ROME, Jeudi 14 avril 2011 (ZENIT.org) – Lorsque Gilbert Levine a pris le poste de directeur artistique et chef d’orchestre de la philharmonie de Cracovie en 1987 – à l’ombre du communisme, en pleine guerre froide – il n’imaginait pas un seul instant que sa décision le conduirait un jour à devenir le « Maestro du pape ».
Mais quand, en 1987, le pape Jean-Paul II découvrit ce jeune chef d’orchestre juif américain, une amitié spirituelle se noua, ainsi qu’une collaboration de 17 ans pour le rapprochement des catholiques et des juifs.
Gilbert Levine raconte son expérience dans ses mémoires intitulées « Le Maestro du pape » (Ed. Jossey-Bass).
Dans cet entretien à ZENIT, il évoque son livre et la « leçon » de Jean-Paul II concernant les relations entre juifs et catholiques : après 2000 ans d’incompréhensions et de « terribles difficultés » entre ces deux communautés, la « guérison » est possible, affirme-t-il, elle peut « survenir du jour au lendemain ».La deuxième partie de cette interview, qui sera publiée demain, vendredi 15 avril, relate le « miracle » opéré sur sa belle-mère par l’intercession de Jean-Paul II.
ZENIT: Pourquoi avez-vous écrit ce livre ? En tant qu’ami personnel de Jean-Paul II, vous suscitez sûrement l’envie de millions de gens, catholiques ou non. Mais le livre va bien au-delà de votre bonne fortune personnelle.
G. Levine : Je ne me suis jamais pensé ni vu comme un ami personnel de Jean-Paul II. Dans une interview, le cardinal Dziwisz a évoqué la profonde amitié spirituelle que j’aurais eue avec le pape. Il y a certes eu une certaine amitié qui s’est développée au fil des années, mais le pape avait des amis personnels, notamment son illustre ami, Jerzy Kluger, qu’il avait connu pendant son enfance à Wadowice. Aussi, je ne me définirais pas comme un ami personnel du pape, même si nous avons noué, comme l’a dit le cardinal, une profonde amitié personnelle. Pour moi, il s’est agi de quelque chose d’unique et d’exceptionnel : j’ai voulu en faire le récit et le pape lui-même m’y a encouragé, ainsi que le cardinal Dziwisz.
Cette relation qui s’est développée si profondément pendant tant d’années – 17 ans – reposait sur un fondement spirituel fort. J’ai donné mon premier concert de musique classique – une musique que je n’avais jamais jouée auparavant en public – en 1988. Cela s’est passé dans un cadre très catholique et devant un auditoire entièrement catholique. Puis au cours des années, nous en sommes venus – et particulièrement Jean-Paul II – à considérer la musique comme un moyen de jeter un pont entre catholiques et juifs.
J’ai écrit ce livre parce que, selon moi, ce voyage peut apprendre beaucoup sur notre histoire de catholiques et de juifs, d’enfants d’Abraham, y compris aux musulmans ; mais elle intéressera aussi des enfants ou des adolescents en leur enseignant que « tout est possible lorsque l’âme humaine est ouverte aux autres ». C’est là, selon moi, que se trouve la leçon de ce livre : le pape enseignait. Si nous avons pu développer ensemble cette confiance et cette amitié, c’est que cela est possible à tout le monde.
C’est la leçon, par exemple, à tirer des Journées mondiales de la jeunesse [à Denver] où, devant 500 000 jeunes catholiques, le pape a témoigné publiquement de son affection pour moi. Devant tous ces jeunes, ces évêques présents, ces prêtres venus avec leurs fidèles de toute l’Amérique et de nombreux pays du monde entier, devant de nombreux membres de la Curie, il a témoigné : « Vous savez, j’ai noué cette relation, qui est facile, ouverte, intime, avec ce musicien, qui est juif. Vous aussi, vous pouvez faire la même chose dans vos diocèses ». Je pense que cette leçon est d’une grande puissance. C’est la leçon à tirer de ce livre, du « voyage » que j’ai effectué avec cet homme incroyable.
C’est donc en quelque sorte un regard tourné vers l’avenir, une leçon pour les nouvelles générations à venir…
Absolument. Pour moi, Jean-Paul était un éducateur. A travers moi et à travers les concerts que nous avons donnés, il enseignait au monde que la guérison est possible. Après deux mille ans d’incompréhension, cela ne se fait pas du jour au lendemain. Mais cela peut se faire. Et il croyait de toutes ses forces que ma musique et mon art pouvaient être, comme il le disait, un moyen de s’attaquer à ces maux profonds de l’âme, une manière de nous retrouver sans paroles les uns avec les autres.
Vous relatez une expérience de prière avec le pape. Pouvez-vous nous la décrire ?
Ce fut une expérience stupéfiante. Le Premier ministre israélien Rabin venait d’être assassiné. J’étais censé me rendre au Vatican où je devais rencontrer deux ou trois personnes pour des projets sur lesquels je travaillais. Je suis allé voir Mgr Dziwisz pour l’informer de mon arrivée. Je n’avais pas revu le Saint-Père depuis que le titre de chevalier (chevalier commandeur de l’Ordre Equestre pontifical de saint Grégoire le Grand, ndlr) m’avait été décerné en 1994, et Mgr Dziwisz m’a demandé si je pouvais me rendre à la basilique Saint-Pierre. Je suis resté interloqué : jamais on ne m’avait demandé une chose pareille. On me conduisit dans la chapelle privée du pape où il priait en silence, assis dans un fauteuil, face à un crucifix sur le mur. De ma place, je pouvais l’examiner, voir ses yeux fermés – et non pas levés vers le mur. Il avait souhaité que je prie avec lui, silencieusement. Je fus puissamment entraîné dans sa prière.
On raconte toutes sortes de choses incroyables sur le temps que Jean-Paul II passait à prier, seul, parfois prosterné sur le sol, plongé dans une prière profonde et ce moment fut quelque chose comme cela. Une prière personnelle, incroyable, puissante.
Je défilai toutes les prières juives que je connaissais, puis la prière devint musique et j’imaginai l’adagio de la 9e symphonie de Bruckner, qui est pour moi justement une communication sans paroles entre Bruckner et son Dieu. Puis le pape s’avança pour s’agenouiller sur son prie-Dieu, aidé par Mgr Dziwisz. Il n’eut pas un regard pour moi mais le lien entre nous ne s’est à aucun moment interrompu. Je fus même entraîné encore plus profondément dans sa prière, dans un calme profond. Un silence incroyable se dégageait de cette pièce. Il y avait deux autres prêtres contre le mur, qui m’ont donné l’impression de cesser de respirer. C’était absolument extraordinaire.
Enfin, le pape se leva et vint vers moi, me tendit les mains, prit mes mains dans les siennes et me regarda droit dans les yeux avec une telle puissance que je fermai les yeux. J’étais incapable de le regarder. Et il dit : « Sans lui, peut-il y avoir la paix ? ». Puis il pria, je pense, pour l’âme d’Itzhak Rabin, pour les peuples d’Israël et de Palestine, pour la tragédie de la Terre Sainte due à l’absence de paix là-bas, et c’était tout simplement extraordinaire.
J’ignorais tellement ce qui allait se passer que j’avais apporté une cassette vidéo du Concert donnée pour commémorer la Shoah à lui offrir. Je n’avais aucune idée de ce qui m’attendait. Je ne savais que faire mais cela n’avait aucune importance car j’étais plongé dans sa prière. Puis il se leva et interrompit brusquement sa prière. L’atmosphère changea et il me dit : « J’espère que je ne vous ai pas trop retardé, Maestro, veuillez me pardonner ». Puis il me demanda des nouvelles de mes enfants, ce qu’il faisait toujours, et de ma belle-mère, puis il s’en alla. Ce fut un moment vraiment étonnant.
Sur le chemin du retour, je demandai à une de mes amies : « Avez-vous une idée de l’endroit où j’étais ? ». Depuis 25 ans qu’elle travaillait au Vatican, elle en ignorait jusqu’à l’existence.
Pour finir, j’appelai Mgr Dziwisz en fin de journée et
lui demandai : « Que s’est-il passé ? » et il me répondit : « Ne savez-vous pas, Maestro, que nous prions le même Dieu ? ».
<p> Jean-Paul II avait tout planifié. C’était à vous couper le souffle. Sans compter l’expression des deux prêtres quand ils me virent parmi eux dans cette chapelle privée, dans le Saint des Saints à l’intérieur de St Pierre – ils étaient complètement ahuris.
Il y a eu la musique, puis la prière – au même Dieu…
C’est exact, et cette imbrication de la musique et de la prière, de la musique et de l’esprit. Jean-Paul II m’a toujours donné l’impression d’avoir une tranquillité incroyable, de vivre au fond de lui une profonde union mystique. Car il ne s’agissait plus d’une prière catholique ou d’une prière juive mais de notre dévotion commune à un seul Dieu. Absolument stupéfiant.
Après toutes ces années, que pensez-vous à présent de la remarque audacieuse que vous avez faite lors de votre première rencontre avec le pape Jean-Paul II en 1988 : « Je crois, Votre Sainteté, que c’est vous qui pouvez réaliser le rapprochement de nos deux peuples [juifs et chrétiens] … Je crois que vous avez été envoyé par Dieu précisément pour le faire ». Vous jugez dans votre livre, après réflexion, que cette remarque de dire au Vicaire du Christ « ce à quoi Dieu l’avait prédestiné durant son pontificat » était quelque peu audacieuse.
Je ne sais pas qui a dit cela (rires). Je ne sais pas d’où viennent ces paroles, mais elles étaient nécessaires. Je n’avais pas imaginé lui dire quoique ce soit. On m’avait bien spécifié que je n’aurais rien à dire et que j’aurais simplement droit au traditionnel « baisemain », que le pape me bénirait et que je repartirais avec une jolie image pour mes petits-enfants. […] Au lieu de cela, j’ai été conduit dans sa bibliothèque privée : à l’évidence, Jean-Paul II avait programmé cela, il souhaitait faire ma connaissance et découvrir qui j’étais.
J’ai compris que cette opportunité ne se reproduirait peut-être jamais et que je devais lui dire ce que j’avais dans les profondeurs de mon âme. Je devais le dire et je le croyais profondément parce qu’il venait de Wadowice en Pologne, de ce pays qui avait été témoin du massacre de millions de juifs. Je pensais qu’il était particulièrement bien placé pour le comprendre. Il en avait lui-même été témoin. Il avait souffert sous l’occupation nazie. Des prêtres polonais avaient été massacrés, dont beaucoup de ses amis. Il savait d’expérience ce qu’avait été l’Holocauste, l’observant de l’autre côté des barbelés. J’ai pensé que si quelqu’un pouvait le faire, c’était lui.
J’ai simplement pensé que je devais le dire en tant que gendre de survivants de l’Holocauste qui avait perdu 40 membres de sa famille au cours de cette période effroyable. Ce qui a été incroyable, c’est que le pape n’a rien ajouté. Il a baissé les yeux et il est resté incroyablement pensif, un long moment. J’étais certain de lui avoir dit la chose la plus ridicule qui soit, et qu’il attendait que son secrétaire personnel vienne le délivrer de cet intrus. J’en étais convaincu, car il ne disait pas un mot. Il était plongé dans ses pensées.
Finalement, Jean-Paul II ne m’a pas repoussé, il a peut-être pensé que cet étrange Américain débarqué en Pologne avait peut-être un rôle à jouer. Et cela a été le début de cette amitié spirituelle qui s’est développée au cours des 17 années suivantes. Avec du recul, c’était « bashert », comme on dit en Yiddish, « c’était écrit », mais qui pouvait le savoir ? Qui l’aurait imaginé ?
Jean-Paul II avait une vision étonnamment claire. Connaissez-vous cette photographie où on le voit, debout au sommet d’une montagne en train de contempler les collines de Judée au cours de son voyage en Israël. C’est encore ainsi que je vois Jean-Paul II : comme un visionnaire, une personne qui voit au-delà des vallées et des difficultés, là où se trouve le prochain sommet. Comment un homme et Dieu peuvent-ils se rencontrer de façon aussi puissante ? Et je pense qu’il a vu dans cette folle phrase le début de ce que je ne pouvais pas imaginer et qui était tout sauf la fin de ma relation avec lui.
Propos recueillis par Kathleen Naab