Ébranlés par la guerre de Cent Ans et le grand schisme d’Occident, le trône et l’autel sont fissurés. La légitimité des pouvoirs temporel et spirituel, imbriquées l’une dans l’autre, seront l’objet de convoitises dynastiques et conciliaristes. Le sacre de Charles VII, tournant au temporel, aura à terme un impact sur le pontificat réunifié en la personne de Martin V.
I Le concile de Constance, du 5 avril 1414 au 22 avril 1418, XVIe concile œcuménique de l’Église catholique.
Nous avons vu au chapitre précédent dans quelles difficultés financières Jean XXIII se trouvait après le sac de Rome (juin 1413) et le manque de soutien de Naples. Il eut la mauvaise idée de faire prêcher des indulgences en vue d’une croisade dont personne ne voulait. Les universitaires furent hostiles, particulièrement en Bohème, entraînés par Jean Hus, et bien évidemment les princes, opposés à la croisade et à « l’évasion fiscale » que représentait la vente d’indulgences. Sigismond, qui n’était que roi des Romains mais destiné au Saint empire, comprit alors l’opportunité de reprendre le concile inachevé de Pise. C’était très astucieux car il avait été couronné roi le 8 novembre 1414 à Aix-la-Chapelle ; devenant empereur, il aurait besoin d’un couronnement par le pape, le vrai ! Or, à ce moment, nous avons vu qu’il y en avait trois. Jean XXIII étant celui que la majorité des grandes nations reconnaissaient, ne pouvait pas douter qu’il procéderait à la cérémonie, qui en quelque sorte le légitimerait. La demande impériale de signer la convocation du concile lui apparut comme un excellent présage. Il ne lui vint pas à l’idée que le roi des Romains l’avait choisi parce qu’il avait discerné en lui un arriviste pressé, prêt à tout, et de plus, si l’on y réfléchit bien, dans une position canonique plus inconfortable que celle des autres. Mais qu’importait, Sigismond était l’instigateur de l’affaire de Pise, aussi pensait-il pouvoir lui faire confiance. De plus, le roi des Romains n’avait rien demandé à Grégoire XII. Jean ne pouvait en déduire que le concile qu’on lui demandait de convoquer avait pour but de déposer seulement les deux autres papes. Il co-signa donc la convocation du concile à Constance, ville d’Empire, avec Sigismond l’empereur qu’il était sûr de devoir couronner. Et de fait il présida l’ouverture du concile début novembre 1414.
Grégoire et Benoît était invités, mais ne vinrent pas. Quant aux autres invités, nous avons vu qu’ils arrivèrent lentement, y compris Sigismond. Le cardinal Pierre d’Ailly à la tête de la délégation française (44 personnes) fit son entrée solennelle dans la ville le 21 février 1415. Docteur en théologie, il était chancelier de l’université de Paris, proche de la cour de France, il avait soutenu Clément VII, tout en se montrant par la suite favorable à la voie conciliaire pour régler le schisme, mais avec sa diplomatie coutumière et reconnue. On l’avait envoyé par exemple négocier avec Benoît XIII : il comprendra très vite…! Il augmentera en l’estime que lui témoignaient la France et l’Empire. Son comportement sera toujours logique. Et s’il s’apprêtait à critiquer sévèrement Jean XXIII qui le nomma cardinal, il ne remettra pas en cause la légitimité du concile de Pise. Celui qu’il avait élu était un vrai pape, mais il avait dévié du droit chemin, se révélant incompétent, le concile réuni à Constance aura donc le devoir de le remplacer. Et pour être sûr d’être suivi, il proposera la déposition des deux autres papes.
Sigismond n’était arrivé que la veille de Noël, et au moment où les Français viennent siéger, il était en pleine polémique avec Jean XXIII sur la triple cession (renonciation ou déposition des trois papes existant). Sigismond avait fait preuve d’habileté dès son arrivée en faisant changer le vote par tête en vote par « nations ». Ce qui était français était réduit à une voix, de même pour les autres, y compris les Italiens, avec cette unique réserve, d’une voix pour le collège des cardinaux. Sigismond avait fait l’unité italienne le temps d’un concile ! Jean XXIII comprit alors enfin qu’il était perdu, et il s’enfuit. Les délégués français de l’université demandèrent à Jean Gerson, disciple de Pierres d’Ailly, de prononcer le sermon deux jours plus tard, le 23 mars 1415, sur Jean 12,35 « Marchez tant que vous avez de la lumière. » Il adjura le concile de continuer ses travaux en l’absence du pape, car Jésus demeurait présent avec les pères conciliaires, comme Emmanuel de Dieu. Le concile pouvait, selon lui, répudier le vicaire du Christ, car il s’agissait de rétablir l’unité de l’Église. Ce sermon constituait la charpente doctrinale du décret Sacrosancta, appelé aussi « haec sancta synodus », adopté le 30 mars 1415, qui affirmait que le Concile tenait son pouvoir directement du Christ (« potestatem a Christo immediate habet ») et que tout chrétien était tenu de lui obéir, quelle que fût sa condition (pape compris), et ce pour résorber le schisme et réformer l’Église. Pierre d’Ailly ne fut pas en reste pour manifester son habileté, sachant alterner les présences et les absences pour montrer à Sigismond et à l’ensemble du concile l’indispensable présence des cardinaux en séance, surtout quand on n’avait plus de pape. Ainsi, en son absence, il réussit à se faire nommer commissaire de la foi dans l’affaire Wicliff et Huss (1). Le 29 mai, le concile vota la déposition des trois papes. Jean XXIII qui s’était enfui, fut repris, ramené à Constance et jugé. Il fit trois ans de prison avant d’accepter sa déchéance. Le sens du précédent décret fut précisé par un autre décret, Frequens, du 9 octobre 1417. Ces décrets font encore polémique aujourd’hui et je ne veux pas entrer dans ce débat qui déborde largement mon sujet. Je pense cependant qu’il faut reconnaître que ces deux décrets vont dans le sens du conciliarisme, qui subordonne le pape au concile, le dernier décret de 1417 prévoyant même une convocation régulière du concile pour contrôler le gouvernement de la papauté, ainsi qu’une convocation automatique en cas nouveau schisme. Mais une question subsiste quand même pour « haec sancta synodus » : La soumission qui est exigée de tous, y compris du pape au concile, ne vise-t-elle que celui de Constance, à cause de son but principal : le rétablissement de l’unité de l’Église ? Ou bien concerne-t-elle tous les conciles ? S’il s’agit de Constance seulement, il n’y a pas de problème, car l’exigence de la soumission de tous, y compris d’un pape était une nécessité pour le but qui était assigné au concile. Il y avait en effet trois papes. La démission des trois constituait la seule voie de sagesse. En effet, la reconnaissance d’un seul des trois existants posait la difficile question de la régularité, du conclave de Rome de 1378, de Fondi, de 1378, et du concile de Pise, nous avons vu que les choses n’étaient pas aussi simples qu’elles sont présentées quelquefois. Compte tenu du caractère hautement représentatif du concile de Constance et de ce qu’il laissait espérer, mieux valait reprendre tout à zéro avec lui (il y avait eu aussi beaucoup de monde à Pise, mais le résultat avait aggravé la situation). Ainsi ce concile fut à juste titre considéré comme valide et il est bien le seizième concile œcuménique de l’Église catholique. Mais est-ce à dire que toutes ses décisions sont conformes à la doctrine catholique ? Il me semble permis d’hésiter sur un point : le cas de Benoît XIII (Pedro de Luna). Si l’on estime, comme Charles V par exemple, que le conclave de Rome de 1378 s’était tenu dans des conditions irrégulières, son résultat devait être considéré comme nul et l’on devait prendre en compte celui de Fondi qui avait élu Clément VII dont le successeur légitime était Benoît XII. Ce qui expliquerait son acharnement à demeurer en place et les suites, par exemple les ménagements dont il fut l’objet de la part de beaucoup. Le concile de Constance aurait alors outrepassé ses droits. Mais Martin V, élu à partir de ce Concile, l’a reconnu comme valide dans la bulle Inter cunctas de 1417. Pouvait-il faire autrement ? Ou peut-on dire même qu’il employa une formule restrictive pour le reconnaître ? J’en doute ! Il appliqua Frequens en convoquant un concile, comme demandé, et même un deuxième pour le 23 juillet 1431. Mais il mourut le 20 février 1431. Cela dit un fait me paraît digne d’être rapporté, montrant que ce pape n’acceptait pas tout ce qui avait été décidé à Constance, sur les pouvoirs d’un concile d’une manière générale. Martin V était en pourparlers avec les grecs pour un retour à l’unité. Au printemps 1419, Constantinople lui fit connaître son désir de réunion d’un concile œcuménique pour débattre de cette importante question. Refus du pape. En 1420 on s’entendit finalement sur une soumission au Souverain Pontife, seul l’acte d’union serait soumis à un concile œcuménique (2). C’était montrer à l’évidence que le Saint-Siège n’entendait pas se soumettre à un concile. Son successeur Eugène IV maintint certes la convocation du concile de Bâle, mais se garda bien de s’y rendre comme nous le verrons. Je crois donc que Martin V n’avait fait que ménager les pères de Constance, le retour à l’unité était à ce prix !
Car si Grégoire XII s’était dignement retiré, non sans avoir rétroactivement signé la convocation du concile de Constance pour que celui-ci ne fût pas entaché d’irrégularité, si Jean XXIII s’était lui-même auto-détruit comme pape, en redevenant tout de même cardinal, restait l’opiniâtre Benoît XIII, dernier cardinal vivant à avoir été créé avant le schisme, successeur de Clément VII. Il était réfugié à Peniscola, fermement soutenu par le roi d’Aragon, qui l’incitait tout de même à composer. Grégoire qui l’avait créé était devenu cardinal-légat. Il pouvait prétendre aux mêmes honneurs. Mais il envisagea au contraire de partir pour Rome pour se faire reconnaître. Sigismond prit alors le risque de quitter Constance, confiant la surveillance du concile à un prince électeur, pour aller voir Benoît. Le 1er septembre 1415, Sigismond, avec seize pères du Concile, rencontrait Benoît XIII à Perpignan. Des représentants de France, d’Angleterre, de Navarre, de l’université de Paris et l’infant Alphonse d’Aragon étaient présents. Ces détails nous confirment bien l’importance de Benoît XIII, et pourquoi on avait dû disserter sur les pouvoirs d’un concile. Pedro de Luna vivait toujours en Benoît XIII. Il s’obstina, non sans raisons, comme je l’ai précédemment expliqué. Un concile ne peut pas déposer un pape ! Quatre mois plus tard, il n’était plus reconnu que par l’Ecosse. Mais cette question devait être réglée si l’on voulait élire un pape. Le 26 juillet 1417, en présence du roi des Romains, mais en l’absence de l’accusé, Benoît XIII fut condamné à Constance comme parjure, hérétique et schismatique, ce qui laisse songeur… Mais il fallait bien trouver quelque chose…! À la promulgation de la sentence, les Espagnols s’abstinrent (3). Ensuite se posa la question juridique de l’élection ? Le concile pouvait-il élire un pape ? C’est Pierre d’Ailly, membre de la nombreuse délégation française, qui trouva la solution, car le problème venait de ce que la majorité des cardinaux électeurs avaient été créés par Jean XXIII et que d’Ailly était du nombre. Il imagina un collège électoral composé pour une moitié de cardinaux, et l’autre moitié de pères conciliaires désignés par les cinq nations (4). Il tempérait son conciliarisme, ce n’était pas tout le concile qui allait fort heureusement élire le pape ! Sigismond voulut ensuite passer à la difficile question de la réforme de l’Église. Pierre d’Ailly là encore prit quelques distances avec le conciliarisme, en donnant comme argument qu’il fallait que l’Église eût un Chef pour traiter cette question ! Sigismond approuva le 2 octobre 1417. Le 18 octobre 1417, Grégoire XII mourrait à Recanati dans les États pontificaux. Il avait certes renoncé à sa charge dès 1415, mais prudemment, le concile avait attendu sa mort (à l’âge de 90 ans) pour procéder à l’élection d’un successeur, car il avait pour lui la succession romaine ininterrompue, si l’on admet la régularité du conclave de 1378. Ce qui n’est pas si évident que cela, nous l’avons vu ! Aussi le concile autorisa-t-il le conclave élargi à se réunir le 8 novembre 1417. Le 11 novembre, Ottone Colonna était élu à une très forte majorité sous le nom de Martin V. Le 23 juin 1419, l’ancien Jean XXIII redeviendra le cardinal Cossa. Quant à Benoît XIII, il demeura à Peniscola jusqu’à sa mort le 23 mai 1423, à 95 ans, opiniâtre en tout…! Il créa des cardinaux jusqu’à la veille de sa mort, lesquels élirent l’un d’entre eux pape sous le nom de Clément VIII, qui renonça à sa charge quand le roi d’Aragon reconnut Martin V. La cardinal Jean Carrier, crée par Benoît, contesta alors l’élection de Clément, forma un conclave, apparemment à lui tout seul, et proclama Benoît XIV (de son nom Bernard Garnier, clerc du diocèse de Rodez) pape à Rodez en novembre 1425, sous la protection du comte Jean IV d’Armagnac, qui en fait ignora cette élection jusqu’en 1429. Et là il consulta Jeanne dArc avant de se rallier à Martin V (5).
Je signale au passage, sans développer le sujet, que le concile condamna comme hérétiques Wycliff et Huss et que ce dernier, qui était venu au concile avec un sauf conduit de Sigismond, fut néanmoins brûlé vif le 6 juillet 1415. Pierre d’Ailly fut son principal juge. Mais ce maître parisien et ses collègues avaient une autre mission qui intéresse directement notre sujet. Il s’agissait de faire condamner par le concile l’apologie du tyrannicide de Jean Petit du 8 mars 1408. Ce qui nous montre au passage que Charles VI n’avait pas réellement pardonné l’assassinat de son oncle d’Orléans par le duc de Bourgogne. Gerson prit l’affaire en main car, malgré la mort de Jean Petit, la condamnation de son texte par l’évêque de Paris ne lui suffisait pas, ainsi qu’à ceux qui refusaient la « justification » du duc de Bourgogne. Pour faire bref, l’assassinat du duc d’Orléans remontait au 23 novembre 1407 et avait déclenché une guerre civile entre Armagnacs et Bourguignons, au moment où l’Angleterre passait sous la domination des Lancastre avec Henri IV. Ce souverain demeura indécis quant à la reprise d’une guerre avec la France, mais pas son fils Henri V qui devint roi en 1413. Le 25 octobre 1415, il infligea à la France la terrible défaite d’Azincourt et c’est le 14 janvier 1416 qu’à Constance le concile fut appelé à voter dans l’affaire Jean Petit ! Celle-ci n’étant pas dans les priorités du concile, la politique reprit ses droits, en ce sens qu’on voulut certainement ménager la puissante Bourgogne et son alliée l’Angleterre, et on se borna à condamner la sentence de l’évêque de Paris contre Jean Petit, tout en condamnant aussi les propositions de Jean Petit sur le tyrannicide. Le concile ne voulait pas en fait prendre parti dans une affaire liée à la guerre de Cent Ans qui recommençait, la France étant en très mauvaise position face à l’Angleterre et la Bourgogne son alliée, très impliquée dans l’affaire Jean Petit !
Il Le concile de Bâle et sa continuation à Ferrare, Florence et Rome 1431-1445.
XVIIe concile œcuménique de l’Église catholique.
Martin, le nouveau pape, appartenait à la puissante et très riche famille Colonna, mentionnée déjà au cours de ce récit. Le concile fit déjà un bon choix, car ce pape n’avait rien à prouver, sinon être à la hauteur de son nom ; il n’avait pas personnellement besoin d’argent, était connu des Romains autant qu’il les connaissait. Né en 1369, il avait étudié le droit à Pérouse et fit ses débuts à la Curie romaine comme protonotaire apostolique. En 1405, il était cardinal diacre. Il était donc juriste et canoniste, ce qui était parfait pour la situation. Il était d’un naturel calme et réfléchi, il avait tiré les leçons de ce qu’il avait vécu (présence à Rome sous Urbain VI, Innocent VII, Grégoire XII, au concile de Pise, aux tractations pour convoquer le concile de Constance). Il manifesta en sa personne que Dieu veillait toujours sur son Église. En 1418, les troupes de Jeanne II de Naples occupaient Rome et les États pontificaux. Il attendit trois ans avant de s’y installer, en 1420. Le comte d’Armagnac fit des difficultés pour le reconnaître (très probablement pour marquer son mécontentement vis-à-vis de la position ambiguë du concile dans l’affaire Jean Petit), le pape envoya quelques troupes. Et surtout il s’attacha de suite à restaurer, réparer et à embellir Rome. Il attira à sa cour de nombreux artistes et devint ainsi le premier pape de la Renaissance. Je rappelle que dans la Bible un seul mot hébreu existe pour dire beau et bon ! A une époque où l’on commençait à redécouvrir l’antiquité, le représentant du Bon ne pouvait vivre que dans le Beau. C’est ainsi qu’il faut comprendre le mécénat des papes de ce temps, même s’il y eut des excès. N’oublions pas non plus qu’il fallait à ce moment reconstruire l’unité de l’Église. Il en va pour elle comme de la confiance en politique. Elle ne peut se contenter de décrets et de lois, elle doit persuader, convaincre, attirer et rallier.
Pour le Bon, Martin V, dans sa bulle de 1427, organisait le grand pardon de Rocamadour, lié bien évidemment à la dévotion vécue au Puy-en-Velay autour de la fête de l’Annonciation. On pouvait acquérir des indulgences par actes de piété uniquement. Martin n’inventait rien, il poursuivait simplement une pédagogie séculaire de la pénitence.
À la suite de pogromes à Vienne en 1420-1421, il s’efforça en vain de protéger les Juifs de Vienne, menaçant d’excommunication ceux qui chercheraient à les convertir de force. Il fut aussi habile diplomate en sachant tirer parti des désordres napolitains pour la paix de ses États. Et surtout, il eut l’habileté de convoquer un concile, d’abord à Pavie en 1423 puis à Sienne en 1424, comme prévu à Constance. Ainsi devait commencer l’ère nouvelle du conciliarisme, la collaboration à égalité, pape / concile. Or il ne dépassa rien ! (6). Pour tout observateur lucide, il pouvait être clair que la papauté reprenait ses droits. Ce pape usa beaucoup du népotisme, mais je pense qu’il a eu raison en la circonstance. Personne de sa famille ne l’a trahi et l’unité de l’Église fut ainsi préservée. Il convoqua encore le concile de Bâle en 1431, juste avant de mourir le 20 février.
Et c’est le lendemain, le 21 février 1431, que s’ouvrit à Rouen le procès de Jeanne d’Arc. L’évêque Pierre Cauchon, comme la plupart des juges de Jeanne, était un conciliariste absolu qui s’était déjà fait remarquer au concile de Constance. Compte tenu de notre sujet, il importe de réfléchir sur cette question, d’autant plus que le successeur de Martin V, Eugène IV, ne sera élu que le 4 mars 1431, et que les juges de Jeanne attendaient surtout la réunion du concile de Bâle pour les décisions touchant la réforme de l’Église ! Jeanne sera condamnée le 23 mai et brûlée vive le 30 mai.
C’est Jeanne elle-même qui, lors de son procès, va faire la première allusion la papauté, le 1er mars 1431, en déclarant : « Je vous dirai autant (pas plus) que je dirais si j’étais devant le pape romain ». Et en la circonstance, l’adjectif romain n’est pas un détail, il prouve la logique de la pensée de Jeanne qui avait éloigné le comte d’Armagnac du pape « imaginaire » Benoît XIV : L’intéressé, Bernard Garnier, niera ensuite, de 1430 jusqu’à sa mort, avoir été élu pape et ainsi qu’avoir été complice du schisme. Le 17 mars, elle demanda d’être « menée devant le pape », ensuite elle répondrait devant lui tout ce qu’elle devait répondre. Toutes les réponses de Jeanne allaient dans le sens d’une soumission aux autorités de l’Église et montraient son souhait de voir venir des théologiens de son parti pour la conseiller, ce que le tribunal de Rouen avait effectivement proposé. Mais pour ce cas précis, comme pour l’appel au pape et au concile général, les juges de Rouen ne donnèrent pas suite, ce qui relève de la forfaiture et explique certaines versions modifiées des réponses de Jeanne sur ce sujet. À leurs yeux d’ailleurs, seul le concile comptait. C’est la raison pour laquelle Henry VI d’Angleterre assura par lettres aux juges de Rouen qu’il les protègerait s’ils étaient attaqués devant le pape ou le saint concile. Un grand nombre d’entre eux se retrouvèrent d’ailleurs à Bâle. Mais du procès de Jeanne, avec l’issue que l’on connaît, on ne parlât point ! Pourtant les représentants de Charles VII n’étaient pas encore arrivés. Le roi, avant de permettre à ceux-ci de s’y rendre, avait réuni une assemblée de prélats à Bourges du 26 février au 30 avril 1432, et ce n’est qu’après cette date qu’on vit arriver à Bâle les hommes du roi de France, dont par exemple le procureur de l’archevêque de Reims, chancelier de France (qui avait sacré le roi, en présence de Jeanne). En fait, on ne parla de Jeanne à Bâle qu’en marge du concile. Le fait que le pape Eugène IV n’ait pas procédé à son ouverture alerta certains et la suite leur montra rapidement que le nouveau pape allait s’affronter au concile et surtout à ce qu’il représentait, suivant en cela ce que son prédécesseur n’avait fait qu’amorcer, aussi était-il urgent d’attendre. Charles VII devait mener à bien trois dossiers qui ne pouvaient pas forcément avancer ensemble et au même rythme, vu la situation : la fin de la guerre de Cent Ans, la réhabilitation de Jeanne, car comme roi « très chrétien », il ne pouvait tenir son pouvoir d’une sorcière, et enfin la réorganisation de l’Église en France, ébranlée par le grand schisme (dans le midi en particulier, à cause de l’obstination de Benoît XIII et de ses inconditionnels).
III La politique du pape Eugène IV
Élu pape le 3 mars 1431, Gabriele Condulmer fut d’abord moine bénédictin, issu d’une riche famille vénitienne, neveu par sa mère du pape Grégoire XII, le pape de Rome en même temps que Benoît XIII et Jean XXIII. Il entra ensuite chez les Augustins et à 24 ans fut nommé évêque de Sienne par son oncle. Mais il rencontra une forte opposition et sagement, il renonça. En 1408, il fut nommé cardinal prêtre, il ne participa pas au concile de Pise, mais à celui de Constance à partir de 1414. Martin V le nomma légat d’Ancône en 1420 et cardinal prêtre de Sainte Marie du Trastavere en 1428. Devenu pape, il rétrograda la famille Colonna dans les privilèges que son prédécesseur lui avait accordés. Elle se vengera en suscitant un pouvoir municipal romain qui arrivera à repousser hors de Rome le pape, dans des conditions peu glorieuses. Du coup, il ira résider à Florence et à Bologne. Il avait désigné le cardinal Cesarini pour présider le concile, mais c’est finalement le chapelain du Saint-Père qui procédera à l’ouverture le 23 juillet 1431. Tout cela n’était pas sans signification. Et le 14 décembre, le Concile éprouva « le besoin » de confirmer le décret Frequens qui instituait la permanence du concile et affirmait la supériorité du concile sur le pape. La réaction papale fut rapide : Dès le 18 décembre, le pape fit savoir que compte tenu du peu de participants, il dissolvait le concile de Bâle et le transférait à Bologne. Appuyés par Sigismond, les pères continuèrent à siéger et le 29 avril 1432 le concile somma le pape de révoquer sa dissolution. Comme il fallait s’y attendre, les conciliaristes se heurtaient à la papauté, mais la division au sein de leur mouvement commençait à se montrer plus visible. Nous l’avons relevé déjà précédemment avec Pierre d’Ailly. Avoir voulu dissoudre le concile, compte tenu de son attitude, était en soi une bonne idée. Mais c’était ne pas tenir compte du contexte politico-religieux du moment : les victoires hussites qui faisait trembler une partie importante de l’Europe. D’où la position de Sigismond.
Le pape qui à ce moment comprit qu’il n’était pas en position de force fit donc mine de céder et reconnut la légitimité du concile le 1er août 1433. Immédiatement, le Concile se dota d’une administration semblable à celle de la Curie, le vote ne se fit plus par « nation » mais par tête, des représentants arrivèrent de plus en plus nombreux, c’est donc la loi de la majorité qui régentera l’Église catholique, ce qui était à l’évidence contraire à sa structure et à sa nature hiérarchique. Un succès notable est à relever pendant cette période : la collaboration des pères du concile et du légat du pape Albergati, pour la signature du traité d’Arras de 1435, qui ramènera la paix entre Armagnacs, Bourguignons, Français et Anglais. Cela jouera un rôle important dans l’attitude du roi de France. Et le concile, décidément inspiré en matière de négociation, entama des pourparlers avec les Hussites.
Revint alors le vieux « serpent de mer » de l’union avec les Grecs, et fort intelligemment, le pape va saisir cette occasion tombée du ciel : Les grecs exigeaient une ville de la côte italienne, à défaut de Constantinople, comme lieu de rencontre. Eugène IV décida alors de transférer le concile de Bâle à Ferrare le 18 septembre 1437, par la bulle Doctoris gentium. C’était pour une très noble cause ! Les modérés de Bâle se rendirent à cette invitation. Et l’on vit arriver au concile une importante délégation byzantine, l’empereur Jean VIII et le patriarche de Constantinople, Joseph Il, avec leurs meilleurs théologiens. Tous les points qui faisaient difficulté furent abordés. Il faudra poursuivre les travaux à Florence à cause de la peste, et on arrivera à un décret d’union le 6 juillet 1439. Bien évidemment, tous les Grecs ne suivront pas et Constantinople tombera aux mains des Turcs en 1453, faute d’aide militaire sérieuse des latins, sans oublier l’entêtement théologique des Grecs nourri par leur mépris des Latins. Mais le pape avait remporté en 1439 un incontestable succès.
Dès 1437 cependant, les irréductibles du concile de Bâle avaient commencé un procès contre Eugène IV (c’était en fait le second). On l’accusait de simonie (un classique du genre…) et d’enfreindre les décrets conciliaires, qui était assimilé à de l’hérésie ! On l’accusait aussi de parjure, puisqu’il avait reconnu le concile. Le 25 juin 1439, le concile prononça la déposition d’Eugène IV (7). Le 5 novembre 1439 un conclave composé d’un seul cardinal Aleman, le conciliariste le plus acharné, assisté de 32 électeurs, élira pape le duc de Savoie sous le nom de Félix V.
IV Le rôle spécifique de la France et de Charles VII en particulier
Si les rois de France avaient d’abord soutenu l’obédience d’Avignon, c’était par fidélité au Saint-Siège, nous l’avons montré. Mais cette fidélité qui eut sa logique n’en n’oublia pas pour autant le pragmatisme nécessaire en toute action politique tout autant que spirituelle, d’une certaine façon. Il était scandaleux que l’Église catholique, confessée comme étant une dans le Credo, eût trois papes en même temps. Cela devait cesser. Nous avons vu que, compte tenu des forces et des personnages en présence, Pise et Constance furent des passages obligés. Le premier autant peu glorieux que contestable, l’autre une triste nécessité. Charles VII continua la politique d’apaisement et d’arbitrage que son père et dans l’ensemble ses oncles avaient menée. La France s’était ralliée à Jean XXIII parce qu’il cumulait le plus de reconnaissances, puis à Martin V, puisque Constance représentait toutes les nations chrétiennes. Mais un roi de France était trop catholique pour accepter un pape qui ne soit qu’un président d’assemblée, assis sur un trône éjectable ! Rien ne ressemble plus d’ailleurs à un trône qu’un autre trône ! Les Français sujets de Charles VII, tant à Constance qu’à Bâle, furent les plus modérés des conciliaristes, j’exclus les juges de Jeanne d’Arc, pour des raisons évidentes… Ce qui pouvait intéresser la France dans le conciliarisme, était le contrôle possible de la fiscalité pontificale. Pour le reste, le pape respectait les privilèges de l’Église gallicane, par exemple sur la question sensible des nominations d’évêques. Martin V comme Eugène IV avaient donné des garanties. Noël Valois résume bien le dilemme du roi de France devant ce qui se passait à Bâle, les outrances du concile l’obligeaient à ne pas les accepter, sans pour autant s’enfermer dans un refus total qui l’aurait asservi au pape. Et il poursuit : « En d’aussi délicates conjonctures, les rois de France avaient coutume de s’abriter, au moins pour la forme, derrière une décision du clergé du royaume. Charles VII avait déjà convoqué le clergé en 1432, lors du premier conflit entre le pape et le concile, et en 1436, quand le deuxième conflit, prenant une tournure inquiétante, nécessita son intervention. Cette fois, il fixa au 1er mai 1438, à Bourges, l’ouverture de l’assemblée.
Cette détermination fut prise avant même qu’on sût la suspension du pape ; la nouvelle, qui en parvint le 26 février, à Poitiers, ne fit d’ailleurs qu’affermir le roi et son conseil dans la résolution de consulter l’Église de France, au jour fixé, sur une situation de plus en plus troublante et compliquée. » (8) Des délégués du concile de Bâle viendront très vite à Poitiers, ainsi que des nonces du pape. Ils seront reçus par le roi personnellement. Et nous verrons qu’on tint compte en France de ces visites. C’est donc dans une atmosphère d’écoute de ce que vivait l’Église universelle que les représentants de l’Église catholique en France, ainsi que le roi et son conseil, allaient rédiger la Pragmatique Sanction. Malgré ce qui y est écrit, ce document ne constitue pas un argument de plus en faveur du conciliarisme que le roi sait parfaitement inacceptable pour le pape, tout comme le fait que deux ou trois papes régnant en même temps sur l’Église ! Et cela est intolérable pour toute la chrétienté. Et nous avons vu combien une telle situation est difficile à résoudre, surtout quand elle dure ; des hommes et leurs partisans sont en place, des intérêts politiques et financiers se nouent, des guerres peuvent en naître, et celles qui existent déjà ou qui couvent, y retrouver de nouvelles forces.
Le conciliarisme comme doctrine ecclésiologique ne peut être qu’une hérésie du point de vue catholique. L’Église est de constitution hiérarchique parce que révélée comme telle. Sa hiérarchie comme son chef, le pape, successeur de Pierre et de ce fait vicaire du Christ sont de droit divin. Ils peuvent avoir recours à un concile pour le bien être de l’Église, si, en tant qu’autorités légitimes, ils estiment que cela est nécessaire. Mais rien ne les y oblige. Un pouvoir temporel peut exprimer un désir de réunion conciliaire pour le bien de l’Église. Celle-ci peut donner son assentiment explicitement ou envoyer un grand nombre de ses représentants appartenant à sa hiérarchie. Mais au final c’est la hiérarchie et sa tête qui se prononceront sur la validité du concile. À l’époque où nous nous trouvons avec le concile de Bâle, c’est un concile (celui de Constance) qui a mis fin à la pire chose que puisse connaître l’Église, un schisme. Nul ne peut ignorer que les princes ont joué un grand rôle, et que la France a sacrifié ses intérêts nationaux, le soutien à la papauté avignonnaise au nom de l’unité de l’Église.
Le roi de France, de par l’origine même de son pouvoir et de son rôle de « Fils aîné de l’Église », par les actions entreprises et les sacrifices consentis, et ses projets religieux ne pouvait assister sans rien faire à la faillite du concile de Bâle que sa piété, son sens politique et ses renseignements lui faisait pressentir. Il sait que le conciliarisme est l’idée générale. Mais au travers de ceux qui sont ses sujets et qui partagent tous cette idée, il sait aussi, qu’entre eux, il y a plus que des nuances, par exemple entre les ecclésiastiques demeurés fidèles au roi et les juges de Jeanne, qui certes ne font pas encore partie du royaume, mais qui le rejoindront au moment de la victoire française (et elle était assurée en 1435, le traité d’Arras est signé avec le duc de Bourgogne le 21 septembre, et les troupes bourguignonnes viennent se joindre immédiatement aux français qui assiégeaient Paris depuis le printemps. Le 13 avril 1436, les troupes françaises rentrent dans Paris où le roi a promis l’amnistie générale qui sera effectivement respectée). En agissant rapidement, le roi va faire sien le conciliarisme, mais à la manière des traités français avec le pape, on rogne une partie de ses pouvoirs, mais jamais sa dignité ! (ou alors, il s’agit d’un pape tombé dans les mains du diable, qui en fait n’est plus pape ! C’est dans ce sens que Philippe le Bel avait agi contre Boniface VIII, mais faisant tout de même appel à un concile général pour le juger et il ne le fit même pas arrêter !) Eugène IV était respecté par tous à l’exception de quelques forcenés à Bâle dont Charles VII ne voulait pas dépendre, pas plus qu’il ne voulait, ni ne pouvait d’ailleurs abandonner les privilèges de l’Église gallicane. Il faut enfin mentionner la réelle amitié entre Martin V, son successeur Eugène IV avec Charles VII. Et le roi soutiendra Eugène IV jusqu’au bout, il désapprouvera le concile de Bâle quand il osera déposer le pape en 1439 et sera de ceux qui inciteront l’anti-pape Félix V (le duc de Savoie, élu à Bâle) à se retirer.
1) Sophie Vallery-Radot. Voir sa très intéressante thèse « Les Français au concile de Constance », surtout les pp. 293-297.
2) Vitalien Laurent, « Les préliminaires du concile de Florence : les neufs articles du Pape Martin V et la réponse du Patriarche Joseph Il (octobre 1422) », Revue des études byzantines 1962, No. 20.
3) Jean Favier, Les Papes d’Avignon, Ed Fayard, pp. 726-727
4) Jean Favier, op. cité, p. 725
5) Article de Matthieu Desachy, « Le damnable schisme ore apaisé », La fin du schisme dans le midi toulousain, 1409-1430.
6) Tout est raconté dans l’ouvrage de W. Brandmüller « Das Konzil von Pavia-Siena 1423-1424 », edité en 1968
7) Revue belge de philosophie et d’histoire, 2009 pp. 545-568, article d’Emile Rosenblieh
« La violation des décrets conciliaires ou l’hérésie du pape : le procès d’Eugene IV au concile de Bâle d’après le manuscrit latin de 1511 », conservé à la BNF.
9) Noël Valois, Histoire de la Pragmatique Sanction de Bourges sous Charles VII, Alphonse Picard et fils éditeurs (1906), p 78.
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