Anne-Marie Pelletier, courtoisie de eglise.catholique.fr

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Chemin de croix au Colisée: la victoire de l'amour, entretien avec Anne-Marie Pelletier

« Il nous faut dire et redire que Jésus n’est pas venu parmi les hommes pour mourir »

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« En écrivant ce Chemin de croix… je n’ai cessé de vouloir laisser se dire la vérité de la victoire qui, déjà, est remportée à travers ‘l’amour jusqu’au bout’ vécu par Jésus en se livrant aux mains des violents que nous sommes », confie Anne-Marie Pelletier à ZENIT.
Dans un entretien accordé un peu moins d’une semaine avant le Chemin de croix du Colisée à Rome – 14 avril 2017, Vendredi Saint – dont elle a préparé les méditations, la bibliste française souligne que les chrétiens doivent être « témoins de la vérité inouïe dissimulée dans l’échec et la mort de Jésus » : « Il nous faut reconnaître et témoigner que, dans ces événements, s’opère (…) une œuvre de puissance et de vie, qui est la victoire même de Dieu sur les puissances de mort ».
Elle évoque aussi le rôle des femmes qui vont « plus loin que les hommes dans leur accompagnement » du Christ : « Obstinées, malgré tout, à servir la vie, même là où celle-ci est vaincue ». Ainsi, pour Anne-Marie Pelletier, première femme à écrire les méditations du Colisée, « il y a tout de même quelques bonnes raisons pour que l’Eglise (…) ait l’idée de confier à une voix féminine la mémoire ardente des dernières heures de Jésus, jusqu’au moment où il expire sur la croix ».
AK
ZENIT – Le Chemin de Croix du Colisée est diffusé en mondiovision: pour certains, ce peut être une première confrontation avec une tradition chrétienne difficile à comprendre. Qu’est-ce que le Chemin de Croix ? A quelle condition ce n’est pas la mise en scène d’un dolorisme désespérant ?
Anne-Marie Pelletier – De fait, cette célébration du Vendredi saint au Colisée, relayée par les télévisions, offre aux foules du monde la possibilité d’être au contact du cœur de la foi chrétienne : la croix du Christ, « scandale pour les juifs, folie pour les Grecs », comme dit Paul, et cependant dévoilement d’une sagesse de Dieu qui outrepasse toutes nos sagesses humaines. Tous ceux qui, proches ou lointains, croyants ou ignorant tout du Christ, rejoindront en ce soir, par choix ou par hasard, la prière du pape François et de l’Eglise, se retrouveront en présence de cette réalité, dont nous confessons qu’elle touche l’humanité de façon décisive, même si elle demeure encore dans le clair-obscur, en attente de sa manifestation finale.
L’annonce portée par ce Chemin de croix est donc potentiellement à la mesure du monde entier. Mais cela veut dire aussi que, potentiellement, le malentendu peut également être à pareille mesure. Car, enfin, à vue humaine, ce qui se donne à voir dans les heures ultimes de la vie de Jésus, ressemble terriblement à ce que nous appelons « la banalité du mal », à ce quotidien de notre monde rempli de violences, de mensonges, d’êtres humains sans défense persécutés, chassés ou massacrés. Or, reconnaissons-le, s’il s’agit de ne voir en Jésus qu’un innocent de plus livré à la mort, dans la liste innombrable des victimes de l’histoire, la mémoire de sa passion ne peut nous être d’aucun secours. Le gazage des petits enfants de Khan Cheikhoun, ces jours mêmes, suffit amplement à rappeler que la cruauté humaine est un abîme sans fond.
Ainsi donc, il s’agit que nous entrions dans ce Chemin de croix et que nous y attirions les autres, vraiment en chrétiens. C’est-à-dire en témoins de la vérité inouïe dissimulée dans l’échec et la mort de Jésus. Il nous faut reconnaître et témoigner que, dans ces événements, s’opère – ô surprise absolue et bouleversante – une œuvre de puissance et de vie, qui est la victoire même de Dieu sur les puissances de mort à l’œuvre dans notre monde, et qui ont leur racine dans le cœur de chacun.
Pour cela, la grande affaire est donc que nous reconnaissions qui est le condamné défiguré qui expire sur la croix. Que nous reconnaissions comment c’est Dieu même qui, en son Fils, vient habiter nos ténèbres pour nous en faire sortir ! Et cela, d’une manière qui, évidemment, défie tout ce que nous pouvons imaginer de Dieu, de sa puissance, de sa présence à notre histoire. J’aime dire que, à l’heure de la Passion, en Jésus, Dieu est là où il ne devrait pas être. Et même, en allant jusqu’au bout du paradoxe, j’oserais dire qu’il est là où il n’est pas. C’est-à-dire qu’il est au cœur de tout ce qui normalement le contredit et le repousse : nos violences, nos haines, tout ce qui est la défiguration grimaçante de l’homme tel que Dieu l’a créé et le veut.
Mais convenons que le paradoxe est tel que l’on peut évidemment passer son chemin et ne rien percevoir de tout cela. Comme le feront, autour de nous, tant de nos contemporains, qui vont vivre ces jours saints dans une indifférence complète. Comme le firent la plupart de ceux qui croisèrent Jésus sur le chemin du Golgotha. Mais les évangiles témoignent aussi qu’au moment le plus désespéré de ce chemin, les yeux de quelques-uns se sont ouverts sur l’incroyable vérité. Tel le centurion romain confessant devant la mort de Jésus « Celui-là était vraiment Fils de Dieu » (Mt 27,54). Ou juste avant, selon Luc, le condamné qui reconnut mystérieusement, non seulement la justice, mais la royauté de celui qui était crucifié à son côté et s’en remit à lui dans l’espérance (« Souviens-toi de moi quand tu viendras avec ton royaume », Lc 23,42). N’oublions pas non plus comment, c’est la prédication de la croix, et elle seule, qu’invoque Paul quand il rappelle aux Corinthiens comment ils sont entrés dans la foi en Jésus (1 Co 2,2 ). L’histoire chrétienne atteste cette puissance de la croix capable d’introduire ceux qui se tiennent en sa présence au secret de la grâce qu’elle révèle.
Mais il est évidemment essentiel que les chrétiens ne fassent pas écran au message de la croix en enfermant celui-ci dans un dolorisme qui le déforme et le rend inaccessible. Il nous faut dire et redire que Jésus n’est pas venu parmi les hommes pour mourir. Il est venu pour vivre et pour faire circuler dans l’humanité la vie de Dieu, en terrassant le péché qui nous voue à la mort sous toutes les formes qu’elle prend à l’intérieur de nos vies. A cet égard, il nous faut reconnaître que certaines de nos spiritualités ont pu se laisser fasciner de façon bien malsaine par la souffrance. Elles l’ont dangereusement exaltée, comme elles ont pu orchestrer une thématique insupportable en parlant d’une vengeance du Père qui exigerait le sang du Fils. Triste manifestation de ce que nous restons complices du mal, dont nous déclarons être délivrés par le Christ. Troublant problème spirituel… En écrivant ce Chemin de croix, en tout cas, je n’ai cessé de vouloir laisser se dire la vérité de la victoire qui, déjà, est remportée à travers « l’amour jusqu’au bout » vécu par Jésus en se livrant aux mains des violents que nous sommes. Rappelons-nous que l’Évangile de saint Jean parle de « glorification » en parlant de l’Heure de Jésus, cette Heure du « tout est accompli », quand il expire sur la croix (Jn 17).
Récemment, dans une homélie, le pape François invitait à un examen de conscience: comment est-ce que je porte la croix, comme un badge, comme un bijou ? Comment porter la croix ?
Oui, c’est bien sur la manière dont nous rendons témoignage à la croix que le pape François nous a interpellés. Car la croix est le témoignage absolu de la vulnérabilité à laquelle Dieu consent pour nous rejoindre et nous sauver. Or, s’il s’est livré entre les mains des hommes au temps de Caïphe et de Pilate, il continue à se livrer aujourd’hui. Et particulièrement, il s’expose à notre témoignage, et celui-ci est loin d’être toujours ajusté, quand il n’est pas détourné. Nous savons bien en effet que, en terre chrétienne même, on peut s’emparer de la croix, se revendiquer d’elle en l’inscrivant sur les ceinturons des soldats, ou bien en en usant comme d’un badge que l’on porte dans une manifestation. Histoire de s’affirmer dans une identité qui creuse la distance avec l’autre, voire qui l’exclut. Enfin nous savons que l’on peut aussi, dans nos sociétés déchristianisées, folkloriser la croix, en faire un colifichet. Détournement dérisoire, dont nous voyons trop peu qu’il est un acte de dérision tout de même blasphématoire, même si l’intention n’y est pas… Certes, nous le savons – et plus définitivement que jamais depuis la Passion – Dieu supporte tous les blasphèmes que prononcent contre lui les hommes insensés. C’est d’ailleurs dans cette patience qu’il les attend, avec la pensée folle, divine, que leur cœur s’ouvre enfin et que leurs yeux s’illuminent de la vérité qu’ils méprisaient. Mais, chrétiens, nous devons être d’autant plus attentifs à rendre témoignage à la vérité de la croix.
L’Eglise ancienne, par la bouche de saint Irénée, par exemple, a médité l’immense paradoxe de la Croix en l’associant à la parole d’Isaïe : « La puissance est sur ses épaules » (Is 9,5) : « Cette croix, dit-il, sur laquelle il a les bras cloués, marque sa puissance, elle est le signe de son royaume ». Être chrétien, c’est fondamentalement confesser que, par la croix du Christ, le mal est vaincu, la mort est défaite en sa racine, même si aujourd’hui nous demeurons encore pour un temps en régime d’espérance, attendant que cette victoire soit manifestée triomphalement au terme de l’histoire. Être chrétien, c’est, en gardant les yeux fixés sur la croix, résister à tous les défaitismes qui nous feraient penser qu’il y a des situations définitivement sans issue. Que le monde va, inexorablement, vers un engloutissement dans sa propre violence ou les folies de ses nouveaux pouvoirs orgueilleux. Autrement dit, être chrétien, c’est marcher avec le Christ sur son chemin, sans esquiver le Golgotha, dans la confiance imprenable que les maux qui peuvent jalonner nos vies et celle du monde sont connus du Christ, pris en lui dans le don qu’il fait de sa vie. Et qu’ainsi, ils sont ressaisis dans la puissance de sa Résurrection, qui nous délivre déjà de la peur et du désespoir. Tout cela avant que ne vienne le terme que les Ecritures désignent comme « cieux nouveaux et terre nouvelle ».
Voilà, me semble-t-il, comment nous devons être des familiers de la croix. Sans oublier non plus ce que nous enseigne, dans le récit de la Passion, le petit épisode de Simon de Cyrène, le Libyen réquisitionné par les soldats. Rien ne nous dit que cet homme attendait particulièrement « la consolation d’Israël », comme cela était le cas de Marie ou de Siméon. Le plus vraisemblable est qu’il a croisé le chemin de Jésus sans savoir grand-chose du drame qui se jouait en ces heures à Jérusalem. Pourtant il a pris sur ses épaules, pour un bout du chemin, le poids de la croix. Et il nous enseigne comment porter à notre tour la croix, en exerçant la compassion sur laquelle, nous dit le texte de Matthieu 25, les hommes seront jugés pour finir : « J’ai eu faim et vous m’avez donné à manger, j’étais un étranger et vous m’avez accueilli… ». Ainsi, chaque fois que nous portons avec le malheureux un peu de sa croix, nous portons la croix de Jésus et nous contribuons à étendre la victoire de la croix du Christ dans notre monde.
Pour la première fois un pape confie les méditations du Colisée à une laïque, mère de famille… Comment voyez-vous les femmes du Chemin de Croix ?
Les femmes accompagnent ce chemin, aux côtés des hommes. D’une certaine manière elles peinent comme les hommes à entrer dans les pensées de Dieu qui s’accomplissent dans ces événements. Ainsi, les « filles de Jérusalem » sont-elles reprises par Jésus : « Ne pleurez pas sur moi, pleurez plutôt sur vous… » (Lc23,28). Pourtant à cette heure, les femmes iront plus loin que les hommes dans leur accompagnement. Au pied de la croix, on le sait, mis à part Jean, il ne reste que des femmes. Comme souvent, elles sont là silencieusement, fidèlement présentes, là même là où il n’y a plus que ruine et désastre. Obstinées, malgré tout, à servir la vie, même là où celle-ci est vaincue. Des femmes sont là aussi, aux côtés des hommes cette fois, au moment de l’ensevelissement. Puis vient le shabbat qui les immobilise. Pas tout à fait cependant, puisqu’elles préparent les aromates dont elles veulent honorer le corps de Jésus, dès que le jour se lèvera. Même si leur cœur est certainement lourd, ignorant tout de l’infinie surprise qui les attend, elles vont hâter le pas, nous dit l’Évangile, quand le shabbat est passé. Mystérieux empressement, qui fait contraste avec la marche découragée des disciples d’Emmaüs, au soir du même jour, submergés par leur déception. Et c’est ainsi que ce sont des femmes qui, les premières, vont apprendre l’inespéré, l’inimaginable, l’inouï de ce que le Père fait pour le Fils, et qu’il fera désormais pour tous ceux qui seront engendrés, par lui, à la vie filiale.
Tout cela, on le voit, fait qu’il y a tout de même quelques bonnes raisons pour que l’Eglise, dans sa liturgie du Vendredi saint, ait l’idée de confier à une voix féminine la mémoire ardente des dernières heures de Jésus, jusqu’au moment où il expire sur la croix.
Ce Chemin de Croix du Colisée n’est pas une dévotion individuelle, c’est une prière « communautaire » – à Rome, et à l’écoute des média, des millions : qu’est-ce qu’a de particulier cette forme de prière commune des foules ? Quel fruit en attendre ?
Ces fruits sont le secret de Dieu ! Rien de ce qui se passe dans une telle célébration ne relève du marketing… Ce qui est sûr, c’est que la démultiplication qu’opèrent nos outils de transmission médiatique met en lumière la dimension de ce que les chrétiens célèbrent en ces jours. Non pas un événement qui serait l’affaire des seuls disciples du Christ. Mais une Bonne nouvelle, dont le principe est l’expansion jusqu’à tout être humain à qui elle veut faire savoir que sa vie – comme celle de toute l’humanité – est portée par un amour qui a pouvoir sur tout ce qui aujourd’hui a goût de mort. Nul n’est exclu de cette vérité. De cela, les chrétiens doivent être les témoins, en se gardant bien de refermer la main sur ce secret de grâce, fût-ce pour le protéger contre ceux qui le contestent ou voudraient l’attaquer. Rappelons-nous que le récit de la Passion met clairement en scène la complicité de tous – « Juifs et Grecs », pour parler le langage des Ecritures – dans la condamnation de Jésus. C’est ainsi, aussi, que nous est signifié que tous « Juifs et Grecs », hommes et femmes sous tous les cieux, sont les destinataires de l’Évangile de la mort et de la résurrection de Jésus.
Quelle a été votre réaction devant la demande qui venait de « Pierre » ?
Première réaction : « Moi, Seigneur ? », comme Mathieu, dans le tableau du Caravage, quand Jésus pointe le doigt vers lui, se demande s’il a bien compris…  Surprise, donc, et vertige : celui de devoir mettre des mots, mes mots, au nom de l’Eglise, sur une réalité qui a l’ampleur de la création, puisque, dans la Passion, c’est bien d’une re-création qu’il s’agit, lorsque Jésus visite notre vie humaine, jusqu’à la mort, dans la puissance de la vie de Dieu. Et puis, seconde réaction, de joie cette fois, puisque cette tâche signifiait la volonté de « Pierre » qu’une voix de femme soit conviée cette année pour dire, dans la nuit du Colisée, l’éblouissement qui habite le cœur de l’Eglise relayant la foi de saint Jean devant le mystère de l’incarnation et de la rédemption : « Ce que nous avons vu de nos yeux, ce que nous avons contemplé, ce que nos mains ont touché du Verbe de vie…, nous vous l’annonçons… pour que notre joie soit parfaite » (1 Jn 1,1-4).

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Anita Bourdin

Journaliste française accréditée près le Saint-Siège depuis 1995. Rédactrice en chef de fr.zenit.org. Elle a lancé le service français Zenit en janvier 1999. Master en journalisme (Bruxelles). Maîtrise en lettres classiques (Paris). Habilitation au doctorat en théologie biblique (Rome). Correspondante à Rome de Radio Espérance.

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