Alors qu’en ce début de Carême le pape François invite tous les catholiques à cheminer ensemble dans l’espérance, un écho de cette espérance résonne encore dans le bilan que tirait le cardinal Christoph Schönborn à son départ du siège épiscopal de Vienne. Nous publions ci-dessous la traduction de l’homélie qu’il a prononcée lors de sa messe d’action de grâce le 18 janvier 2025 à la cathédrale Saint-Étienne de Vienne.
Première publication le 18 janvier 2025
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Monsieur le Président de la République fédérale d’Autriche, je vous souhaite à nouveau un bon anniversaire, beaucoup de bonheur et de bénédictions.
Avec vous, je salue encore une fois tous ceux qui se joignent à la fête en « présence » ou par l’intermédiaire des médias. Je suis touché et j’ai du mal à croire que vous soyez tous si nombreux à me remercier pour les presque 30 années de mon ministère en tant qu’archevêque de Vienne. Je vous remercie pour la bienveillance dont vous me témoignez ainsi.
Pour ma part, je ne peux dire aujourd’hui qu’un très, très grand MERCI à tous ceux, très nombreux, avec qui j’ai pu travailler durant toutes ces années, que j’ai pu rencontrer et avec qui j’ai tant de liens. Sans cette bonne coopération vécue, je n’aurais jamais pu accomplir mon service, exercer activement ma fonction, dont je vais bientôt prendre congé.
L’adieu ! Je ressens aujourd’hui de manière particulièrement douloureuse le contraste entre la fête joyeuse de l’action de grâce que nous célébrons et le grand adieu que tant de personnes font à l’Église, le plus souvent en silence, dans notre pays ; rien qu’en 2023, elles étaient 85.000 ! Je me demande donc : à quoi ressemble un bilan honnête de mes trois décennies de ministère ? Le nombre de personnes sans confession religieuse augmente aussi rapidement que l’Église catholique se réduit chez nous. D’autres communautés religieuses se développent également, comme l’islam ou les nombreux chrétiens immigrés d’Europe de l’Est et du Moyen-Orient.
Il est déjà assez étrange d’entendre deux tiers des habitants de notre pays souhaiter que l’Autriche reste un pays chrétien. Comment tout cela peut-il s’accorder ? Où va-t-on ? L’Autriche, voire l’Europe entière, prend-elle congé du christianisme ? N’en restera-t-il qu’un certain folklore ? L’Europe des cathédrales deviendra-t-elle un grand musée à ciel ouvert pour les touristes du monde entier ? Après tout, la cathédrale Saint-Étienne est le monument le plus visité d’Autriche. Qu’est-ce que cela signifie ? Qu’est-ce que cela signifie que nous célébrons ici dans la cathédrale Saint-Étienne ? Que signifie le fait que toute l’Autriche, les habitants de ce pays, aient reconstruit la cathédrale après la guerre – malgré la pauvreté générale – en si peu de temps, presque aussi vite que toute la France, pays si laïque, a reconstruit Notre-Dame, si durement touchée par l’incendie ? Qu’est-ce qui se manifeste là en termes d’espoir, de vitalité ?
Je vais tenter de répondre à cette question en deux étapes : tout d’abord en portant un regard reconnaissant sur notre pays, l’Autriche. Dans un deuxième temps, je tenterai d’envisager les sources plus profondes de notre espérance. Je les trouve avant tout dans les paroles de la Bible que nous venons d’entendre.
1) Je voudrais commencer par remercier l’Autriche et par espérer que nous resterons ensemble sur la bonne voie. Je pourrais remercier l’Autriche pour beaucoup de choses ! Je choisirai deux domaines : les réfugiés et la paix religieuse.
Je suis arrivé en Autriche en tant que réfugié à l’automne 1945, alors que j’étais encore un petit enfant. L’Autriche est devenue ma patrie et j’en suis reconnaissant. Je vois avec gratitude comment, année après année, des gens – comme moi à l’époque – trouvent ici la sécurité, du travail et souvent une nouvelle vie. Ils viennent ici en tant qu’étrangers et s’y sentent chez eux. Ils deviennent des Autrichiens et des Autrichiennes. Ils apportent avec eux leurs langues, leurs cultures et leurs religions. Ils enrichissent notre pays, non sans tensions, et contribuent à façonner son avenir. Un regard lucide sur la démographie de l’Autriche et de l’Europe doit nous faire comprendre qu’il n’en sera pas autrement à l’avenir.
La réussite de cette cohabitation entre les habitants et les nouveaux arrivants est décisive pour notre avenir. La migration, avec sa forme dramatique, les flux de réfugiés, détermine la vie d’innombrables personnes. L’Autriche ne fera pas exception à la règle. Remercions Dieu de nous permettre de vivre en paix. Cela ne va pas de soi. Avoir un cœur pour les réfugiés fait partie de l’humanité. Cela peut aussi devenir notre destin.
Je suis reconnaissant qu’il y ait en Autriche une si bonne cohabitation entre les religions. Cela ne va pas non plus de soi. C’est le fruit d’un effort constant de respect et d’estime mutuels. C’est aussi le résultat d’une législation religieuse exceptionnellement bonne. Elle est presque unique en Europe ! Pendant toutes ces années, j’ai œuvré pour la cohabitation de la formation des professeurs de religion de toutes les Églises et communautés religieuses reconnues. Cela réussit étonnamment bien. Pourquoi est-ce important ? Parce que nous en savons beaucoup trop peu les uns sur les autres – sur la religion des autres et malheureusement aussi sur notre propre religion. Nous nous approchons d’un analphabétisme religieux très répandu. Les parents n’ont souvent guère les connaissances élémentaires sur la foi qui a marqué les générations dans notre pays. Comment les enfants doivent-ils apprendre à connaître la foi ? Où va-t-on ? Malgré tout, je suis confiant ! Vous connaissez la parole de Hölderlin : « Là où croît le danger, croît aussi ce qui sauve ».
2) Cela m’amène à la deuxième partie de ma prédication : à la recherche des sources profondes de l’espérance ! Une étude récente menée par l’ORF en collaboration avec la faculté de théologie de l’université de Vienne – je tiens ici à remercier expressément l’ORF pour la diffusion et pour son excellente couverture de la religion en comparaison européenne, fidèle à la mission de service public confiée par le législateur – sur la religion en Autriche a révélé un résultat surprenant et réjouissant à mes yeux : un intérêt religieux nouveau et plus fort chez la jeune génération ! Il n’est pas surprenant de constater que la quête de sens et d’accomplissement est présente dans le cœur de chaque être humain. Découvrir la religion et la foi comme un chemin personnel est toujours possible, surtout dans notre monde apparemment éloigné de la foi. Comment expliquer que, dans la France laïque, 13.000 adultes, jeunes pour la plupart, aient demandé le baptême lors de la dernière fête de Pâques ? L’analphabétisme religieux, même s’il est regrettable, peut aussi être une chance pour une nouvelle recherche de sens et une découverte de la foi.
L’évangile d’aujourd’hui parle d’une telle expérience. Jésus voit Lévi, le fils d’Alphée, assis à la douane et s’adresse à lui : « Lévi se leva et le suivit ». Lorsqu’on me demande ce qu’il adviendra de l’Église, je raconte volontiers cette histoire. Car c’est ainsi que les choses continuent aujourd’hui. C’est ainsi que les choses continueront à l’avenir. Au milieu de la vie, les gens font l’expérience d’une sorte de « Suis-moi ». C’est ce qui s’est passé pour moi en première année de lycée, cela a déterminé ma vie. C’est toujours cet appel. C’est la ressource inépuisable à partir de laquelle la foi se révèle nouvelle et fraîche dans toutes les générations.
Sinon, elle se serait éteinte depuis longtemps, figée dans ses traditions et ses institutions, étouffée ou gelée. S’il est toujours frais et vivant, c’est grâce à celui qui va plus loin aujourd’hui et qui s’adresse aux Lévi, aux Christophe et à tant d’autres : « Suis-moi ».
Une deuxième chose continuera toujours à se produire et à se renouveler. Jésus a conduit Lévi dans une communauté : ses disciples ! « Ils étaient en effet nombreux à le suivre », rapporte Marc. Aujourd’hui encore, ils sont nombreux. Et ils sont aussi différents que l’étaient les premiers à devenir une communauté. Les douze apôtres étaient tout sauf un groupe homogène. Ils venaient de groupes juifs radicalement différents, voire ennemis, et sont devenus une communauté. Au cours des 70 années de ma vie consciente dans l’Église, j’ai fait l’expérience d’un large éventail, de la coexistence passionnante, souvent pleine de tensions, de si grandes différences, y compris dans l’Église en Autriche, dans notre archidiocèse de Vienne. J’ai vécu – peut-être contrairement à d’autres – l’Église comme une grande étendue. Jésus a appelé ses disciples « amis » (Jean 15,15), et c’est ainsi qu’ils sont devenus amis entre eux. C’est ainsi que j’ai eu la chance de vivre l’Église et de l’aimer – malgré et à travers tous les conflits.
L’évangile du publicain Lévi montre une troisième chose : Jésus n’a pas fait de morale. Il aurait pu commencer par faire la leçon à Lévi, lui dire à quel point son métier de collecteur d’impôts détesté est terriblement immoral. Au lieu de cela, il a fait la fête avec lui et ses collègues de travail : « Comment peut-il manger avec des publicains et des pécheurs ? » s’indignent les pharisiens. La réponse de Jésus fait encore aujourd’hui la différence décisive entre moraliser et guérir : « Je ne suis pas venu appeler des justes, mais des pécheurs ». Mon ami Peter Turrini fait dire à un prêtre dans l’une de ses pièces : « Le péché doit à nouveau être nommé, la grâce doit à nouveau être implorée ». Les péchés doivent être nommés ! Ils sont parfois criants : trafic d’êtres humains, abus, destruction de l’environnement, corruption, exploitation, meurtre d’innocents.
Jésus appelle Lévi un pécheur, mais il ne le juge pas : « Moi non plus, je ne te condamne pas ! », dit-il à la femme adultère. Pouvoir nommer le péché sans condamner ni juger, c’est sans doute la source la plus profonde de l’espérance. C’est sans doute ce qui change le plus profondément une vie, la retourne, la rend nouvelle.
Où allons-nous ? Qu’est-ce qui nous attend ? Comment l’Église va-t-elle évoluer ? Dieu a-t-il fait son temps, comme l’indiquait récemment le titre d’une table ronde ? Pourquoi suis-je « irrémédiablement » plein d’espoir, même après 30 ans d’exercice du ministère d’archevêque ? Certainement d’abord parce que j’ai expérimenté et que je vis moi-même que, comme le disait la lecture, la parole de Dieu est vivante : « Aucune créature ne se cache devant lui, mais tout est nu, à nu, devant les yeux de celui à qui nous devons rendre compte ». Devant Dieu et sa Parole, je ne peux ni ne dois me cacher. Je dois rendre compte à Dieu de mon service. Mes efforts et mes erreurs, mes péchés qu’Il connaît et mes efforts sont exposés devant Lui. Mais je n’ai pas à craindre Dieu : « Nous avons bien Jésus, le souverain sacrificateur, qui peut compatir à nos faiblesses ».
La compassion est ce qui rend une société humaine. L’absence de compassion empoisonne la société et nous-mêmes. J’aime le mot d’André Heller, qui a parlé de la « langue maternelle mondiale de la compassion ». Tous les êtres humains la comprennent. Elle n’a pas besoin d’être apprise. Elle donne confiance et assurance. Elle nous fait prendre conscience que nous sommes une famille humaine, que nous dépendons tous les uns des autres, que nous avons besoin les uns des autres : ne nous laissons pas diviser, malgré toutes les différences et tous les conflits. Jésus le dit très simplement : « Aimez-vous les uns les autres ».
Je vous remercie tous de la bienveillance dont vous faites preuve à mon égard. Mon souhait le plus cher : que cette bienveillance mutuelle ne se perde jamais, même si nous avons des conflits entre nous. Les Italiens disent, lorsqu’ils s’expriment mutuellement leur amour : « Ti voglio bene ! » – « Je te veux du bien ! Se donner de la bienveillance mutuelle…
Sœurs et frères ! S’il est vrai que Dieu est amour, alors il ne peut être que bienveillance, une bienveillance sans limite. Mais alors, vous me demanderez – et je me demanderai moi-même : Pourquoi y a-t-il tant de détresse, de souffrance et de haine dans le monde ? Où est Dieu dans tout cela ? Il est dans la bienveillance que nous nous accordons les uns aux autres ! Ti voglio bene ! Amen.