Première publication le 6 janvier 2025 par l’AED
Dans « Le voyage interdit », Anne-Isabelle Tollet, grande reporter et spécialiste des républiques islamiques, se lance en octobre 2023 dans un pari risqué : prendre le pouls du peuple iranien en se faisant passer pour une touriste, alors que la répression d’État bat son plein, en particulier contre le mouvement « Femmes, Vie, Liberté » qui fait trembler le régime des mollahs. Elle revient sur cette infiltration dans cette théocratie au bord de la guerre civile.

La relation de la jeunesse iranienne avec la religion, en particulier l’islam chiite imposé par l’État, est marquée par un profond fossé entre tradition et modernité. Depuis la révolution de 1979, l’islam chiite duodécimain est non seulement la religion d’État en Iran, mais aussi le fondement du régime politique. Le clergé chiite, avec à sa tête l’ayatollah Khamenei, impose des lois strictes qui gouvernent la vie quotidienne, comme l’obligation du hijab pour les femmes et la censure de certaines formes d’expressions culturelles, dont la musique et le cinéma. Ces interdictions engendrent une répression implacable, où la moindre transgression est passible de la peine de mort. Le port du voile obligatoire, symbole de soumission, devient un acte de résistance lorsqu’il est refusé, comme le montre le mouvement « Femmes, Vie, Liberté ». Ce mouvement, exacerbé par la mort de Jina Mahsa Amini, révèle une soif de liberté et d’égalité face à un régime autoritaire. Dans les rues de Téhéran, Chiraz, Yazd et Ispahan, les femmes sont nombreuses à défier les interdits en ne portant pas le voile ou en se maquillant, bien que cela soit strictement prohibé. Malgré la présence oppressante des pasdarans (les gardiens de la révolution), elles surmontent leur peur, préférant mourir plutôt que de vivre sous ce régime barbare. À Téhéran, Marjan, 17 ans, m’a confié qu’après avoir ressenti la peur au début du soulèvement, elle refuse désormais de porter le voile. Pour elle, ce bout de tissu incarne la République islamique et le rejeter, c’est affaiblir le régime.
Mais la lutte ne se limite pas au voile. Les femmes n’ont pas le droit de s’épiler les sourcils ou de rire trop fort. Elles sont traitées comme des êtres inférieurs, valant la moitié des hommes, et ne peuvent demander le divorce ni voyager sans l’autorisation de leur mari. Pour Cyrus, ami de Marjan, il est indispensable de soutenir le combat des femmes. Selon lui : « Nous sommes submergés par tant d’interdits au nom de l’islam qu’on ne sait même plus ce qui est permis ». Même les garçons doivent se soumettre à des règles strictes : interdiction de se tatouer, d’écouter de la musique occidentale, de porter une cravate, de se promener en short ou en débardeur. Cette révolte va bien au-delà des apparences, elle incarne un combat profond pour la liberté et l’égalité. Touriste le jour, j’ai pu observer que les mosquées étaient désertées. La nuit, sans la présence de mon guide, j’ai rencontré Parvaneh, qui se dit musulmane mais se déclare fascinée par notre culture occidentale, où la liberté de conscience est possible : « Ne trouvez-vous pas absurde d’imposer à quelqu’un de croire en une religion, surtout si celle-ci est instrumentalisée et dénuée de bienveillance envers son peuple ? »
Le fossé ne cesse donc de se creuser entre cette jeunesse qui aspire à vivre pleinement et un régime dirigé par des vieillards complètement déconnectés. L’ayatollah Khamenei a 85 ans, et ses règles moyenâgeuses et théocratiques ne trouvent plus d’écho parmi ces jeunes qui représentent 60 % des 90 millions d’habitants.
En Iran, plus qu’ailleurs, il est essentiel de se défaire de notre grille de lecture occidentale. L’attachement de la jeunesse à la riche et ancienne culture perse est profondément ancré, et c’est dans un Iran moderne qu’ils souhaitent construire leur avenir. Bien que l’État iranien interdit l’accès à des plateformes comme Instagram ou Twitter, les jeunes Iraniens ont appris à contourner cette censure grâce à l’utilisation de VPN (réseaux privés virtuels). Cela leur permet de se connecter à des contenus provenant du reste du monde, d’explorer des idées et des philosophies qui échappent au contrôle du régime. Ce contact avec des valeurs universelles renforce leur détermination à se libérer des contraintes religieuses imposées par le gouvernement.
L’Iran, bien que dominé par l’islam chiite, abrite toutefois plusieurs minorités religieuses historiques. Les chrétiens, majoritairement assyriens et arméniens, qui pratiquent le christianisme dans ses formes orthodoxe, apostolique ou catholique bénéficient d’une reconnaissance officielle mais font face à des restrictions et pressions, surtout pour les conversions depuis l’islam. La communauté juive, l’une des plus anciennes au monde, est protégée et représentée au parlement, bien que ses membres vivent isolés dans un climat de tension avec Israël. Les relations entre l’Iran et Israël, autrefois proches sous les Pahlavi, se sont dégradées après la révolution de 1979. Khomeyni et son successeur Khamenei ont adopté une position hostile envers Israël, qualifié de « tumeur cancéreuse ». Toutefois, les juifs d’Iran ont réussi à préserver une certaine protection en offrant des dons aux mollahs après la révolution, garantissant leur tranquillité. Le zoroastrisme subsiste à travers une petite communauté de 25 000 adeptes reconnue par l’État. Cette religion monothéiste, qui remonte à plusieurs millénaires avant l’islam, est toujours présente aujourd’hui dans des villes comme Yazd, où se trouvent des temples zoroastriens et des lieux de culte. En Iran, ces religions cohabitent de manière relativement pacifique, surtout en comparaison avec des pays comme le Pakistan ou l’Afghanistan, où appartenir à une minorité religieuse constitue un danger permanent.
Anne-Isabelle Tollet
Un article à retrouver dans L’Eglise dans le monde, n°221 décembre 2024-janvier2025