
En 1308, aux alentours de Noël, mourait la grande mystique sainte Angèle de Foligno. Sur son lit de mort, s’adressant à ses fils spirituels qui étaient autour d’elle, elle dit : « Le Verbe s’est fait chair ! ». Et après un long intervalle, comme si elle revenait d’un autre monde, elle ajouta : Ô toute créature défaille ; l’intelligence des anges ne suffit pas ! ». « En quoi, lui demandèrent-ils, toute créature défaille ? A quoi l’intelligence des anges ne suffit pas ? ». Elle répondit : « A comprendre ! »[7]. Elle avait raison. Le mystère est trop grand pour être compris.
 
Que la Vierge Marie obtienne pour nous la grâce d’accueillir avec joie et stupeur le Verbe qui vient habiter parmi nous.
 
Saint Père, vénérables Pères, frères et sœurs, bon Noël à tous !
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Traduction Française de Zenit, Océane Le Gall
[1] Oscar Cullmann, Christ et le temps
[2] Cf. James D. G. Dunn, A New Perspective on Jesus, Grand Rapids, Michigan 2005; trad. Fra. Changer de perspective sur Jésus, 2011.
[3] Homélie pascale de l’an 387: SCH 36, p. 59 s.
[4] Cf. Origène, Commentaire de l’évangile de Luc 22,3 (SCH 87, p. 302). Angelus Silesius (Il Pellegrino cherubico, I, 6,1) a exprimé cette même pensée dans deux versets audacieux : « Le Christ pourrait naître mille fois à Bethléem / S’il ne naît pas en toi, tu es perdu pour l’éternité. » (« Wird Christus tausendmal zu Bethlehem geborn / und nicht in dir: du bleibst noch ewiglich verlorn »).
[5] Jean-Paul Sartre, La nausée, Milan 1984, p. 193 ss.)
[6] Paul Claudel, “Ma Conversion,” Œuvres en Prose, Paris: Gallimard, 1965, pp. 1009-1010.
[7]  Le livre de la Bienheureuse Angèle de Foligno, Ed. Quaracchi, Grottaferrata, 1985, p. 726.
 

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Raniero Cantalamessa

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