Pieter Bruegel, La Tour de Babel – image d’une société sécularisée © commons.wikimedia.org  

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Gaudium et spes, l’Église en dialogue avec le monde

Quel message Vatican II a-t-il à livrer au monde de ce temps ? (7e partie)

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La vie en société est une dimension constitutive de l’existence humaine. Or, si celle-ci est arrachée à sa source, qui est l’acte trinitaire de la Création, le statut de la personne humaine avec sa dignité inhérente se délite : soit exacerbé par l’égoïsme, il conduit à une sorte de désengagement, soit dégradé par des philosophie athées, il penche vers un collectivisme totalitaire. Cela n’a pas échappé au Concile Vatican II. Dans son commentaire, le père Viot en décrit autant les origines que les évolutions postérieures. 

La Déclaration de 1789

Le nº29 en son début énonce une vérité capitale : l’homme et la femme sont créés à l’image de Dieu. Elle aurait dû mettre fin au malentendu créé par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 24 août 1789 qui, « sous les auspices de l’Etre suprême », fonde l’égalité sur les droits naturels et la différentiation sociale sur l’utilité commune (cf. Art. 1er). Celle-ci avait été condamnée par Pie VI dans le bref Quod Aliquantum du 10 mars 1791. Le texte conciliaire prend bien soin de lier l’égalité entre les hommes à leur origine commune de créatures de Dieu. Ayant façonné l’homme et la femme à son image et les ayant doués d’une âme raisonnable, Dieu leur donne des limites à cette égalité. 

Le texte de 1789 sera accompagné d’une Constitution civile du clergé, non négociée avec le pape. Par elle est fondée une Église gallicane dans laquelle les évêques ne sont plus nommés par le pape. Comme les députés, ils sont élus par tout citoyen payant suffisamment d’impôts pour être électeur. L’autorité suprême dans le pays, et l’Église ne déroge pas à cette règle, est la Nation, et bientôt plus concrètement l’Assemblée qui s’identifiera à la Nation. Et l’article 3 précise que le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la Nation. 

La déclaration des droits de l’homme sans référence à sa création par Dieu, consacrait de nombreux articles à la liberté et à l’égalité des hommes. Cela ne pouvait apparaître au pape que comme une machine de guerre dressée contre l’Église catholique et sa nature hiérarchique demandant l’obéissance à ses fidèles. Et l’on peut comprendre alors pourquoi le pape Pie VI parlait de « cette liberté effrénée qui étouffe complètement la raison, le don le plus précieux que la nature ait fait à l’homme et le seul qui le distingue des animaux. » Il évoquera ensuite les interdits donnés par Dieu à l’homme pour qu’il apprenne à être une créature et à être soumis aux puissances légitimes au lieu de prendre la place de Dieu. Et pour bien montrer qu’il ne s’occupait que de ce qui le regardait, c’est-à-dire l’Église, le Souverain pontife précisera : « Nous n’avons pas pour but, en rappelant ces maximes, de provoquer le rétablissement du régime ancien de la France … nous ne cherchons, vous et moi, nous ne travaillons qu’à préserver de toute atteinte les droits sacrés de l’Église et du Siège apostolique ». 

J’ai voulu rappeler ce contentieux, car il causa des milliers de morts pendant près de dix ans. Et il existait encore, sous des formes proches, dans les pays à régime communiste, au moment où était rédigé ce texte. Ce type de régimes existe toujours ainsi que de prétendus catholiques qui aimeraient prendre des distances avec Rome. Utiliser la question des droits de l’homme et de l’égalité pour justifier de pareilles entreprises serait de mauvaise foi. Le Saint-Siège se trouve à la pointe de la défense des libertés essentielles, en particulier grâce au texte que nous expliquons. 

Le drame de la discrimination

Au §2, le nº29 dit explicitement : « Mais toute forme de discrimination touchant les droits fondamentaux de la personne, qu’elle soit sociale ou culturelle, qu’elle soit fondée sur le sexe, la race, la couleur de la peau, la condition sociale, la langue ou la religion, doit être dépassée et éliminée, comme contraire au dessein de Dieu. » Il vaut la peine de s’arrêter un moment sur cette exigence du Concile, car elle va devenir de plus en plus difficile à appliquer. En 1965, quand ce texte parut, il ne présentait pas de difficultés insurmontables pour la France. Il y avait un certain consensus chez les intellectuels de tout bord pour ne pas cultiver les rancunes du processus de décolonisation, avec une difficulté cependant du côté de l’Algérie. 

En 1965, la guerre n’était terminée que depuis trois ans, comme le dernier attentat de l’OAS contre le général De Gaulle au Petit Clamart (22 août 1962). Mais c’était, grâce au Concile, la grande époque de l’œcuménisme et du dialogue interreligieux, dirigé par des hommes qui avaient vécu la deuxième guerre mondiale. Certains étaient même rescapés des camps de concentration, comme le révérend père Michel Riquet, sj. Il animera longtemps l’amitié judéo-chrétienne et la Fraternité d’Abraham. Et ces dialogues en entraînèrent d’autres, et au risque de surprendre, après certains épisodes violents de mai 1968, il y eut dans les paroisses des échanges tout à fait inattendus. 

L’existence d’un État fort, en la personne de Charles De Gaulle, puis de Georges Pompidou, qui avait à cœur la paix civique et sociale, facilita les choses. Après un temps court d’hésitation, au cours des « événements », l’État avait vite repris sa place et ramené l’ordre. Jamais les différentes communautés religieuses que comportait la France ne s’étaient autant rencontrées. 

Une crédibilité qui s’étiole 

Aujourd’hui, en 2025, c’est la méfiance qui règne et la crédibilité de l’État est fortement entamée. Son Chef, malgré des propos qui ne trompent plus personne, ne s’intéresse guère au fait religieux. Il donne même l’impression de s’en moquer, tant par ses propos que par ses attitudes contradictoires. À cela il faut ajouter une immigration non contrôlée, un communautarisme qui va croissant, comme la montée de la violence dans notre société. Le §4 du nº28 de notre texte exprime ce que devraient être les préoccupations les plus urgentes de l’Église et de l’État, partout en Europe : 

« Que les institutions privées ou publiques s’efforcent de se mettre au service de la dignité et de la destinée humaines. Qu’en même temps, elles luttent activement contre toute forme d’esclavage, social ou politique ; et qu’elles garantissent les droits fondamentaux des hommes sous tout régime politique. Et même s’il faut un temps passablement long pour parvenir au but souhaité, toutes ces institutions humaines doivent peu à peu répondre aux réalités spirituelles qui, de toutes, sont les plus hautes. » 

Je crains fort que la France se trouve parmi les pays où il sera le plus difficile de répondre aux exigences de ces réalités spirituelles susmentionnées. Non seulement pour la France, mais aussi pour d’autres pays, je crains des « explosions », à cause des minorités qui monopolisent l’information et les discussions. 

Le nº30 semble avoir prévu ce qui se passe en ce moment, rien que par son titre, « Nécessité de dépasser une éthique individualiste ». En effet, face aux monopoles que je viens d’évoquer, grande est la tentation du repli sur soi. Des assemblées synodales « trop bien préparées » (orientées par des minorités agissantes) risquent d’amplifier le mal et d’encourager la solitude. Quant à l’ampleur de ce que dénonce notre texte concernant les « subterfuges et fraudes aux justes impôts et aux autres aspects de la dette sociale », on peut craindre des réactions violentes quand les choses seront connues avec exactitude. Ainsi le §1 affirme-t-il : 

« Or, il y a des gens qui, tout en professant des idées, larges et généreuses, continuent à vivre en pratique comme s’ils n’avaient cure des solidarités sociales. Bien plus, dans certains pays, beaucoup font peu de cas des lois et des prescriptions sociales, un grand nombre ne craignent pas de se soustraire par divers subterfuges et fraudes aux juste impôts et aux autres aspects de la dette sociale. » 

Et pourtant il faudra plus que jamais, comme nous y invite le Concile, veiller à maintenir les solidarités sociales. Et pour cela, l’Église devra monter de plusieurs crans la spiritualité de son message, dans le sens exprimé par le cardinal Sarah dans un discours prononcé à Sainte-Anne-d’Auray à la célébration du Grand pardon (en été 2025). 

Responsabilité et participation à la vie publique 

Le nº31 Responsabilité et participation est le complément politique du paragraphe précédent. On retrouve les mises en garde contre les injustices sociales qui peuvent rapidement plonger les peuples dans l’indigence, toujours dégradante de la dignité humaine. Il est donc demandé un effort quant au développement culturel et la formation d’hommes et de femmes à forte personnalité qui s’engagent. Et le Concile de préciser : « car notre temps en a grand besoin ». Si l’on en juge par l’espèce humaine la plus visible, celle qui compose le monde politique, artistique, journalistique (je laisse de côté le monde ecclésiastique pour ne pas être juge et partie), le Concile a été exaucé en 1965 et pendant un certain nombre d’années qui ont suivi. Mais qui pourrait parler de résultats positifs en 2025 ? Qui sont aujourd’hui les hommes et les femmes à forte personnalité dans notre pays et ailleurs dans le monde ? Il y en a certes, mais en nombre très insuffisant. 

Il faut alors relire la fin du §2 de ce passage : « Elle (la liberté humaine) se fortifie en revanche lorsque l’homme accepte les inévitables contraintes de la vie sociale, assume les exigences multiples de la solidarité humaine et s’engage au service de la communauté des hommes ». En 1965, ces choses s’apprenaient dans la vie familiale : la responsabilité sociale et l’engagement pour la patrie. C’est dans cet esprit qu’avait été signé le traité de l’Elysée le 22 janvier 1963 entre le Général De Gaulle et le chancelier allemand, Konrad Adenauer, une coopération d’État à État. Et c’est dans cette optique que la République Fédérale d’Allemagne avait pu reconstituer une armée, la Bundeswehr, le 12 novembre 1955. Ces deux grands dirigeants politiques voulaient travailler à une plus grande Union européenne, qui devait être l’Europe des patries et certainement pas les États unis d’Europe. 

Catholiques pratiquants tous les deux, ils concevaient l’apprentissage préconisé par ces textes conciliaires comme possibles uniquement dans le cadre d’une nation. De même qu’on apprend la sociabilité dans la famille, c’est dans sa patrie qu’on apprend à la perfectionner et appliquer ce qu’écrit le Concile. La fin du §3 le dit : « Il faut toutefois tenir compte des conditions concrètes de chaque peuple et de la nécessaire fermeté des pouvoirs publics… On peut légitimement penser que l’avenir est entre les mains de ceux qui auront su donner aux générations de demain des raisons de vivre et d’espérer ». Or, tant en France qu’en Allemagne, ni De Gaulle, ni Adenauer ne faisaient l’unanimité. 

Si comme le Saint-Siège le souhaitait au travers du Concile, il peut se révéler utile de travailler à l’Union européenne, qui n’a pas voulu reconnaître ses racines chrétiennes, il serait peut-être bon de revenir à l’idée de l’Europe des patries pour essayer de réussir ce que le Concile nous demande, à commencer par reprendre la demande de reconnaissance des racines chrétiennes de l’Europe. 

32 Le Verbe incarné et la solidarité humaine 

L’intérêt de ce nº32, surtout pour les catholiques de ce vingt-et-unième siècle, c’est qu’il place l’Ancien Testament sous le signe du Verbe incarné, et que de ce fait il incite à le connaître. Celui-ci constitue en effet un apprentissage de la Parole faite chair. Mais il est important de discerner que Dieu se présente comme l’unique Dieu de l’humanité et de toute la création avant d’élire un peuple en un homme, Abram ! Tout ce qui entoure la grande « fresque mythologique » de la création biblique est constitué par les premiers chapitres de la Genèse et qui concerne Adam et Ève, la faute originelle, le déluge, la tour de Babel. Cette fresque témoigne d’une révélation par le Verbe au travers de récits l’incarnant dans des événements humains, même s’ils relèvent du mythe. 

J’ai évoqué l’apprentissage du Verbe fait chair parce qu’en réalité cet acte de Dieu commence avec la création de l’humanité : chair qui peut entrer en dialogue avec Dieu, chair qui a la liberté d’obéir ou de désobéir. Et selon la réponse, la liberté peut amener sur elle bénédiction ou malédiction. Mais quand une punition intervient la grâce ne tarde pas à se manifester, montrant ainsi la fidélité de Dieu dans l’amour de ce qu’il a créé. Caïn meurtrier de son frère se verra gratifié d’un signe protecteur, et quand notre texte évoque le livre de l’Exode (Ex 3, 7-12), la révélation du buisson ardent annonçant la délivrance d’Israël de l’esclavage en Égypte et l’alliance du Sinaï, la liberté promise sera encadrée de commandements, paroles de Dieu faites chair dans l’obéissance du peuple élu.

Les évangiles de l’enfance chez saint Matthieu et saint Luc, tout comme le Prologue de l’Évangile selon saint Jean achèvent « l’apprentissage ». Ils annoncent clairement, chacun à leur manière le Verbe fait chair en une personne, Jésus de Nazareth. Sa situation exceptionnelle ne l’a pas éloigné de l’humanité, bien au contraire, il est entré nous dit notre texte « dans le jeu de cette solidarité ». Elle est décrite précédemment pour parler des relations entre Dieu et son peuple. Ici, plusieurs passages de l’Évangile sont évoqués :

« Ce caractère communautaire se parfait et s’achève dans l’œuvre de Jésus-Christ. Car le Verbe incarné en personne a voulu entrer dans le jeu de cette solidarité. Il a pris part aux noces de Cana, il s’est invité chez Zachée, il a mangé avec publicains et les pécheurs. C’est en évoquant les réalités les plus ordinaires de la vie sociale, en se servant des mots et des images de l’existence la plus quotidienne, qu’il a révélé aux hommes l’amour du Père et la magnificence de leur vocation. Il a sanctifié les liens humains, notamment ceux de la famille, source de vie sociale. Il s’est volontairement soumis aux lois de sa patrie. Il a voulu mener la vie même d’un artisan de son temps et de sa région ». (GS nº32, §2) 

Il est intéressant ici de constater que l’Incarnation est présentée dans la logique de la création. La création des hommes est conçue comme « œuvre communautaire » : Jésus la parfait et l’achève. L’Incarnation n’apparaît donc pas comme réponse au seul péché originel. Le Concile n’oublie rien et ne trahit rien, car en d’autres endroits il est beaucoup plus explicite sur la rédemption. Il se fait ici l’écho de la tradition franciscaine que le bienheureux Jean Duns Scot (1266-1308) a représentée. Selon lui, le Verbe se serait fait chair même si le péché originel ne s’était pas produit (1). L’Église n’a jamais censuré cette idée et Benoît XVI pouvait dire de lui lors de l’audience générale du 7 juillet 2010 : 

« Même s’il est conscient qu’en réalité, à cause du péché originel, le Christ nous a rachetés à travers sa Passion, sa Mort et sa Résurrection, Duns Scot réaffirme que l’Incarnation est l’œuvre la plus grande et la plus belle de toute l’histoire du salut, et qu’elle n’est conditionnée par aucun fait contingent, mais qu’elle est l’idée originelle de Dieu d’unir en fin de compte toute la création à lui-même dans la personne et dans la chair du Fils ». 

Est-ce que cela n’illustre pas les paroles du §5 de notre passage sur le jour du couronnement de l’Église ? « Ce jour-là, les hommes, sauvés par la grâce, famille bien aimée de Dieu et du Christ leur frère, rendront à Dieu une gloire parfaite.

(1) Jean Duns Scot, Reportata Parisiensa, sent. III, d.7, 4

 

Gaudium et spes, l’Église en dialogue avec le monde

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P. Michel Viot

Père Michel Viot. Maîtrise en Théologie. Ancien élève de l’Ecole Pratique dès Hautes Études. Sciences religieuses.

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