« Je vous ai donné l’exemple » : tel est le titre de la cinquième et dernière prédication de carême donnée par le cardinal Raniero Cantalamessa, ofmcap, ce vendredi 8 avril 2022. A travers le récit du « lavement des pieds » (Jn 13), explique-t-il, l’évangéliste saint Jean « nous aide à comprendre comment on peut faire de notre vie une eucharistie, en “imitant dans la vie ce que nous célébrons à l’autel“ ».
Le geste du Christ rapporté à la fin des Evangiles indique « que la vie de Jésus, du début à la fin, fut un lavement des pieds, au service des hommes », commente le capucin, « une existence vécue pour le bonheur des autres ». Lorsque Jésus demande à ses disciples de suivre son exemple dans le service, c’est « comme s’il disait à propos du lavement des pieds ce qu’il dit en instituant l’Eucharistie : “Faites ceci en mémoire de moi“ ».
L’Eucharistie était au cœur du cycle de prédications de carême du cardinal Raniero Cantalamessa, pour le Saint-Père et les membres de la Curie romaine au long des 5 vendredis de carême, dans la Salle Paul VI du Vatican. Le prédicateur de la Maison pontificale avait choisi comme thème les paroles de Jésus au soir de sa Passion : «Prenez, mangez : ceci est mon corps» (Mt 26, 26).
La première prédication se trouve ici.
La deuxième prédication ici.
La troisième prédication ici.
La quatrième prédication ici.
Voici la traduction officielle en français de la cinquième prédication du cardinal Cantalamessa.
P. Raniero Card. Cantalamessa, ofmcap
« JE VOUS AI DONNÉ L’EXEMPLE »
Cinquième Prédication, Carême 2022
Cette dernière méditation sur l’Eucharistie commence par une question : Pourquoi Jean, dans le récit de la Dernière Cène, ne parle-t-il pas de l’institution de l’Eucharistie, mais évoque, en lieu et place, le lavement des pieds ? Lui qui avait consacré un chapitre entier de son Évangile à préparer les disciples à manger sa chair et à boire son sang !
La raison en est que, dans tout ce qui concerne Pâques et l’Eucharistie, Jean montre qu’il veut souligner l’événement plus que le sacrement, c’est-à-dire plus le signifié que le signe. Pour lui, la nouvelle Pâque ne commence pas tant au Cénacle – lorsque le rite qui doit la commémorer est institué (on sait que la Cène de Jean n’est pas une « cène pascale ») ; il commence plutôt sur la croix lorsque le fait qui va être commémoré s’accomplit. C’est là que s’opère le passage de la Pâque ancienne à la Pâque nouvelle. Il souligne que Jésus sur la croix « n’a eu aucun os brisé », car cela était prescrit pour l’agneau pascal dans l’Exode (Jn 19, 36 ; Ex 12, 46).
La signification du lavement des pieds
Il est important de bien comprendre le sens qu’a pour Jean le geste du lavement des pieds. La récente constitution apostolique Praedicate Evangelium le mentionne dans le Préambule, comme l’icône même du service qui doit caractériser tout le travail de la Curie Romaine reformée . Il nous aide à comprendre comment on peut faire de notre vie une eucharistie, en « imitant dans la vie ce que nous célébrons à l’autel ». Nous sommes devant un de ces épisodes (un autre est celui du côté transpercé) où l’évangéliste nous fait clairement comprendre qu’ici se cache un mystère bien au-delà du fait contingent qui pourrait, en lui-même, ne présenter qu’un intérêt limité.
« Moi », dit Jésus, « je vous ai donné l’exemple ». Quel exemple nous a-t-il donné ? Devons-nous pratiquement laver les pieds de nos frères, chaque fois que nous passons à table ? Certainement pas seulement ça ! La réponse est dans l’Évangile : « Celui qui veut devenir grand parmi vous sera votre serviteur. Celui qui veut être parmi vous le premier sera l’esclave de tous : car le Fils de l’homme n’est pas venu pour être servi, mais pour servir, et donner sa vie en rançon pour la multitude ». (Mc 10, 44-45)
C’est précisément dans le contexte du dernier repas que Luc rapporte dans son Évangile une parole de Jésus qu’on dirait prononcée à la fin du lavement des pieds : « Quel est en effet le plus grand : celui qui est à table, ou celui qui sert ? N’est-ce pas celui qui est à table ? Eh bien moi, je suis au milieu de vous comme celui qui sert. » (Lc 22, 27) D’après l’évangéliste, Jésus aurait parlé de la sorte à cause d’une querelle qui animait les disciples, à savoir lequel d’entre eux pouvait prétendre être le plus grand (cf. Lc 22, 24). Peut-être est-ce cette circonstance qui inspira à Jésus ce geste du lavement des pieds, telle une parabole en acte. Tandis que les disciples sont tout occupés à discuter entre eux avec animation, Jésus se lève de table en silence, il cherche une bassine d’eau et un linge, puis il revient et s’agenouille devant Pierre pour lui laver les pieds en le jetant, comme on peut s’en douter, dans la confusion la plus totale : « C’est toi, Seigneur, qui me laves les pieds ? » (Jn 13, 6)
Dans l’épisode du lavement des pieds, Jésus a voulu en quelque sorte rassembler tout le sens de sa vie pour qu’il demeure bien gravé dans la mémoire des disciples ; un jour alors ils comprendraient, quand ils en seraient devenus capables : « Ce que je veux faire, tu ne le sais pas maintenant ; plus tard tu comprendras. » (Jn 13, 7) Ce geste qu’on trouve en finale dans les évangiles nous dit que la vie de Jésus, du début à la fin, fut un lavement des pieds, au service des hommes ; elle fut – comme aiment à le dire quelques exégètes – une pro-existence, une existence vécue pour le bonheur des autres.
Jésus nous a donné l’exemple d’une vie dépensée pour les autres, une vie devenue « pain rompu pour le monde ». En disant : faites, vous aussi, comme moi j’ai agi, Jésus institue donc la diakonia, c’est-à-dire le service, en l’élevant au titre de loi fondamentale ou, mieux, de style de vie et de modèle pour toutes les relations dans l’Église. Comme s’il disait à propos du lavement des pieds ce qu’il dit en instituant l’Eucharistie : « Faites ceci en mémoire de moi ».
Il me faut à ce stade faire une petite digression avant de poursuivre ma réflexion. Un Père ancien, le bienheureux Isaac de Ninive, donnait ce conseil à ceux qui sont contraints, par devoir, de parler de choses spirituelles, auxquelles ils ne sont pas encore parvenus dans leur vie : « Parlez-en – dit-il – comme quelqu’un qui appartient à la classe des disciples et non avec autorité, après avoir humilié votre âme et vous être rendu plus petit que n’importe lequel de vos auditeurs[1] ». C’est dans cet esprit, vénérables pères, frères et sœurs, que j’ose parler de service, à vous qui le vivez au jour le jour.
Je me souviens toujours de l’observation qu’un jour le préfet de la Congrégation de la Foi, le cardinal Franjo Šeper, nous adressa, à nous membres de la Commission théologique internationale : « Vous les théologiens – disait-il en souriant – vous n’avez pas fini d’écrire quelque chose que vous y mettez dessus votre nom et prénom. Nous, à la Curie, nous devons tout faire de manière anonyme ». C’est cette qualité tout-à-fait évangélique du service qui est pour moi une raison d’admirer et de remercier les nombreux serviteurs anonymes de l’Église qui travaillent à la Curie romaine, dans les Curies épiscopales et dans les Nonciatures.
L’esprit de service
Mais revenons à notre sujet. Il nous faut creuser le sens du mot « service », pour qu’il puisse devenir réel dans notre vie et que nous ne nous en tenions pas à de belles paroles. En soi, le service n’est pas une vertu. On ne trouve le mot diakonia, service, dans aucun catalogue des vertus ou des fruits de l’Esprit, d’après le Nouveau Testament. On en vient même à parler d’un service du péché (cf. Rm 6, 16) ou des idoles (cf. 1 Co 6, 9) qui n’a certainement rien d’un bon service. En soi, le service est neutre, il souligne une condition de vie, ou une manière d’entrer en rapport avec autrui dans son travail, une dépendance par rapport aux autres. Il peut même être un acte négatif s’il est fait sous la contrainte (esclavage), ou pour des motifs intéressés.
Aujourd’hui, tout le monde parle de service ; tous se disent en situation de service : le commerçant est au service de ses clients ; on dit de tous ceux qui exercent une fonction sociale qu’ils rendent service ou qu’ils sont de service. Il est bien évident que le service dont parle l’Évangile est tout autre chose même si, en soi, il n’exclut ni ne disqualifie forcément le service tel qu’on l’entend dans le monde. La différence est tout entière dans les motivations et l’attitude intérieure qui portent à rendre service.
Relisons le récit du lavement des pieds pour voir l’esprit dans lequel Jésus l’a accompli et ce qui l’a poussé à agir ainsi : « ayant aimé les siens qui étaient dans le monde, les aima jusqu’au bout. » (Jn 13, 1) Le service n’est pas une vertu, mais il trouve sa source dans les vertus, dans la charité, en premier lieu ; alors il est l’expression la plus noble du commandement nouveau. Le service est une manifestation de l’agapè, de cet amour qui « ne cherche pas son intérêt » (1 Co 13, 5) mais celui d’autrui, amour qui ne se recherche pas mais se donne. C’est une participation et une imitation de l’agir de Dieu qui, parce qu’il est « le Bien, tout le Bien, le Bien suprême » ne peut aimer et faire le bien que dans la gratuité, sans aucun intérêt propre.
C’est pourquoi le service évangélique, à l’opposé du service du monde, n’est pas l’apanage de l’inférieur, du besogneux, de celui qui n’a rien, mais plutôt l’apanage de celui qui a des biens, un poste élevé, du riche. En fait de service, à celui qui a beaucoup reçu, il sera beaucoup demandé (cf. Lc 12, 48). Pour cette raison, Jésus le dit, dans son Église, celui qui gouverne doit être comme celui qui sert (Lc 22, 26) et celui qui est le premier doit être le serviteur de tous (Mc 10, 44). Le lavement des pieds est « le sacrement de l’autorité chrétienne », disait mon professeur d’exégèse à Fribourg, le Père Ceslas Spicq.
A côté de la gratuité, le service exprime une autre grande caractéristique de l’agapè divine, l’humilité. Par ces mots : « Vous devez vous laver les pieds les uns aux autres », Jésus veut dire : vous devez vous rendre mutuellement les services d’une humble charité. Charité et humilité réunies forment le service évangélique. Jésus dit dans l’Évangile : « Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur ». (Mt 11, 29) Mais qu’a fait Jésus pour se dire humble ? Avait-il une faible estime de lui-même ou parlait-il humblement de sa personne ? Au contraire, dans l’épisode même du lavement des pieds, il se dit « Maître et Seigneur » (cf. Jn 13, 13).
Alors qu’a-t-il fait pour se dire « humble » ? Il est descendu pour servir ! Depuis le moment de son incarnation, il n’a fait que descendre, descendre, jusqu’à ce point extrême où on le voit à genoux laver les pieds des Apôtres. Quel frisson a dû parcourir les anges, de voir dans un tel abaissement le Fils de Dieu, sur lequel ils n’osent même pas fixer leur regard (cf. 1 P 1, 12). Le Créateur est à genoux devant la créature ! « Rougissez, cendre superbe : Dieu s’abaisse et vous vous élevez ! » disait saint Bernard[2]. Ainsi comprise – c’est-à-dire comme un abaissement pour servir – l’humilité est vraiment la manière royale de ressembler à Dieu et d’imiter l’Eucharistie dans notre vie.
Discernement des esprits
Le fruit de cette méditation devrait être une révision courageuse de notre vie (habitudes, tâches, horaires de travail, répartition et utilisation du temps) pour voir si c’est vraiment un service et si, dans ce service, on trouve l’amour et l’humilité. Le point fondamental est de savoir si nous servons nos frères, ou si au contraire nous nous servons de nos frères. Il se sert de ses frères et les exploite celui qui, peut-être, se met en quatre pour les autres comme on dit, mais n’est en rien désintéressé en tout ce qu’il fait, et cherche, en quelque sorte, l’approbation, les applaudissements ou la satisfaction de se sentir, dans son cœur, à sa place et bienfaiteur. L’Évangile présente, sur ce point, des exigences d’une extrême radicalité : « Que ta main gauche ignore ce que fait ta main droite. » (Mt 6, 3) Tout ce qui est fait consciemment « pour être vu des hommes », est perdu. « Christus non sibi placuit » : le Christ n’a pas fait ce qui lui plaisait (Rm 15, 3), voilà la règle du service.
Pour faire le « discernement des esprits », c’est-à-dire des intentions qui motivent notre service, il est utile de voir quels sont les services que nous rendons de bon cœur et ceux auxquels nous tentons d’échapper. Il est tout aussi utile de voir si notre cœur – au cas où on nous le demanderait — est prêt à quitter un service honorable, qui donne un certain prestige, pour un service humble qui ne sera apprécié de personne.
Les services les plus sûrs sont ceux que nous rendons sans que personne – pas même ceux qui les reçoivent – s’en aperçoive, mais seulement le Père qui voit dans le secret. Jésus a élevé au rang symbolique de service un des gestes les plus humbles connus de son temps qui, d’ordinaire, était confié aux esclaves, laver les pieds. Saint Paul nous exhorte ainsi : « N’ayez pas le goût des grandeurs, mais laissez-vous attirer par ce qui est humble ». (Rm 12, 16)
A l’opposé de l’esprit de service se trouvent la soif de dominer, l’habitude d’imposer aux autres sa propre volonté et sa manière de voir ou de faire. L’autoritarisme, somme toute. Souvent, celui qui est dans de telles dispositions devient un vrai tyran, il ne se rend pas du tout compte des souffrances qu’il provoque et s’étonne même de voir que les autres n’apprécient pas « l’intérêt » qu’il leur manifeste et ses efforts, au point qu’il se prend pour une victime. Jésus a dit à ses Apôtres d’être comme des agneaux au milieu des loups, mais voilà qu’au contraire, ce sont eux les loups au milieu des agneaux. Les souffrances qui affligent parfois une famille ou une communauté sont dues, pour une bonne part, à quelque esprit autoritaire et despotique qui écrase les autres, et qui, sous le prétexte de « servir », en réalité « asservit » autrui.
Ce « quelqu’un », il se pourrait très bien que ce soit nous ! Si nous avons quelque petit doute à ce propos, ce serait une bonne chose d’interroger, en toute sincérité, ceux de notre entourage et de leur donner la possibilité de s’exprimer sans crainte. S’il se trouve que, nous aussi, nous rendons la vie difficile à quelqu’un, à cause de notre caractère, à nous d’accepter humblement la réalité et de repenser notre service.
D’un autre côté, l’attachement exagéré à nos habitudes et commodités est aussi contraire à l’esprit de service. C’est, somme toute, une mollesse de caractère. Celui qui cherche toujours sa propre satisfaction, qui fait de son repos, de son temps libre, de son horaire, une véritable idole, ne peut pas sérieusement servir les autres. Il n’y a et il n’y aura jamais qu’une règle du service : Christ n’a pas cherché sa propre satisfaction.
Le service, nous l’avons vu, est la vertu particulière de celui qui préside, c’est ce que Jésus a laissé aux pasteurs de son Église comme étant son héritage le plus précieux. Tous les charismes, nous le savons, sont en fonction du service ; mais cela est vrai tout particulièrement du charisme de ceux qui sont « pasteurs et chargés de l’enseignement » (cf. Ep 4, 11), autrement dit le charisme de l’autorité. C’est pour servir que l’Église est « charismatique » et c’est encore pour servir qu’elle est « hiérarchique » !
Le service de l’Esprit
Si, pour le commun des chrétiens, servir veut dire « ne plus vivre pour soi-même » (cf. 2 Co 5, 15), pour les pasteurs c’est « ne pas se paître soi-même » : « Quel malheur pour les bergers d’Israël qui sont bergers pour eux-mêmes ! N’est-ce pas pour les brebis qu’ils sont bergers ?» (Ez 34, 2) Pour le monde, rien de plus naturel et juste que quiconque est seigneur (dominus) « domine », agisse en patron ; il n’en va pas de même parmi les disciples de Jésus cependant, mais celui qui est maître doit servir. « Il ne s’agit pas pour nous d’exercer un pouvoir sur votre foi », écrit saint Paul, « mais de contribuer à votre joie ». (2 Co 1, 24)
Nous trouvons chez saint Pierre la même prescription à l’égard des pasteurs : « Ne commandez pas en maîtres à ceux qui vous sont confiés, mais devenez les modèles du troupeau » (cf. 1 P 5, 3). Dans le ministère pastoral, il n’est pas facile d’échapper à la mentalité de celui qui sait les choses de la foi. Dans l’un des plus anciens documents sur le ministère épiscopal (la Didascalia syriaque), nous trouvons déjà une conception de l’évêque semblable au monarque ; dans son Église, ni Dieu, ni les hommes ne peuvent rien entreprendre sans son autorisation.
C’est souvent sur ce point sensible que le problème de la conversion se pose pour les pasteurs en tant que pasteurs. Quelle résonance empreinte de force et de tristesse dans ces mots de Jésus, après le lavement des pieds : « Moi, le Seigneur et le Maître… » ; Jésus « ne retint pas jalousement le rang qui l’égalait à Dieu » (Ph 2, 6), il n’a pas eu peur de mettre en cause sa dignité divine, de donner libre cours au manque de respect de la part des hommes, mais il s’est dépouillé de ses privilèges, il s’est donné à voir comme un homme parmi les autres (« semblable aux hommes »).
Jésus a vécu simplement ; la simplicité a toujours été le début et le signe d’un vrai retour à l’Évangile. Il faut imiter l’agir de Dieu. « Il n’y a rien qui caractérise autant et mieux l’agir de Dieu – écrit Tertullien – que le contraste entre la simplicité des moyens et des manières extérieures qu’il met en œuvre et le caractère grandiose des résultats spirituels qu’il obtient[3] ». Le monde, pour agir et pour impressionner, a besoin de clinquant ; Dieu, pas !
Il y eut une époque où la dignité épiscopale s’exprimait dans les armoiries, titres, châteaux, armées ; on avait alors des évêques-princes, mais beaucoup plus princes qu’évêques. Sur ce point aujourd’hui, l’Église en comparaison vit une époque en or. J’ai connu un évêque qui trouvait tout naturel de passer chaque semaine quelques heures dans un hospice pour aider les vieillards à s’habiller pour déjeuner ; c’est à la lettre qu’il avait pris la leçon du lavement des pieds. Quant à moi, je me dois de le dire, j’ai reçu au cours de ma vie de plusieurs prélats les plus beaux exemples de simplicité.
Il convient toutefois de garder, même à ce propos, une grande liberté évangélique. La simplicité exige que nous ne nous mettions pas au-dessus des autres. Il ne s’agit cependant pas de toujours nous mettre obstinément au-dessous d’eux pour maintenir les distances, d’une manière ou d’une autre. Non, être simple, c’est accepter d’être comme les autres, dans le quotidien de la vie. Manzoni note avec finesse : « Il y a des personnes qui ont autant d’humilité qu’il en faut pour se mettre en dessous du petit peuple, mais non pour être leurs semblables[4] ».
Parfois le meilleur service ne consiste pas à servir, mais à se laisser servir, comme Jésus qui savait, à l’occasion, aussi être à table et se faire laver les pieds (cf. Lc 7, 38) et qui acceptait, de bon cœur, les services qu’au cours de ses pérégrinations quelques femmes généreuses et aimantes lui rendaient (Lc 8, 2-3).
Il est un autre aspect qu’il faut mettre en valeur au sujet du service : le service fraternel, pour important et saint qu’il soit, n’est ni le premier aspect du service, ni l’essentiel ; d’abord il y a le service de Dieu. Jésus est d’abord et avant tout le « Serviteur de Dieu » ; ce n’est qu’après qu’il l’est des hommes. Il le rappelle à ses parents, quand il leur dit : « Ne saviez-vous pas qu’il me faut être chez mon Père ? » (Lc 2, 49) Il n’hésitait pas à décevoir les foules qui s’étaient déplacées pour l’écouter et se faire guérir, en les délaissant, à l’improviste, pour se retirer dans les lieux déserts où il priait (cf. Lc 5, 16).
Le service évangélique aujourd’hui est lui aussi piégé par le danger de la sécularisation. On assure avec trop de facilité que tout service rendu à l’homme est service de Dieu. Saint Paul parle d’un service de l’Esprit (diakonia Pneumatos) (2 Co 3, 8), et c’est à ce service que sont destinés les ministres du Nouveau Testament. Chez les pasteurs l’esprit de service doit s’exprimer à travers le service de l’Esprit » !
Celui qui, comme le prêtre, est appelé par vocation à un tel service « spirituel », ne sert pas ses frères s’il leur rend mille et un services autrement, mais néglige l’unique qu’on est en droit d’attendre de lui et que lui seul peut rendre. Selon l’Écriture, le prêtre « est établi pour intervenir en faveur des hommes dans leurs relations avec Dieu » (He 5, 1). Quand ce problème surgit pour la première fois dans l’Église, Pierre le résolut ainsi : « « Il n’est pas bon que nous délaissions la parole de Dieu pour servir aux tables […] En ce qui nous concerne, nous resterons assidus à la prière et au service de la Parole. » (Ac 6, 2-4)
Il y a en effet des pasteurs qui sont retournés au service des tables ; ils prennent à cœur toutes sortes de problèmes matériels, économiques, administratifs, parfois même agricoles existant dans leur communauté (dont ils pourraient très bien laisser le soin à d’autres), et ils négligent leur véritable service qui est irremplaçable. Or le service de la Parole exige des heures de lecture, d’étude et de prière.
Immédiatement après avoir expliqué aux Apôtres le sens du lavement des pieds, Jésus leur dit : « Sachant cela, heureux êtes-vous si vous le faites ». (Jn 13, 17) Nous aussi nous serons bénis si nous ne nous contentons pas de savoir ces choses – à savoir que l’Eucharistie nous pousse au service et au partage – mais si nous les mettons en pratique, si possible dès aujourd’hui. L’Eucharistie n’est pas seulement un mystère à consacrer, à recevoir et à adorer, mais aussi un mystère à imiter.
Mais avant de conclure, rappelons-nous une vérité sur laquelle nous avons insisté dans toutes nos réflexions sur l’Eucharistie : l’action de l’Esprit Saint ! Veillons à ne pas réduire le don au devoir ! Nous n’avons pas seulement reçu l’ordre de nous laver les pieds et de nous servir : nous avons reçu la grâce de pouvoir le faire. Le service est un charisme et comme tous les charismes c’est « une manifestation particulière de l’Esprit pour le bien commun » (1 Co 12, 7) ; « Chacun vit selon le don (le charisme !) reçu, le mettant au service des autres », dit l’apôtre Pierre dans sa Première Lettre (1 P 4, 10). Le don précède le devoir et rend son accomplissement possible. C’est « la bonne nouvelle » – l’Evangile – dont l’Eucharistie est le consolant souvenir quotidien.
Saint-Père, Vénérables Pères, Frères et Sœurs, merci pour votre bienveillante écoute et mes vœux les plus chaleureux pour une bonne Semaine Sainte et une joyeuse Pâques. _______________________________________
Traduit par Cathy Brenti de la Communauté des Béatitudes
[1] Isaac de Ninive, Discours ascétiques, 4.
[2] Bernard de Clairvaux, Louanges à Vierge, I, 8.
[3] De baptismo, 1.
[4] Les Fiancés, chap. 38.